J'étais prévenue. Les frères Lehman est un livre fleuve (près de 850 pages ... le quadruple en numérique). Par chance sa lecture coule de source et emmène le lecteur dans un flot de paroles qui le bercent, le secouent, l'apaisent ou le font tour à tour réfléchir. Je n'ai pas vu le temps passer.
C'est à peine si j'ai été dérangée par la présence des notes en fin de chapitre et par l'emplacement du glossaire à la toute fin (peu pratique en effet en numérique de surfer entre les pages).
C'est à peine si j'ai été dérangée par la présence des notes en fin de chapitre et par l'emplacement du glossaire à la toute fin (peu pratique en effet en numérique de surfer entre les pages).
La saga commence en septembre 1844. Henry Lehman arrive de Rimpar, Bavière, à New York. Il a perdu 8 kg en 45 jours de traversée. Son credo (p.21) : on ne travaille pas pour vivre. On vit pour travailler.
Il est vite rejoint par ses frères Emanuel et Mayer. Alliant la ruse et la prudence, ils forment à eux trois un groupe soudé "un cerveau, le bras, une patate" qui va assez vite faire fortune dans le commerce des tissus où ils sont tellement convaincus d'être les meilleurs qu'ils le deviennent.
Leur produit phare est alors ce tissu bleu à chaine blanche, que les marins de Gênes (Italie) emploient pour emballer les voiles, qui ne se déchire pas, qu'on appellera bleu de Gênes, ce qui déformé par l'anglais deviendra blue-jeans.
Devant définir leur métier, alors nouveau, ils disent tout simplement : nous sommes des intermédiaires, voilà (p.62). Le concept se déclinera de toutes les manières possible. Ils vendront du sucre, du café (qui venant de contrées plus lointaines comme le Mexique -vous noterez que ce pays apparait dans presque tous les livres de la sélection d'Antony- sera plus facile à négocier), puis se lanceront dans la course à l'industrie. Ils investiront dans le pétrole, dans les moyens de transport malgré leur peur des trains, le commerce du tabac, des ordinateurs et du numérique ... bref dans tout ce qui peut rapporter, en appliquant leur principe de base : ce qui compte c'est la valeur, pas l'argent (p.171).
Leur position financière est consolidée par des mariages qui scellent de fructueuses alliances. Leur statut social ne cesse de grimper et du même coup leur place au Temple se rapproche du premier rang, le plus prestigieux. L'enseigne Lehman Brothers est devenue Lehman Brothers Bank car enfin c'est le commerce de l'argent qui devient leur spécialité en inventant la cession de dettes. Ils prêtent à tout le monde, et en cas de guerre, ils traitent avec chacun des camps opposés. Victoire assurée pour eux.
Ce sont autant des workalcoolic que des précurseurs en relations publiques, domaine d'excellence de Mayer qui invente la recette du pâté en croute de dinde à la grenade, puis la sauce de tomates vertes ... et surtout le gâteau à l'anis épicé (au sucre Lehman de Louisiane) qui achève de convaincre leurs prospects de signer avec eux après avoir fait bombance.
Tout est vrai, assure Stefano Massini, les faits, comme les tempéraments des personnages. Son art est d'avoir utilisé ces données comme des ingrédients pour construire un roman en lui insufflant une forme de poésie et de lyrisme qui en fait une épopée abolissant la limite entre réel et surnaturel, roman et documentaire. Son travail est considérable puisque l'oeuvre a existé d'abord sous forme d'un texte pour le théâtre. L'écrivain est d'ailleurs avant tout un auteur de théâtre.
La force de cette saga est bien entendu aussi de traverser plus d'un siècle en retraçant l'évolution des mentalités et des modes de vie. Arthur incarne l’obsession des chiffres, mais il annonce aussi le rôle des algorithmes qui conditionne aujourd'hui nos comportements.
Le plus lourd de conséquences, et le livre l'amène avec finesse, c'est le changement de religion. Les nouveaux dieux se nomment "consommation-marketing-communication" et l'argent est devenu le nouveau viatique. Le texte est scandé par des citations de la Bible ou du Talmud autant que par des lignes de chiffres. A la fin une salle des marchés se substitue au Temple pour finir par se diluer elle aussi derrière des écrans.
Mais l'argent est un fantôme, des chiffres, de l'air (p. 381). L'empire Lehman s'écroule. Nous sommes le 15 septembre 2008 et la banque fait faillite. Le roman d'aventure ne connait pas la happy end requise dans le domaine. C'est la (vraie) vie ! L'Amérique est un cheval qui galope comme un dératé (p. 189) et deux cents pages plus loin le cheval git, à bout de souffle.
Il ne faut pas s'effrayer de la longueur du récit qui, je le répète, se lit très aisément. Certains chapitres sont des petits bijoux, comme la scène de séduction (p. 432) empruntant des dialogues au cinéma.
Au-delà de l'aventure économique d'une des plus grandes banques mondiales cet ouvrage nous incite à réfléchir sur la notion de confiance et sur le sens du verbe "acheter" : si nous persuadons le monde entier qu'acheter c'est vaincre, alors acheter signifiera vivre (...) L'idée est de briser la vieille barrière qui se nomme besoin (p. 472).
On se demande quel plateau de la balance penchera dans le siècle à venir, celui de l'argent (toujours puissant) ou celui de la décroissance qui s'organise autour des mouvements dits "slow". Qui a dit que l'histoire est un perpétuel recommencement ?
Il est vite rejoint par ses frères Emanuel et Mayer. Alliant la ruse et la prudence, ils forment à eux trois un groupe soudé "un cerveau, le bras, une patate" qui va assez vite faire fortune dans le commerce des tissus où ils sont tellement convaincus d'être les meilleurs qu'ils le deviennent.
Leur produit phare est alors ce tissu bleu à chaine blanche, que les marins de Gênes (Italie) emploient pour emballer les voiles, qui ne se déchire pas, qu'on appellera bleu de Gênes, ce qui déformé par l'anglais deviendra blue-jeans.
Devant définir leur métier, alors nouveau, ils disent tout simplement : nous sommes des intermédiaires, voilà (p.62). Le concept se déclinera de toutes les manières possible. Ils vendront du sucre, du café (qui venant de contrées plus lointaines comme le Mexique -vous noterez que ce pays apparait dans presque tous les livres de la sélection d'Antony- sera plus facile à négocier), puis se lanceront dans la course à l'industrie. Ils investiront dans le pétrole, dans les moyens de transport malgré leur peur des trains, le commerce du tabac, des ordinateurs et du numérique ... bref dans tout ce qui peut rapporter, en appliquant leur principe de base : ce qui compte c'est la valeur, pas l'argent (p.171).
Leur position financière est consolidée par des mariages qui scellent de fructueuses alliances. Leur statut social ne cesse de grimper et du même coup leur place au Temple se rapproche du premier rang, le plus prestigieux. L'enseigne Lehman Brothers est devenue Lehman Brothers Bank car enfin c'est le commerce de l'argent qui devient leur spécialité en inventant la cession de dettes. Ils prêtent à tout le monde, et en cas de guerre, ils traitent avec chacun des camps opposés. Victoire assurée pour eux.
Ce sont autant des workalcoolic que des précurseurs en relations publiques, domaine d'excellence de Mayer qui invente la recette du pâté en croute de dinde à la grenade, puis la sauce de tomates vertes ... et surtout le gâteau à l'anis épicé (au sucre Lehman de Louisiane) qui achève de convaincre leurs prospects de signer avec eux après avoir fait bombance.
Tout est vrai, assure Stefano Massini, les faits, comme les tempéraments des personnages. Son art est d'avoir utilisé ces données comme des ingrédients pour construire un roman en lui insufflant une forme de poésie et de lyrisme qui en fait une épopée abolissant la limite entre réel et surnaturel, roman et documentaire. Son travail est considérable puisque l'oeuvre a existé d'abord sous forme d'un texte pour le théâtre. L'écrivain est d'ailleurs avant tout un auteur de théâtre.
La force de cette saga est bien entendu aussi de traverser plus d'un siècle en retraçant l'évolution des mentalités et des modes de vie. Arthur incarne l’obsession des chiffres, mais il annonce aussi le rôle des algorithmes qui conditionne aujourd'hui nos comportements.
Le plus lourd de conséquences, et le livre l'amène avec finesse, c'est le changement de religion. Les nouveaux dieux se nomment "consommation-marketing-communication" et l'argent est devenu le nouveau viatique. Le texte est scandé par des citations de la Bible ou du Talmud autant que par des lignes de chiffres. A la fin une salle des marchés se substitue au Temple pour finir par se diluer elle aussi derrière des écrans.
Mais l'argent est un fantôme, des chiffres, de l'air (p. 381). L'empire Lehman s'écroule. Nous sommes le 15 septembre 2008 et la banque fait faillite. Le roman d'aventure ne connait pas la happy end requise dans le domaine. C'est la (vraie) vie ! L'Amérique est un cheval qui galope comme un dératé (p. 189) et deux cents pages plus loin le cheval git, à bout de souffle.
Il ne faut pas s'effrayer de la longueur du récit qui, je le répète, se lit très aisément. Certains chapitres sont des petits bijoux, comme la scène de séduction (p. 432) empruntant des dialogues au cinéma.
Au-delà de l'aventure économique d'une des plus grandes banques mondiales cet ouvrage nous incite à réfléchir sur la notion de confiance et sur le sens du verbe "acheter" : si nous persuadons le monde entier qu'acheter c'est vaincre, alors acheter signifiera vivre (...) L'idée est de briser la vieille barrière qui se nomme besoin (p. 472).
On se demande quel plateau de la balance penchera dans le siècle à venir, celui de l'argent (toujours puissant) ou celui de la décroissance qui s'organise autour des mouvements dits "slow". Qui a dit que l'histoire est un perpétuel recommencement ?
Les frères Lehman de Stefano Massini, Traduit de l’italien par Nathalie Bauer, éditions Globe, 5 septembre 2018
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