Les bons films existent. Les très bons ne sont pas rares. Mais quand l’exceptionnel est sur les écrans il faut le saluer sans délai. J’ai vu Elaha, le premier film de Milena Aboyan et j'ai été conquise. Il est parfait pour célébrer le 8 mars qui est la journée internationale de lutte pour les droits des femmes.
Elaha, une jeune femme d’origine kurde de 22 ans, cherche par tous les moyens à faire reconstruire son hymen pensant ainsi rétablir son innocence avant son mariage. Malgré sa détermination, des doutes s'immiscent en elle. Pourquoi doit-elle paraître vierge, et pour qui ?
Alors qu’un dilemme semble inévitable, elle est tiraillée entre le respect de ses traditions et son désir d’indépendance.
Je ne sais pas si ce résumé va vous donner envie de prendre le risque de vous confronter à des images qui ne semblent pas vous concerner. Il est juste mais il ne dit pas la qualité de cette fiction qui est pourotant inspirée par une réalité d’aujourd’hui.
Car l’histoire ne se passe ni en Iran, ni en Syrie ou au fond de l’Afrique (ce qui ne serait pas pour autant acceptable) mais en Europe, en Allemagne où la communauté kurde est bien intégrée. Qui dit intégration ne signifie pas assimilation et ne s’accompagne pas d’un changement de valeurs.
Le poids de la tradition, exigeant que la jeune fille se présente vierge à son mariage est encore démesuré. Personne ne se demande pourquoi la règle ne s’applique pas aux garçons, libres de coucher avec qui leur plait, même si cela donne automatiquement à leur partenaire le statut de "pute".
Elaha (Bayan Layla) est vivante, juste vivante. Et pour son malheur elle a fauté alors que se profile le mariage (imposé, évidemment puisque ce sont les parents qui ont choisi son futur mari). Non seulement elle se sent obligée d’accepter cette union qui ne lui convient pas mais en plus elle va devoir cacher son absence de virginité.
Même si l'idée selon laquelle la "virginité" d'une femme peut être prouvée par un "hymen" qui se déchire et saigne lors de rapports sexuels avec pénétration, est une invention dangereuse. En réalité, aucun hymen ne ferme l'entrée du vagin. Il s'agit plutôt d'une membrane muqueuse qui encadre son ouverture comme un petit anneau, qui ne se déchire et ne saigne pas nécessairement pendant les rapports sexuels.
Quoiqu'il en soit de nombreuses jeunes filles ont recours à une intervention chirurgicale dans une hymenkliniken comme il en existe de nombreuses en Allemagne mais elle vaut 2500 à 3000 €, une somme dont Elaha ne dispose pas. Elle peut "juste" s’offrir une capsule de faux sang qui sera censé se répandre sur le drap au bon moment, en ignorant que c’est une arnaque vendue en pharmacie pour la somme de 50€.
Impossible pour elle de trouver de l’aide auprès de ses amies, confrontées à leurs propres désirs d’émancipation, et à leur déni du carcan traditionnel. Impossible d’être soutenue par sa jeune sœur, trop jalouse, encore moins par son petit frère, handicapé (même s’il exerce une action positive de cohésion au sein de la cellule familiale), ni par son père (Nazmi Kirik), trop faible pour changer quoi que ce soit, ou par sa mère, malheureuse mais rigide, pas davantage par la patronne du pressing (Homa Faghiri) conciliante sur le nombre de ses heures supplémentaires mais prête à la dénoncer à ses parents. Qu’elle s’avise de danser joyeusement au mariage d’une cousine et sa mère (Derya Durmaz), exigera d’elle "de se contrôler un peu".
C’est justement cela qui va faillir lui coûter la vie, le contrôle. La caméra enregistre, traduit, ne juge jamais. Aucun personnage n’est totalement bon ou mauvais. Il n’y a aucun radicalisme, mais juste la volonté de conquérir le droit d’être soi-même, quel que soit le chemin, même s’il est un détour.
Heureusement, il existe des rencontres qui changent le cours d’une vie. C’est son enseignante (Hadnet Tesfai), dont on suppose qu’elle n’est pas allemande d’origine, qui la soutiendra pour qu’elle puisse, seule, décider de sa vie.
Le film n’oppose pas monstres et des victimes. Il n'est pas donneur de leçon, et si la réalisatrice prend parti c’est en faveur de la réappropriation de soi sans jamais condamner. Que ce soit les parents ou le fiancé, Nasim (Armin Wahedi) que l'on voit constamment sous la pression de l'opinion familiale et des amis, l'amenant à un comportement excessif, dont d'ailleurs il s'excusera.
Milena Aboyan a réuni un casting d’exception où chacun est à la bonne place à tel point qu’on oublie qu’il s’agit d’une fiction. Elle n’est jamais impudique et pourtant ne masque rien.
Depuis longtemps la réalisatrice s’intéresse à l’inégalité de traitement entre hommes et femmes et qui se manifeste dans la vie sociale, économique, au cinéma, à la télévision ou dans la publicité. Avec comme point d'orgue la question du corps des femmes soumis à d’autres règles que celui des hommes, en tout cas dans certains pays, faisant dire à Eleha qu’elle regrette de ne pas avoir un vagin allemand.
Bayan est née et a grandi en Syrie, elle n’est arrivée en Allemagne qu’à 19 ans. Milena est kurde et a grandi entre l’Arménie et l’Allemagne. Beaucoup de choses ont changé. L’émancipation progresse mais il subsiste sans doute des poches de résistance et ce film a la propriété d’attirer notre regard sur elles (comme sur les mariages forcés et comme il faudrait le faire sur l'excision).
On remarquera beaucoup de symboles, à commencer par le ruban carmin qu’elle porte autour du cou sur l’affiche où elle pose telle une madone, pour ne pas dire une Sainte Vierge (asexuée). Le dernier plan, alors que Eleha regarde son linge tourner dans la machine à laver vaut tous les discours.
La musique de Kilian Oser est à la mesure de l’ensemble. Le film s’achève sur Look at me, qu’Ebla a enregistré en 2022. Connue aussi sous le nom de Ebla Sadek cette germano-syrienne a pour spécialité l’interprétation de chansons engagées dans un style flamenco arabe. Elle a aussi fait une superbe reprise de Ederlezi.
Milena Aboyan est née kurde yézidie en Arménie en 1992. Elle a commencé en Allemagne, en 2010, une formation pour devenir actrice et a joué dans plusieurs pièces de théâtre. Après avoir obtenu son diplôme, elle change de discipline et commence à se concentrer sur l'écriture dramaturgique puis de scénarios. Elle remporte en 2019, le prix du scénario d'Emden. En tant que scénariste elle a écrit plusieurs courts métrage : Die Vertreibung der Elefanten (2016), Sonne s hein ûber August (2017), Was bleibt (2018). Elle passe ensuite à a réalisation de courts dont elle écrit aussi le scénario avec Der Greteltrick (2018) puis Elaha (2023 qui reçoit très vite le "Kaiju Cinema Diffusion Prize" au Festival du film de Locarno.
Bayan Layla (Elaha) est née et a grandi en Syrie, où elle a commencé à étudier l'architecture avant d'acquérir sa première expérience scénique à Leipzig, sa ville d'adoption, en 2015. Elle a joué de nombreux rôles importants au théâtre. Dans Elaha, elle interprète le rôle principal et est nommée pour le prix Perspektive Talent lors de la présentation du film en avant-première au Festival international du film de Berlin en 2023.
Elaha, de Milena Aboyan
Avec Bayan Layla, Derya Durmaz, Nazmi Kirik, Armin Wahedi, Derya Dilber, Cansu Leyan, Beritan Balci, Slavko Popadic, Hadnet Tesfai, Homa Faghiri et Réber Ibrahim …
Scénario de Milena Aboyan et Constantin Hatz
Compositeur Kilian Oser
Récompenses & Festivals :
2022 Prix Kaiju Cinema Diffusion Prize (section First Look) au festival du film de Locarno
2022 Prix Kaiju Cinema Diffusion Prize (section First Look) au festival du film de Locarno
2023 Festival international du film de Berlin
2023 Festival international du film d'Arras
2023 Festival du Cinéma Allemand de Paris2023 Les Arcs Film Festival
2024 Festival Premiers Plans d'Angers
2024 Festival International du Film Politique de Carcassonne
2024 Festival international du premier film d'Annonay
2024 Festival International du Film Politique de Carcassonne
2024 Festival international du premier film d'Annonay
En salles en France à partir du 7 février 2024
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