Pascal Manoukian connait bien l'univers pictural. Le paradoxe d'Anderson est enrichi de multiples références à des oeuvres majeures de la peinture. A-t-il, comme Pierre Bonnard, dont il nous rappelle qu'il venait en catimini dans les musées retoucher ses tableaux (p. 27), procédé lui aussi à des ajustements pour rendre encore plus juste le portrait qu'il fait de la France hachée par la "destruction créatrice" (p. 36) de ses outils de production, qu'ils soient industriels ou agricoles ?
Le paradoxe d'Anderson est d'une incroyable beauté et irradie d'amour. Pourtant, c'est un livre qu'il faut classer parmi les romans noirs. Si, à certains moments, on sent s'opérer une tendance au renversement de situation n'allez pas imaginer que la fin sera heureuse comme dans l'album des Trois brigands de Tomi Ungerer où la riche petite fille réussit à sauver sa peau tout en apportant le bonheur à ses ravisseurs.
Tomi avait publié cet album en 1968. On rêvait encore en ce temps là … Et ce ne sont pas les prières à Saint-Gilles sous l'arbre à loques, une tradition pratiquée surtout en Picardie et en Belgique (mais aussi sous une autre manière par exemple au Japon et au Mexique), qui seront d'une quelconque efficacité. D'ailleurs la plupart des ormes centenaires ont été touchés par la graphiose et ont dû être abattus dans les années 80. Il n'y a pas que les usines qui disparaissent.
Les gens de ma génération ont été quasi harcelés par leurs parents qui opposaient l'injonction "Passe ton Bac d'abord" à toute demande d'émancipation ou de distraction. Ils en avaient été privés alors, forcément, ils croyaient que les diplômes auraient vertu de pass économique pour leurs enfants dont ils rêvaient qu'ils auraient une vie meilleure que la leur.
Rétrospectivement, on peut considérer que leur vie aura été plus belle. Toujours est-il qu'aujourd'hui les niveaux universitaires ne protègent de rien, surtout quand on est issu d'une famille ouvrière.
À 17 ans, Léa ne s’en doute pas encore. À 42 ans, ses parents vont le découvrir. La famille habite dans le nord de l’Oise, où la crise malmène le monde ouvrier. Aline, la mère, travaille dans une fabrique de textile, Christophe, le père, dans une manufacture de bouteilles. Cette année-là, en septembre, coup de tonnerre, les deux usines qui les emploient délocalisent. Ironie du sort, leur fille se prépare à passer le Bac, section "économique et social". Pour protéger Léa et son petit frère, Aline et Christophe vont redoubler d’imagination et faire semblant de vivre comme avant, tout en révisant avec Léa ce qui a fait la grandeur du monde ouvrier et ce qui aujourd’hui le détruit. Comme le paradoxe mis en évidence par le sociologue américain Charles Arnold Anderson (1907-1990) en 1961. L’acquisition par un étudiant d'un diplôme supérieur à celui de son père ne lui assure pas, nécessairement, une position sociale plus élevée.
Cette dure réalité, on la connait bien. Elle est développée dans plusieurs des romans de la sélections des 68 premières fois, récemment chroniqués. Je ne citerai que Les nuits d'été où Thomas Flahaut reprend la même thématique, en l'installant en Franche-Comté.
La différence avec l'oeuvre de Pascal Manoukian est que d'une part elle est antérieure (comment ai-je pu ne pas le lire à sa sortie en 2018 ?) et que son livre réussit la prouesse de nous laisser de l'espoir, même si, arrivée à la page 80 je me doutais que tout ne soit déjà "plié". Qu'allait-il se passer de pire, ou de meilleur, au long des 200 pages restantes ?
Le style est extrêmement vif, plaçant le lecteur en immersion avec des personnages décalés, et néanmoins très représentatifs de celle que les journalistes caractérisent de "France d'en bas". Deux ans après sa publication il n'a rien perdu de son dynamisme. Et de sa valeur d'alerte. Comme s'il n'était quand même pas trop tard pour inverser le processus. Il donne quelques pistes et nul besoin d'être docteur en économie pour les comprendre et agir plutôt que de se sentir coupable mais soulagé que la crise touche (pour le moment) d'autres personnes que nous (p. 50).
Le personnage de Léa est à ce titre porteur d'espoir. Elle a appris que dans l'Acatama les paysans ont résolu le problème de l'eau en tendant des filets au sommet des montagnes qui surplombent le désert. Le matin, les brumes de chaleur montent, alors les nuages se prennent dans les mailles et perlent en millions de gouttelettes. (.…) Depuis, elle veut partir travailler partout où ce qui ne vaut plus rien chez nos a encore de la valeur (p. 70).
Photographe, journaliste, réalisateur, Pascal Manoukian a couvert un grand nombre de conflits. Ancien directeur de l’agence Capa, il se consacre à l’écriture. Il a notamment publié, aux éditions Don Quichotte, Le Diable au creux de la main (2013), Les Échoués (2015) et Ce que tient ta main droite t’appartient (2017).
Le paradoxe d'Anderson de Pascal Manoukian, éditions du Seuil. Rentrée littéraire automne 2018
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