
(mise à jour le 13 septembre 2025)
Après une superbe soirée d'ouverture du festival Paysages de cinéastes dans le Parc de la Maison de Chateaubriand le vendredi 5 septembre, marquée par un joli concert où la merveilleuse chanteuse interprète et mélodiste Ella Rabeson interpréta quelques standards de jazz et la projection en plein-air et en avant-première du film "Vie privée" de Rebecca Zlotowski nous sommes revenus dans les très confortables salles du Rex de Châtenay pour démarrer la découverte des longs-métrages en compétition.
Sorda est quasiment une insulte en espagnol. C’est une dure réalité pour tous les malentendants de ce pays qui n’ont même pas ce mot-là à disposition (il n'existe pas en espagnol) pour tempérer leur handicap. Il faudrait donc traduire le titre par sourdingue pour s’approcher du sens initial.
Pour son premier long-métrage la réalisatrice espagnole nous offre un récit à la fois intime et politique, en jouant sur les sensations, le silence et ce qu’on choisit d’écouter. Le film commence avec les chants des oiseaux, les bruits des pas sur les feuilles, et celui des griffes du chien sur les pierres du chemin, auxquels s’ajoutent les clapotis de l’eau. La caméra nous présente un joli couple en pleine entente, vivant en accord avec la nature. La jeune femme élève des poules auxquelles elle donne en récompense des brins de ciboulette. Elle est potière, travaille la terre de ses mains, et nous ressentons une multitude de sensations en la regardant.
Angela est mariée avec Hector. Ensemble ils forment depuis trois ans un couple heureux, malgré la différence d’Angela. Elle peut parler mais elle tape sur la table pour se faire entendre. Comme tous les sourds, elle sait que quelqu’un sonne à la porte grâce au déclenchement concomitant d’une lumière. Elle a quelques difficultés pour communiquer à son travail quand ses collègues signent maladroitement ou ne se placent pas en face d’elle pour lui parler. Et surtout, dans sa famille, être sourd reste une tare. Pourtant sa surdité, elle s’en arrange, son compagnon ayant appris la langue des signes et elle à lire sur les lèvres. Sa grossesse pourrait cependant remettre en cause l’équilibre qu’elle a construit. Le fait que cette invalidité atteigne ou non leur enfant n’est pas une certitude, mais cela pourrait créer un fossé avec elle… alors l’inquiétude grandit d’attendre un bébé qui aurait le même handicap qu’elle …
Lorsque Miriam Garlo avait commencé à envisager de devenir mère, elle a ressenti les peurs universelles de toute femme à ce propos, et même plus car être une mère sourde dans une famille entendante ne lui semblait pas aller de soi. Sa soeur Eva lui a alors suggéré de les écrire autour des deux hypothèses, mettre au monde un bébé sourd ou entendant. Elle s’en est servi pour réaliser un court-métrage, présenté en avant-première en 2021 déjà sous le titre de Sorda et qui, après quelques mois, a été projeté dans de nombreux festivals en obtenant des récompenses internationales. Quatre ans plus tard, en février dernier, les deux sœurs ont présenté le long-métrage Sorda au Festival international du film de Berlin, où Miriam reçut une ovation pour son interprétation remarquable (il faut signaler à cet égard que si le comédien qui joue le rôle du mari a appris la langue des signes, Miriam a dû modifier sa diction pour davantage parler comme les sourds, avec une tonalité plus basse.
Dans la vraie vie Miriam parle parfaitement, lit sur les lèvres et est accompagnée d'un interprète lors des rencontres en public, car la langue des signes est "son moteur au milieu du désert" et lui procure beaucoup de joie. L'actrice et photographe est devenue sourde à sept ans, mais n'a appris à signer ni découvert ni accepté son identité sourde avant ses trente ans et après avoir traversé une profonde dépression. Elle ne souhaite aucunement devenir un modèle mais reconnaît être représentative parmi les personnes sourdes.
Si Eva Libertad Garcia s’est inspirée de l’histoire vraie de sa soeur, et qu’elle l’a choisie comme interprète principale, le film demeure une fiction et est revendiqué comme tel, et surtout pas comme une oeuvre pédagogique ou une critique sociétale. L’actrice a précisé très clairement en interview que la seule chose qu'elle partage avec son personnage, est sa surdité. "Je connais ses forces et ses faiblesses, mais nous n'avons rien en commun, ni dans notre caractère ni dans nos prises de décision. C'est un personnage construit. Je suis une actrice sourde parce que je n'entends pas, mais je construis des personnages dans chaque projet auquel je participe. "
La réalisatrice a imaginé une galerie de personnages qui ne cherchent pas particulièrement à gommer les difficultés et surtout le travail sur le son est exceptionnel, nous faisant parfois "entendre" le monde tel qu’Angela y a accès. Elle filme une famille idyllique parce qu’il y a beaucoup d’amour mais le spectateur comprend que ça ne suffit pas. Le résultat a presque valeur de documentaire. On mesure la douleur d’entendre avec un appareil auditif et on comprend que beaucoup de malentendants y renoncent. La scène de l’accouchement tourne au cauchemar et nous aurions nous aussi arraché le masque de la gynécologue pour pouvoir comprendre les consignes sur ses lèvres. De la même façon qu’après avoir subi une série de maladresses dans notre vie quotidienne, nous aurions comme Angela explosé face à un prothésiste auditif qui ne connaît pas la langue des signes. On le sait bien, quand on n’a pas les mots on en vient aux mains … autrement dit à la violence.
Il faut cependant souligner que dix ans après l’immense succès de La famille Bélier (qui était d’ailleurs le film de clôture de Paysages de cinéastes l’année de sa sortie en 2014) le public français est comme préparé à recevoir une telle histoire. A l’inverse d’Eric Lartigau montrant la difficulté pour une entendante de se libérer du poids familial, Eva Libertad Garcia filme le point de vue du côté de la malentendante au sein d’une famille classique. Et sans avoir recours à l’humour comme le faisait le réalisateur français.
Le spectateur ressent les frustrations de la maman et sa peur de ne pas réussir à communiquer avec son enfant (qui est d’ailleurs une inquiétude universelle), et le mari émeut aussi particulièrement, dans sa volonté de bien faire même s’il passe spontanément plus de temps avec la petite fille avec qui il communique de prime abord plus facilement que la maman.
Le résultat est d’une grande sensibilité. On ne s’étonne pas qu’après avoir encaissé une succession de vexations et d’angoisses, Angela se sente trahie par son conjoint qui teste leur bébé (sans succès) en claquant des doigts à ses oreilles. Finalement Ona sera entendante mais le premier mot qu’elle formulera sera signé, et personnellement je trouve ça logique et pertinent. Plusieurs personnes de mon entourage ont d’ailleurs enseigné à leurs bébés les mots essentiels en employant la langue des signes et la communication avec leurs enfants s’en est trouvée grandement facilitée. Un enfant ne s’exprime pas clairement avec la parole avant l’âge de deux ans alors qu’il peut commencer à signer entre 8 et 9 mois, quand sa motricité et sa capacité à comprendre et imiter des gestes sont suffisamment développées.
Il n’y pas à proprement parler de "musique de film" mais une très jolie chanson qu’on découvre au milieu, que le mari murmure avec ses lèvres et qui revient a capella sur le générique. Il s’agit de Neskaren Kanta interprétée par la chanteuse espagnole Verde Prato en 2021 :
Papi, papi, tienes algo que no tiene nadie
Cuando me miras la boca se me corta el aire
Te asomaste a la ventana al final del día
En el pecho te brillaba una luz prendida
Qué hermoso era tu pecho, una blanca luna
No lo cubras, la camisa solo lo importuna
Qué herida me condena sin guardar reposo
Hondo beso y honda muerte la que hay en tu rostro
Papa, papa, tu as quelque chose que personne d'autre n'a.
Quand tu regardes ma bouche, ma respiration s'arrête.
Tu as regardé par la fenêtre à la fin de la journée.
Une lumière brillait dans ta poitrine
Comme ta poitrine était belle, une lune blanche
Comme ta poitrine était belle, une lune blanche
Ne la couvre pas, la chemise ne fait que la déranger
Quelle blessure me condamne sans repos
Un baiser profond et une mort profonde qui est sur ton visage
Sorda, un film écrit et réalisé par Eva Libertad Garcia
Avec Miriam Garlo (Angela), Álvaro Cervantes (Hector), Elena (Elvira, la mère), Joaquín Notario (Fede, le père)...
Prix du public dans la section Panorama du Festival de Berlin 2025
Prix de la meilleure actrice, Biznaga d'or au Festival de Malaga pour Miriam Garlo
Prix du public, Prix du Jury des Femmes et Prix du Grand Jury du festival Paysages de cinéastes 2025
Sortie en salle le 17 septembre 2025
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Rappel du palmarès du 23ème festival Paysage de cinéastes
Compétition des Longs métrages
Prix du Grand Jury, Prix du Jury des Femmes et Prix du Public: Sorda de Eva Libertad Garcia
Prix du Jury de la Jeunesse: Promis le ciel de Erige Sehiri
Compétition Jeune Public : Olivia de Eva Libertad Garcia
Compétition des Courts métrages
Prix des Scolaires (2 films ex aequo) : Poxo Peanuts de Etienne Grignon et Les Mousses de Guillaume Bailer-Schmitt
Prix du public: Turnaround de Aisling Byrne
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