Christophe Perruchas connaît bien l’univers de la communication. Il a été directeur de création, dans quelques grandes agences de publicité parisiennes. Ce n’est pas rien de le souligner parce que son roman, très documenté, et ponctué d’expressions propres au lexique de ce milieu, a de quoi soulever le coeur.
Oui, le monde de la publicité n’est pas tendre. Pas du tout. J’ai travaillé dans ce milieu pendant une vingtaine d’années. J’y ai connu mes plus beaux moments, professionnellement parlant, les plus éprouvants aussi. Si j’ai été épargnée du harcèlement dénoncé dans Sept gingembres j’ai par contre subi une pression dont personne, à l’époque, ne soupçonnait la dimension.
On ne savait pas grand chose des méthodes de management qui étaient alors testées dans cet univers. Mon patron proposait un comprimé de Prozac comme il aurait tendu un chewing-gum à chaque personne qu’il sentait au bord de la crise de nerfs. Combien de fois a-t-on supprimé mes vacances au motif que mon départ risquait de mettre tel ou tel dossier en péril… Ce monde de paillettes semblait idyllique vu de l’extérieur. Il ne pouvait pas y avoir d’oreilles compatissantes.
Dans ce roman, plutôt binaire, le dedans et le dehors s’opposent. La couverture choisie par Christophe Perruchas en est la parfaite illustration. Je ne dévoile pas grand chose en vous disant que les deux alternatives sont le normal versus l’anormal. Mais cela, le lecteur mettra du temps à le comprendre. Et encore plus à admettre qu’Antoine est peut-être plus à plaindre qu’à blâmer.
L’auteur décrit avec une cruauté extrême les agissements du personnage principal, sans nous permettre de lui trouver la moindre excuse. Et sans chercher à minimiser quoi que ce soit qui se pratique dans ce nano milieu, comme il le qualifie. L’exercice de la contrition, de la bienveillance, n’est pas le plus évident pour un garçon comme moi, reconnaît-il (p. 17). Il analyse avec la même froideur le monde économique qui nous serre à la gorge et pour lequel il n’a pas de mots doux : tout est en place pour un nouveau type de fascisme bienveillant (l’expression est en italiques p. 26), où les pouacres (détenteurs de fonds de pension américains) broient nos couilles.
Les chapitres s’enchaînent un peu comme autant d’épisodes d’une implacable investigation. Est-ce parce que c’est souvent dur à avaler qu’il a inséré des sortes de fantaisies narratives, au nombre de sept, justifiant le titre ? Par allusion à la tradition gastronomique japonaise de manger une lamelle de gingembre entre chaque plat pour éviter la contamination de la saveur précédente. Faut-il voir un hasard ou de l’humour dans le premier gingembre qui est un croque-monsieur ? Les commentaires œnologiques de l’auteur sont en tout cas d’une pertinence inouïe et témoigne d’une belle connaissance de la gastronomie.
J’ai accessoirement appris que le coût de fonctionnement d’une minute de bloc opératoire était de 11 euros. Chacun se termine sur une phrase brève qui sonne d’un claquement sec. Antoine se révèle comme père, ami, patron, collègue et mari. Il a à peine conscience de mal faire. L’épisode du dépeçage du lapin (p. 103) a sans doute traumatisé son jugement. Pourtant il sait qu’on n’hésitera pas s’il devient un problème (p. 17) mais l’homme n’a pas l’habitude de réfréner une pulsion. C’est plus fort que lui et il flirte avec un sentiment d’impunité. Jusqu’à ce que la tendance s’inverse, ou qu’un grain de sable ne compromette le système. Il comprend que la situation a basculé : si tu ne fais pas partie de la solution, c’est que tu es le problème (p. 117). Il ne fallait pas appuyer sur le bouton nucléaire, selon sa qualification du mouvement #metoo (p. 95).
Finis les « Pouce pouce coeur like like like coeur like » qui le réconfortaient sous les photos qu’il postait sur la timeline de ses réseaux sociaux favoris. Antoine ne prendra plus le lead sur rien. Et je comprend que pour certains lecteurs, même avec une lamelle de gingembre ça ne puisse pas passer et que ce livre leur reste en travers de la gorge.
Sept gingembres est un portrait sans concession sur notre époque. On pourra estimer que l’auteur exagère, refermer ce premier roman d’un claquement offensé. Il n’empêche que Christophe Perruchas a raison. La guerre aura lieu. Ce sera un conflit mondialisé sur fond de désastre écologique. Les bien-pensants n’auront rien évité. Et qu’on ne dise pas que j’absous les prédateurs, loin de là.
Né en 1972 à Nantes, Christophe Perruchas avait commencé ce roman en allant visiter quelqu’un à Sainte Anne. Il a manifestement un bel intérêt pour la folie car le thème de son second roman, dont la sortie est prévue pour août 2021, traitera du syndrome de Diogène. Sachez que pour lui, écrire c’est déranger. Il n’a pas fini de gagner son pari.
Sept gingembres de Christophe Perruchas, éditions du Rouergue, en librairie depuis août 2020
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