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samedi 20 avril 2013

Tomi Ungerer, éternellement Esprit Frappeur


J'ai partout lu et entendu que Tomi Ungerer était une figure archétypale de la subversion. Cette étiquette masque une réalité plus subtile. Ce n'est pas l'adjectif "subversif" qui me serait venu spontanément pour le qualifier. Facétieux serait plus juste. Ses actions de rebellion sont toujours au service d'une cause et l'homme est un pacifiste convaincu.

Quand il prétend faire sauter les tabous c'est pour mieux focaliser l'attention sur le beau et le bon.

Cet amoureux des mots et des formules pourrait faire le bonheur des tweetophiles mais j'ai constaté qu'il demeurait sur la réserve. Quand Bernard Pivot tweete à tout va, et trouve même le moyen d'en faire un livre, Tomi est peu bavard. On pouvait lire il y a tout juste deux mois : Wash your tongue before you start a conversation!

Je prends le conseil à mon compte et j'avance prudemment dans l'écriture de ce billet avec pour principal objectif de vous faire découvrir quelques facettes de ce créateur de génie.

Si vous cherchez une biographie complète de Tomi Ungerer (Son nom se prononce Ounguéraire) ce n'est pas ici que vous la trouverez. Il me faudrait plusieurs chapitres et d'autres se sont livrés mieux que moi à l'exercice. Je vous recommande de commander le numéro spécial que l'Ecole des loisirs lui a consacré en remplissant cette fiche, rubrique "mon écrivain préféré". Elle vous sera adressée gratuitement.

Un homme qui travaille sans relâche

L'affiche du film ne trompe pas : on le voit un crayon à la main. Il reconnait en interview travailler de façon presque maladive. Quand on le regarde dessiner on surprend des gestes de chef d'orchestre. On pourrait expliquer cette boulimie par son obsession de la mort et ses angoisses, j'y reviendrai. On pourrait aussi invoquer son souci de la perfection. Plutôt que d’avoir recours à une gomme il préférera prendre une nouvelle feuille blanche et refaire le dessin. Jusqu'à ce qu'il estime le résultat satisfaisant, encore qu'il prétende ne jamais avoir atteint la perfection. Il commente avec humour que chaque dessin réussi (et encore) est l'aboutissement d'une série d’avortements.

Il faut le voir maugréer devant ses premières oeuvres, leur trouvant de multiples erreurs que notre oeil ne perçoit pas du premier coup. Et pourtant il estime qu’un dessin parfait est ennuyeux. Et il aurait aimé conserver la fraicheur et l’innocence de ses débuts. Il craint même de savoir trop bien dessiner aujourd’hui , estimant que les planches naturalistes qu’il a faites sur l’Irlande seraient trop parfaites. Si le complexe d’infériorité, très alsacien au demeurant, reste ancré dans sa nature, il n'est pas à une contradiction près.

Ce qui est significatif, c'est aussi sa manie d'accumuler. Il ne détruit rien. Tout est conservé, on se demande pourquoi, peut-être pour se rassurer sur la quantité de travail fourni. Du coup il a des milliers de croquis.

Un collectionneur dans l'âme

Il garde ses esquisses et il thésaurise tout ce qu'il trouve. Sa collection de jouets dépasse 6000 pièces. Surtout des mécanismes. Là encore nul besoin d'être féru en psychanalyse pour deviner le poids familial. Il est le fils d'un fabricant d'horloges historien et astronome. Tomi a perdu son père à trois ans, bien avant d'avoir épuisé les jeux de l'enfance avec lui. Alors c'est tout seul qu'il faisait rouler ses modèles réduits sur le toit de son appartement new-yorkais. Il affectionne particulièrement les automates et tout ce qui s'actionne avec des rouages.
Ce sont ses propres jouets qui lui ont servi de modèle pour Jean de la lune.

Il fait le bonheur des musées car il donne beaucoup. Le Musée de l'image d'Epinal dispose de quelques oeuvres. Thérèse Willer, directrice du musée qui lui est consacré à Strasbourg, a reçu sept mille dessins originaux, plusieurs centaines d’affiches et de sculptures, sa collection personnelle de trois mille cinq cent jouets et jeux, des archives familiales, des articles de presse et des photographies, constituent ainsi un fonds documentaire d’une grande cohérence.

Autant international que régionaliste

Jean-Thomas, dit Tomi, est né le 28 novembre 1931 à Strasbourg. Son enfance est marquée par les difficultés d'être Alsacien pendant la seconde guerre mondiale. Un mot d’alsacien, prononcé même hors de l’école, pouvait valoir deux heures de retenue, et surtout le mépris des camarades plus jeunes de quelques années.

On peut très bien apprendre une langue avec un couteau sur la gorge. C’est ce qu’il a fait en trois mois avec l’allemand. Loin d'être devenu réfractaire à la langue de Goethe il la parle parfaitement et il oeuvrera à rapprocher la France et l'Allemagne dès que sa position d'artiste lui en fournira l'occasion.

Lassé d’être balloté entre l’Allemagne et la France, où sa parfaite maitrise de la langue allemande lui vaut d'être traité de sale boche, il s'expatrie aux Etats-Unis. Son geste relève davantage de la fuite que de la révolte. Et l’amour du jazz et du blues ne sont pas étrangers à sa détermination.

Il y a quelque chose de très personnel dans le personnage de Jean de la Lune qui déguerpit dans la forêt pour fuir les militaires soviétiques des forêts norvégiennes.
Il part tenter sa chance en Amérique avec un carton de dessins et quelques dollars en poche. Rien de plus. Ayant été élevé dans une atmosphère protestante, il croit alors tout savoir du puritanisme. C'est d'ailleurs sûrement de là qu'est née sa passion pour les paillardises, en vieux françois de préférence.

On a  une fausse image de la liberté qui règne soit-disant aux States. L'Amérique est ultra conservatrice. Elle n'apprécie pas les remises en cause de l'affichiste. Son nom est inscrit sur la liste noire des bibliothécaires et ses livres (pour enfants) seront exclus du prêt. C'était une époque où les philatélistes américains n'avaient pas le droit de posséder des timbres chinois. On ne peut pas imaginer une telle censure et pourtant Tomi Ungerer était encore banni dans les années 90 alors qu'il reçoit le si prestigieux Prix Andersen en 1998. Quelle revanche !

Tomi demeure reconnaissant à la ville de New York de lui avoir permis de faire éclore son talent. Sa fascination pour l'Amérique est restée intacte. Il a cédé une partie de ses oeuvres à un musée du Massachusetts. Mais il partira désormais vivre en Irlande où il se sent davantage en paix que nul part ailleurs : toutes mes facettes ont trouvé place ici, dit-il les larmes aux yeux.

Une identité forgée par le traumatisme


Ce fut la mort du père, dont il dit n'avoir jamais fait le deuil. Est-ce un hasard si son père était lui aussi dessinateur. Même si ce n'était pas son métier il avait un talent remarquable, dans un style très figuratif et romantique.

Ce fut aussi l'empreinte du nazisme qui l'a rendu réfractaire à toute forme de totalitarisme. Il est donc choqué de voir les français brûler la bibliothèque de Strasbourg après la guerre au motif qu'elle a été constituée par des nazis. La guerre est absurde répète Tomi qui la dénonce dans ses affiches et dans ses livres.

Il dit avoir connu la foudre et affirme être la première victime de sa paranoïa qui l'entraine chaque nuit dans des cauchemars. Le documentaire que lui consacre Brad Bernstein le montre en pleine crise de panique. Trop d'idées continuent de l'assaillir et l'âge n'a rien arrangé même si la mort ne l'effraie pas.

Quand il exprime que la ségrégation qu'il a découverte aux USA est d'une gravité comparable au fascisme (le père de sa première compagne était shérif dans le Texas et lui a fait part de scènes horribles) ou qu'il relate que par le bouche à oreille on savait que les nazis fabriquaient du savon avec de la chair humaine en Pologne ... les faits sont dits avec émotion et pudeur.

Je les entend encore résonner quand je regarde les affiches qu'il a dessinées contre la guerre du Vietnam et je ne les vois pas subversives mais nécessaires, tout simplement.

Ses mots sont aussi incisifs que ses traits de crayon. En voici un petit florilège témoignant de sa force de caractère : Don't hope, cope ! que l'on pourrait traduire par Ne te satisfait pas d'espérer, réussis ! Les livres doivent donner le goût de la vie aux enfants même si ce goût est amer.

Voilà pourquoi on ne trouve pas de gentils petits lapins ni des petites souris craquantes dans ses albums.  Il choisira de donner une belle place au serpent, au crocodile, à la chauve-souris ou au vautour. Et la peur est un sentiment constitutif de chacune des histoires qu'il écrit.
Les êtres humains sont des machines et je ne m'étonne pas de sa vision érotique du corps de la femme. Ce n'est pas du goût de tout le monde ... mais il ne faut pas s'arrêter au bord de la feuille. Tomi est un formidable conteur, éternellement charmeur et le sourire s'entend dans les confidences qu'il fait à la caméra.
L'humour est caustique mais il peut aussi être tendre.

Il cumule les talents
On a le sentiment que Tomi Ungerer sait tout faire. Il s'est imposé comme illustrateur de presse, de livres pour enfants, de publicités commerciales et de posters militants, et dans tous les domaines. Je ne donnerai que deux exemples dans le secteur de l'affiche. Il a conçu toutes celles du film le Docteur Folamour. C'est lui aussi qui a imaginé ce joyeux bonhomme pour la Fête de la musique en 1985.
Un homme de valeurs et de défis

Tomi affirme vivre dans le doute pour rester ouvert à l'imprévu. S'il était un bateau on pourrait le baptiser le Pourquoi pas. Je suis un homme de contradiction toujours prêt à avoir une autre opinion. J’ai beaucoup de préjudice (il se trompe avec le mot préjugés, joli lapsus).

Il faut donner au destin une destinationLes langues n’ont pas de passage à niveau (rien ne les arrête).

Il a contribué à permettre aux allemands de réapprendre à chanter après la guerre en leur rappelant leur patrimoine avec un livre de chansons illustrées.

Il est responsable que le français soit la première langue étrangère enseignée dans le pays de Bade et non l’anglais, au motif que la France est le pays frontalier. Il estime que ce principe devrait être généralisé pour permettre une meilleure communication entre deux pays voisins.

Un homme qui est resté simple

De sa vie privée on sait très peu de choses. Il s'est marié une première fois aux Etats-Unis pour obtenir la fameuse carte verte. Il raconte en riant ce mariage blanc avec ... une certaine Nancy White. Ce serait difficile d'inventer plus drôle.

Il a épousé Miriam Strandquest en 1959 et de leur union naîtra Phoebe. Il rencontre Yvonne Wright à New York en 1970. Ils décident en 1971 de s'installer dans une ferme d'une presqu'île de la Nouvelle-Ecosse au Canada.

Ils s'installeront ensuite en Irlande où naîtront Aria, Lukas et Pascal. Tomi vit toujours paisiblement en Irlande. Le succès ne l'a pas amené à se prendre au sérieux et il n'est pas devenu un enfant gâté. Il n'a jamais arrêté de travailler. Pas question pour lui de s'endormir sur un lit de lauriers.

Grand amateur de mots croisés, il s'attelle chaque jour à ceux du New York Times et du Herald Tribune. Cette gymnastique le pousse à inventer des mots, une habitude qui est ancrée dans l'enfance car la langue allemande est familière de l'exercice. Il note dans un carnet les petites phrases qui lui viennent à l'esprit. je l'ai entendu donner en exemple au cours d'une interview : tous les tiroirs ne sont pas commodes. Je vous le disais au début de ce billet, il aurait du succès s'il tweetait davantage.

Il vient de terminer un nouvel album Maître des brumes qui est un hommage à ces irlandais qu'il aime tant : « Ce livre est dédié à l’Irlande et à tous les gens qui nous ont accueillis à cœur ouvert ». On espère qu'il est heureux en Irlande mais rien n'est sûr quand on découvre la définition qu'il donne du mot bonheur : c’est une illusion avant qu’elle soit perdue.

Maître des brumes m'a semblé être un prolongement de Jean de la Lune. J'avais présenté ici en janvier le film de Stephan Schesch, Jean de la Lune, adapté de son conte graphique. C'est une réussite, tant par sa fidélité à l’esprit et au graphisme du conte, que par sa poésie et c'est l'occasion d'entendre la voix si particulière de Tomi qui interprète le narrateur.
Sans oublier bien entendu le long métrage que Brad Berstein lui a consacré et qui est remarquable. Cette personnalité hors du commun mérite bien le surnom d'Esprit Frappeur. Il est sorti en décembre 2012 au cinéma, juste après Jean de la Lune et je vous le recommande aussi bien en DVD que sur grand écran.
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Bibliographie sélective en français :

1968, Les Trois Brigands, L’Ecole des loisirs
1969, Jean de la Lune, L’Ecole des loisirs
1971, Le Chapeau volant, L’Ecole des loisirs, en Lutin poche
Guillaume l'apprenti sorcier Albums  LP 1971
Géant de Zeralda (Le) Albums  LP 1971
Grosse bête de Monsieur Racine (La) Albums  LP 1972
1974, Allumette, L’Ecole des loisirs, en Lutin poche
Pas de baiser pour Maman Mouche   1976
1978, Les Mellops font de l’avion, L’Ecole des loisirs
1978, Cricor, L’Ecole des loisirs

Émile Albums  LP 1978
Orlando Albums  LP 1980
Crictor Albums  LP 1980
Adelaïde Albums  LP 1980
Papaski Lutin poche   1992

Flix Albums  LP 1997
Trémolo Lutin poche   1998
1999, Otto, L’Ecole des loisirs
2000, Le Nuage bleu, L’Ecole des loisirs
A la guerre comme à la guerre Médium   2002
Amis-amies Albums   2007
Aventures de la famille Mellops (Les) Albums   2008
Rufus Albums  LP 2009
Zloty Albums  LP 2009
Ogres, brigands et compagnie Albums   2011
2011, Abécédaire en 26 chansonnettes, textes Boris Vian, Formulette
2012, Où est l'escargot ?, L’Ecole des loisirs
2012, Où est ma chaussure ? L'Ecole des loisirs
2013, Maître des brumes, L'Ecole des loisirs

en littérature adultes :

1964, Les carnets secrets de Tomi Ungerer, Denoël
1976, Une soirée mondaine, Albin Michel
1978, Fornicon, Jean-Claude Simoën
1985, Les Grenouillades, Herscher
1985, Testament. Recueil de dessins satiriques, Herscher
1998, Les Chats, Le Cherche-midi

Les dessins en noir et blanc qui illustre l'article sont extraits des Carnets secrets.

Je signale que la Médiathèque du Plessis-Robinson (92) est centre ressources documentaire sur cet artiste. Vous pourrez y consulter ou y emprunter de nombreux livres.

Musée Tomi Ungerer Villa Greiner | 2, avenue de la Marseillaise à Strasbourg  | tél. 03 69 06 37 27 | fax 03 69 06 37 28

Tomi Ungerer, l'Esprit frappeur, documentaire de Brad Bernstein, sorti en salles le 19 décembre 2012

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