J’ai retrouvé toutes les qualités d’écriture que j’avais tant aimées dans Le chien de Schrödinger. Dans ce second roman, Martin Dumont place une nouvelle fois le récit dans cet univers qu’il excelle à décrire, un bord de mer, non situé d’ailleurs, quelque part au bord d’un océan, sans doute atlantique.
Ici, on ne parle que de ça. Du pont. Bientôt, il reliera l’île au continent. Quand certains veulent bloquer le chantier, Léni, lui, observe sans rien dire. S’impliquer, il ne sait pas bien faire. Sauf auprès de sa fille. Et de Marcel qui lui a tant appris : réparer les bateaux dans l’odeur de résine, tenir la houle, rêver de grands voiliers. Alors que le béton gagne sur la baie, Léni rencontre Chloé. Elle ouvre d’autres possibles. Mais des îles comme des hommes, l’inaccessibilité fait le charme autant que la faiblesse.
Cette île aurait pu être n’importe laquelle, Ré ou Oléron, avant qu’elles ne soient reliées au continent. Mais elle peut aussi bien être la métaphore d’une vie en vase clos au sein d’une communauté.
J’ai choisi une photo de celle où je me trouve en ce moment, et vous remarquerez que le pont n’y trace qu’un léger pointillé. Il s’oublie, surtout en période de confinement ou de couvre-feu. De toute façon, une île reste une île, même si la spécificité devient au fil des années plutôt d’ordre psychologique. On s’y sent toujours dans un endroit particulier.
D’ailleurs elle garde toujours le même nom, et seuls les snobs se rendent à Ré. Mais il est vrai comme on peut le lire (p. 46) : Un pont, ça veut dire plus de bagnoles. Je suis sûr qu’on va même voir débarquer des camping-cars ! Non, c’est de la connerie cette histoire. Moi, je suis d’accord pour dire que le ferry c’est pas la panacée. Mais quand même, ça limite le trafic. On va passer d’une dizaine de places disponibles pour les voitures à une route qui les laisse toutes passer. T’imagines le bordel !
Je peux vous dire qu’hier, le passage du couvre-feu de 19 à 21 heures s’est bien senti là où je me trouvais avec un retour aux embouteillages comme en pleine saison estivale.
L’auteur architecture le scénario en cinq grandes parties auxquelles il donne les titres de Fondations, Piles, Tablier, Équipements et Inauguration, cette dernière ne laissant pas place au doute, le pont se fera, quelles que soient les oppositions. Son écriture est masculine, et néanmoins d’une sensibilité très fine. Ses personnages sont la plupart empêchés de dire leurs émotions (sauf au lecteur). Ils n’en sont que plus touchants. Qu’il s’agisse de Marcel dont l’heure de la retraite approche, et qui persiste à vouloir tenir sa petite entreprise de chantier naval à bout de bras, de Karim qui continue à espérer un meilleur avenir professionnel, de Léni qui ne sait trop s’il doit se résigner à une vie de papa solo, comme on le dit des mamans célibataires.
J’ai ressenti une souffrance comparable à celle des paysans qui gagnent de moins en moins d’argent à mesure qu’ils se tuent de plus en plus à la tâche, … quand une vie ne vaut plus rien (p. 50). Martin Dumont raconte avec les mots justes l’impression étouffante que la vie n’était qu’une succession d’échecs. Des petits, rien de vraiment grave; mais quand même, une pente descendante. Une sorte de chute au ralenti (p. 73). C’est d’autant plus poignant que les protagonistes ont à peine trente ans.
Dans un tel contexte la construction du pont est vécue comme la fin annoncée d’un monde, du leur. Et leur opposition s’accorde avec les sacrifices qu’on était prêt à faire pour préserver son territoire (p. 47). On trouvera malgré tout les inquiétudes récurrentes à cette problématique. Outre la crainte de l’afflux de monde (et de la perte d’une tranquillité séculaire) la question du péage divisera, comme partout. Le sujet revient régulièrement ici aussi sur l’île d’Oléron, dont on dispenserait les autochtones pour rallier leur suffrage lors d’un référendum.
J’ai suivi, sans en perdre une miette, tout ce qui se joue entre les uns et les autres. Je me suis énervée toute seule à les savoir appliquer des produits toxiques sur les coques des bateaux sans porter de masque. Je le suis sentie rassurée de constater l’entraide qui les réunit tous. J’ai frémi, et j’ai eu envie de crier à Léni, comme le fait son patron (p. 149) : Quand est-ce que tu vas arrêter ton cirque ? C’est bon … je gère … Des conneries ! Tu gères rien du tout, la preuve !
Je lui ai tout pardonné rien que pour cet aveu de ne pas réussir à parler, à dire ces mots trop grands pour moi (p. 121). Et je le suis réjouie (en bonne bourguignonne que je reste, même ici) quand ils ont ouvert une bouteille de Pommard pour fêter joyeusement la signature d’une commande extraordinaire.
J’ai tout aimé de ce roman qui oscille constamment entre pessimisme et optimisme avant de se stabiliser dans une forme de réalisme.
Martin Dumont est né en 1988. Il a fait des études d’ingénieur en Bretagne, où l’on dit qu’il s’est pris de passion pour la voile. Aujourd’hui architecte naval à Paris, il rejoint dès qu’il le peut le Morbihan pour naviguer. Rien d’exceptionnel à ce qu’il maitrise si bien le lexique marin et le coeur de ces hommes là.
Tant qu'il reste des îles de Martin Dumont, Les Avrils, en librairie depuis octobre 2020
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire