
Deux énormes chiens montent la garde sur la place dite en Hommage-aux-Femmes-Victimes-de-Violences, qui est aujourd'hui très tranquille. Elle jouxte un parc sur ce qui était autrefois l'île aux Singes, délimitée par deux bras de la Bièvre, sur les anciennes dépendances du Mobilier national et de la manufacture des Gobelins et d'accueillir les jardins ouvriers de la Manufacture. Rebaptisé square René Le Gall il fut ensuite aménagé de 1936 à 1938 dans un style néoclassique par l'architecte Jean-Charles Moreux, élève de Robert Mallet-Stevens. Il y subsiste encore plusieurs grottes et décors en rocaille (silex, galets et coquillages) représentant les quatre saisons et des oiseaux, réalisés par le sculpteur Maurice Garnier.
Nous sommes entrés par la rampe d'accès du 1bis qui conduit vers les réserves et le bâtiment de la Savonnerie où nous avons été reçus au deuxième étage par Cécile Fleury la responsable des ateliers et par l'équipe des artistes-liciers et licières qui travaillent sur son tapis, dos aux immenses verrières du bâtiment de Philippe Dubois, Auguste Perret n'ayant conçu "que" les édifices abritant le Mobilier National dont une partie a fait l'objet de restauration.
La gravure Labyrinthe 2K2 a été acquise en mai 2019 par le Mobilier National en vue de la réalisation d'un tapis dont le titre est Jardin en labyrinthe, et qui est en cours de tissage depuis novembre 2021, soit trois ans et demi, et sans qu'une date d'achèvement soit annoncée. D'une part parce que c'est un travail très minutieux qui ne supporte pas la précipitation. D'autre part parce qu'alors qu'ils pourraient oeuvrer à 5, côte à côte, ils ne sont souvent que 3, notamment en raison des arrêts de maladie, et j'ai du mal à comprendre que l'aspect ergonomique des postures ne soit pas pris en compte en sollicitant par exemple un kinésithérapeute qui pourrait aider le personnel de manière préventive, mais ce n'est que mon point de vue.
Ils ne sont qu'une vingtaine à Paris, quelque autres sont à Lodève (Hérault) dans le second atelier. Sa création a obéi à la nécessité d'employer les harkis revenus de la guerre d'Algérie il y a quarante ans (de la même façon qu'André Malraux recasa les hauts-fonctionnaires de l'Outre-mer dans le ministère de la culture fraîchement créé).
La seule action un peu utile est de faire tourner les lissiers tous les six mois pour éviter toute forme de lassitude, ce qui, au demeurant n'est pas un grand risque avec l'œuvre d'Olivier Morel bien que j'ai entendu "on en rêve la nuit, ça sort de nous". Les artistes ont d'ailleurs le grand plaisir de pouvoir se mettre d'accord sur le choix de leurs "carrés". Bien entendu ils ont travaillé auparavant sur un protocole qui leur permet d'avoir "la même écriture" laquelle n'est pas écrite, mais orale.

A droite de chaque métier deux bristols sont accrochés pour donner les caractéristiques de l'oeuvre en cours. On peut ainsi lire en légende de la linogravure que 44 couleurs, laine et lin, sont utilisées et que les dimensions finales seront de 5, 5 x 3, 8 mètres.
En dessous il est précisé que le carton est de 189 x 273 cm, ce qui est un format conséquent. Une biographie de l'artiste précise qu'il est principalement connu pour ses peintures de grand format d'espaces naturels ou de scènes du quotidien aux compositions épurées, aux couleurs vives est au sujet figuratif. Très inspiré par l'Asie où ils effectué de nombreux séjours, il se tourne progressivement vers des sujets plus proches de la nature -montagnes, forêts (c'est de fait à l'occasion du vernissage de l'exposition faite sur ce thème à la Maison des arts de Châtenay-Malabry que j'ai fait sa connaissance). Il est aussi l'auteur d'installations constituées d'assemblages de linogravures et de sculptures. Ses pointes sèches, imprimées souvent en couleurs, se caractérisent par un trait velouté et acéré. Pour en savoir davantage sur cet artiste je vous conseille la consultation de son site.
Le carton se compose de 9 rangées comptant un total de 117 carrés aux dimensions identiques. Si on veut absolument donner une indication de temps disons qu'une dizaine de mois est nécessaire par rangée … à raison de 4 agents oeuvrant de concert. Les motifs sont placés à des inclinaisons différentes et se superposent à des formes plus géométriques. Le graphisme étant trop fin pour la technique du point noué, il a fallu dans un premier temps, préalablement à l'échantillonnage des couleurs, trouver une interprétation sans dénaturer la démarche de l'artiste. Le rapport d'agrandissement de x2 a été décidé afin d'obtenir une épaisseur du motif suffisante et une lecture plus aisée.
Le travail de ces artistes consiste à tracer, nouer, tondre, ranger, selon une tradition transmise depuis plusieurs siècles acquise au prix d'une formation de quatre ans, dispensée in situ pour acquérir et préserver ce savoir-faire unique et précieux régissant un processus très rigoureux, obéissant nécessairement aux contraintes du temps.
Le premier à devoir s'exercer à la patience est Olivier Morel qui, manifestement, s'y conforme, sans doute parce que le résultat déjà visible est de toute beauté : Trois années se sont déjà écoulées depuis le début du tissage en novembre 2021. Les points s'ajoutent aux points, les rangées aux rangées. Les tâches sont exigeantes, dures parfois, fatigantes souvent, reconquièrent habileté et attention. Les licières et les liciers se relaient, permutent, partent puis reviennent, trois cheffes de pièce se sont succédées, mais le souffle qui anime le tapis reste constant. La sève continue d'irriguer les iris et les roses que la pointe des ciseaux patients peignent comme le vent un champ de fleurs.
Les néophytes que nous sommes ont eu un peu de mal à situer l'étape qui est celle du rangement du dessin (voir plus bas l'explication du processus). On remarquera le gabarit sur la seconde photo et les ciseaux si particuliers avec lesquels la jeune femme tond tous les deux rangs sont davantage visibles sur la première. La seconde paire sert à feutrer la laine sur la hauteur avec la pointe de l'outil en brossant à droite et à gauche pour démêler les brins de laine. Ce sont des outils atypiques qui ne sont fabriqués qu'au Japon. Il en existe depuis peu pour les gauchers qui, jusque là devaient "devenir droitiers". Beaucoup d'artistes sont ambidextres, en particulier les pianistes …
On devine sur les deux suivantes que le travail est presque achevé sur cette bande qui va pouvoir être enroulée sur le cylindre de bois.
Chacune des 44 nuances est à portée de main sous forme de pompons. Et chacune a été teinte dans les ateliers (de l'autre côté de la rue) après avoir déterminé le "kilotage" nécessaire afin d'avoir ce qu'il faut mais pas plus. Quelques essais techniques pratiqués en amont sont encore visibles. On établit ensuite la fameuse écriture du tapis en terme notamment de calibrage de nombre de points. par exemple 8 noeuds au centimètre pour Triade (photo ci-dessous), un calibre de laine 3-20 pour les fauteuils (20 torsions au cm) alors qu'il est de 2-7 pour Labyrinthe.
Juste à côté nous nous arrêtons devant Triade de Nicolas Aubagnac, en 33 couleurs laine et lin pour une dimension de 4,8 x 3,0 cm, composée en déclinaison de la devise de la République française "Liberté, égalité, fraternité" dont les mots émergeront progressivement. Il se trouve à un autre stade, celui du report de l'essentiel du carton au moyen d'un calque sur la nappe avant des fils de chaîne avec un crayon encré.
Au bout de l'atelier deux glissières travaillent à la réalisation de la garniture de chauffeuses imaginées par India Mahdavi en 20 couleurs, laine, lin et coton aux dimensions de 52 x 50 cm pour l'assise et 52 x 36 pour le dossier
En revenant sur nos pas nous pouvons jeter un oeil sur l'envers du tapis.
Mais surtout tenter de comprendre pourquoi la technique (traditionnelle) du report a dû être modifiée pour le tapis d'Olivier Morel en passant dans la pièce attenante où s'exécute le travail préparatoire de colorisation de la prochaine bande. Toujours est-il que l'équipe y a gagné en temps d'exécution outre la satisfaction d'avoir mis au point une autre manière de faire, adaptée aux cartons très "dessinés".
Le long du mur s'alignent les placards de magasinières qui mettent en bobines. La porte du 232 est ouverte. C'est le placard dévolu à Olivier Morel. On y voit notamment pour l'armature celles de fil de lin, bleu en haut, blanc sur les bords et neutre au centre.
Nous avons ensuite grimpé un étage pour découvrir le Nuancier Informatisé des Manufactures N.I.MES qui conserve quelques 17 000 teintes. Un autre existe à Beauvais.
C'est un grand meuble formé de 72 panneaux qui chacun décline une tonalité du cercle chromatique. Pour chaque tonalité, les échantillons sont classés selon leur clarté (axe vertical) et selon leur saturation (axe horizontal).
Cet outil permet de présenter un maximum d'échantillons en laine. Il offre ainsi un grand choix de nuances pour "l'échantillonnage" -ou choix des couleurs- des nouvelles oeuvres, tapis ou tapisseries, qui sont régulièrement mises sur le métier tout en garantissant une bonne conservation puisque les panneaux se referment afin de protéger les teintes de la lumière.
Les numéros associés à chaque nuance sont obtenus après un Scan au spectrocolorimètre. A nuance ultra proche, si on dispose de stocks important dans l'une on aura tendance à la privilégier par souci d'utilisation rationnelle des quantités disponibles.
Les laines sont présentées sous forme d'échantillons plats pour le tissage des tapisseries de haute ou basse-lice et sous forme de pompons pour le travail en velours des tapis. Pour une même nuance il est évident que la couleur est plus intense dans la version pompon. Il faut donc en tenir compte au moment du choix.
La laine vient d'Australie. La relocalisation de la production en France est en cours de réflexion mais difficile car nous n'avons pas (pas encore) de race de moutons dont les poils présentent une longue de fibre suffisante et la race australienne ne supporterait pas notre climat. Sans trop entrer dans les détails la laine utilisée est composée de deux brins sept fois tordus au centimètre.
Au fond de la pièce, très impressionnants de beauté, ce sont les tiroirs où sont conservés les échantillons qui permettent de choisir les couleurs des tapis et qui sont traités sous forme de pompons.
Qu'elle que soit la personne avec qui nous avons discuté nous avons compris que ce sont des métiers de passion, parfois de vocation.
Manufacture nationale de la Savonnerie
1 Rue Berbier du Mets, 75013 Paris - 01 44 08 52 00
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Louis XIII développe la manufacture en installant les ateliers sur les bords de la seine, au pied de la colline de Chaillot, dans les bâtiments d'une ancienne fabrique de savon - d'où le nom de Savonnerie, qui depuis, désigne les tapis réalisés selon la technique du point noué.
Le tapis de Savonnerie est exécuté sur un métier vertical. Le lissier travaille sur l'endroit, à contre-jour de manière à voir le carton et l'ouvrage face à la lumière. Le velours du tapis est formé par la juxtaposition de points noués sur la chaine, à raison de 8 à 20 points au centimètre carré. Le lissier (parfois orthographié licier, au féminin lissière ou licière) passe et noue la laine au moyen d'une broche (navette de bois utilisée pour passer les fils de laine et de lin du velours de la trame). Cette technique particulière permet de réaliser un velours extrêmement serré.
Les tapis et panneaux muraux, tissés d'après les oeuvres de nombreux artistes contemporains, témoignent dans les bâtiments officiels de l'Etat, de l'importance du renouveau de cet art véritablement monumental. La manufacture s'est installée en 1969 dans un bâtiment neuf et fonctionnel construit par Pierre Blanchet.
Les tapis portent tous le monogramme de la Manufacture, un "S" ou un "L" avec en travers le dessin de la broche qui sert à tisser.
Voici à titre d'exemple une tapisserie qui est accrochée sur le palier de l'étage du nuancier. Vous en verrez d'autres, que j'ai photographiées à l'occasion de l'exposition consacrée à des aliénés aux Gobelins en suivant ce lien :
La nuit des Gobelins d’après Vincent Beaurin
3 mètres 33 de hauteur sur 4, 10 mètres de large, laine et soie - 2016
Pour en savoir plus sur le tapis de Savonnerie :
Il est exécuté sur métier de haute lisse comme la tapisserie des Gobelins. Toutefois le métier est plus important en raison des dimensions et du poids des tapis.
La chaîne, en laine, est tendue verticalement (de 6 à 10 fils au cm, selon le carton à traduire) sur des cylindres mobiles de bois appelés ensouples. Elle est séparée en deux nappes de fil, pair et impair. Les lisses enserrent les fils impairs (nappes arrière) et sont reliées à des perches placées horizontalement au dessus de la tête du lissier.
Assis devant le métier, le dos au jour (comme dit plus haut) le lissier reporte l'essentiel du carton au moyen d'un calque sur la nappe avant des fils de chaîne avec un crayon encré.
Le velours du tapis est constitué par une juxtaposition de boucles et de points noués exécutés sur deux fils de chaîne avant et arrière, au moyen de la broche chargée des fils de laine colorés nécessaires au tissage.
Lorsqu'une rangée est achevée, le lissier passe entre les deux nappes de chaîne un fil de lin double appelé duite qui repose tendu sur les points noués, puis un fil de lin simple, la trame, placé sur la duite au moyen d'une broche. De la main gauche le lissier manoeuvre les lisses, croise les nappes ainsi la trame contourne et lie chaque fil de chaîne. Avec un peigne de métal, le lissier descend la trame, fil à fil, et tasse également les points noués.
Duite et trame constituent l'armature horizontale du tapis, l'armature verticale étant donnée par les fils de chaîne.
Les boucles des points noués sont coupées à l'aide de ciseaux à branches recourbées. Avec une aiguille, le lissier démêle les brins de laine pour préciser le dessin, puis il procède à une seconde coupe, la tonte, à l'aide des ciseaux et d'une planche de bois ou gabarit, qui correspond à l'épaisseur définitive du velours du tapis. Enfin, avec la pointe des ciseaux le lissier redresse et replace chaque brin de laine. Il aboutit ainsi à la perfection du dessin des contours, rendue possible grâce au velours extrêmement serré de la technique de la Savonnerie.
La Manufacture nationale de la Savonnerie dispose de vingt et un métiers répartis sur deux ateliers, l’un à Paris, et l’autre à Lodève dans l’Hérault (créé en 1964). Elle dépend du Mobilier national comme la Manufacture des Gobelins, la Manufacture de Beauvais, ainsi que les Ateliers nationaux de dentelle du Puy et d’Alençon.
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