Savez-vous ce qu’est un aliéné ? C’est le terme employé au Mobilier national pour désigner un objet libéré de son appartenance aux collections nationales. Signifiant dès le XII° siècle "rendre autre", "détacher" il est devenu synonyme de folie lorsqu'il s'agit d'êtres humains mais conserve son sens premier pour les meubles qui sont devenus sans valeur et dont il convient de se débarrasser.
Par un retournement de situation, une quarantaine d'artistes ont pu avoir carte blanche pour sublimer 53 pièces destinées à être détruites et qui sont désormais élevées au rang d’œuvre d’art. Ce qui est particulièrement intéressant pour éduquer notre regard c’est leur placement devant des tapisseries tissées entre 1951 et 2016 dans les manufactures des Gobelins, de Beauvais ou d'Aubusson
J'ai été enthousiasmée par l'idée et par la réalisation de ce travail qui est présenté dans une exposition en accès libre et qui devrait passionner tous les âges, qu’on soit (ou pas encore) fan de décoration et d'upcycling.
Cette publication est illustrée par les oeuvres qui ont été réalisées et les tapisseries devant lesquelles elles sont placées. Leur titre et les noms des artistes sont mentionnés en fin d’article pour ne pas ralentir la lecture.
C'est la seconde fois que le Mobilier national propose à des artistes de réinventer ses trésors en disgrâce en leur donnant toute liberté denréinventer, embellir, modifier, sublimer ces objets. Je n'avais jamais franchi les portes de cet endroit jusque là et j'ai été séduite. Cette institution, pour ceux qui ne le sauraient pas, est le garde-meuble officiel de la République. Il conserve dans ses collections les meubles du pouvoir français, qu'il soit royal, républicain ou impérial. Ce garde-meuble exceptionnel peut ainsi meubler et fournir du matériel aux bâtiments officiels, tels que le palais de l'Élysée, ou les ministères.
Créé au XVII° siècle par Louis XVI, le Garde-Meuble de la Couronne, devenu le Mobilier national est, depuis toujours un acteur majeur dans la valorisation et le développement des métiers d’art et du design. Il a aujourd'hui trois missions principales : meubler les bâtiments officiels de la République, assurer la conservation de la collection et promouvoir la création contemporaine. Il se charge aussi de :
- Créer pour le compte de l’État du mobilier et des œuvres textiles ;
- Conserver et restaurer ses collections constituées de 100 000 objets textiles et mobiliers ;
- Perpétuer et transmettre les savoir-faire et techniques traditionnels des métiers d’art grâce à 7 ateliers de restauration ;
- Mettre en valeur son patrimoine par des expositions, prêts et publications.
Les meubles conservés par le Mobilier national sont "inaliénables" : ils ne peuvent être ni cédés ni vendus. Après des siècles d'existence, les collections sont très conséquentes... comptant plus de 180 000 meubles. C'est pourquoi un tri est parfois fait, pour se débarrasser de certaines pièces devenues sans valeur après avoir perdu leur caractère patrimonial au fil des années. Inutilisés, en mauvais état ou sans intérêt historique particulier, ces meubles peuvent alors être détruits, vendus ou réutilisés après avis d’un comité scientifique et devenir donc "aliénés" pour être remis à l'administration des Domaines pour être vendus.
La démarche de les confier alors à des artistes contemporains est à la fois artistique et écologique, certes insolite et osée mais intéressante. Tables, chaises, bureaux, consoles, chevets, chandeliers, commodes... Tous les meubles cédés se voient parés de couleurs, de nouvelles matières, de nouveaux volumes... Une fois réinterprétés, remodelés, redécorés voire transformés par les artistes ils retrouvent une valeur patrimoniale et réintègrent les collections du Mobilier national. Plusieurs films sont projetés dans lesquels les artistes expliquent la manière dont ils se sont saisi du projet et comment ils ont procédé.
Qui sait, ils seront peut-être choisis un jour pour embellir un salon ministériel. Que l’art contemporain redonne leurs lettres de noblesse à des meubles qui ont perdu leur intérêt patrimonial est une approche innovante et originale qui permet de préserver ce mobilier tout en s’inscrivant dans l’ère du temps avec une volonté de réutiliser l’existant.
Pour l’anecdote, l’idée de la première exposition a germé sur les trottoirs parisiens en tombant sur une commode Louis XVI sans valeur historique abandonnée dans la rue et attendant d’être récupérée par les encombrants. Yves Badetz, ancien inspecteur au Mobilier national et conservateur au musée d'Orsay, prend conscience du rejet dont sont victimes les meubles anciens de familles.
Il songe à l’impact écologique qu’ils pourraient avoir …s’ils étaient réutilisés puisque les remplacer par du neuf implique de couper des arbres ou de polluer les rivières italiennes pour produire du marbre. Souvent robustes, on ne leur reproche que leur style un peu "vieillot".
L’exposition, désormais récurrente, apporte une réponse à cette problématique.
Certes, tout ne nous séduira pas nécessairement mais le résultat est d'une élégance touchante.
Cette exposition offre une occasion de re-découvrir les tapisseries du Mobilier national puisque les commissaires de cette exposition, Yves Badetz et Marie-Hélène Massé-Bersani, ont habilement présenté ces œuvres "aliénées" devant une sélection de tapisseries issues des collections du Mobilier national.
L’exposition est donc "2-en-1", à découvrir aussi bien pour ces meubles remis au goût du jour que pour ces impressionnantes tapisseries.
Elle devient même "3-en-1" car je vous conseille de prolonger votre visite avec la carte blanche à Harry Nuriev qui a créé deux installations parallèlement à celle des Aliénés. On verra dans la galerie des Gobelins une gloriette recouverte d’un textile qui reprend des motifs de deux tapisseries du Mobilier national, réinterprétées grâce à l’intelligence artificielle pour y intégrer dans le motif végétal ancien des éléments de modernité.
L’autre installation (que je n'ai pas pensé à aller voir) est installée dans la chapelle et prend la forme d’une bibliothèque argentée accompagnée de sofas.
Du 11 octobre 2023 au 7 janvier 2024
Du mardi au dimanche, de 11h à 18h, Entrée libre
A la Galerie des Gobelins - 42 avenue des Gobelins - 75013 Paris
De haut en bas :
Première photo : Peaux d'âmes, commode, noyer sculpté et marbre gris, milieu du XIX° siècle. Sublimée par l'artiste plasticienne et sculptrice de bois et papier Coralie Laverdet. L’oeuvre est placée devant La Grande Raie bouclée de Daniel Riberzani (peintre né en 1942), laine, 1992, 4, 00 m x 4, 00 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Deuxième photo dans l'escalier : au centre, La Tempête de Mario Prassinos (peintre d'origine grecque 1916-1985), laine, 1968, 4,03 m x 7,95 m, sur la gauche King Lear de Mario Prassinos, laine, 1963, 2,95 m x 5,92 m, tous deux réalisés par la Manufacture des Gobelins
Troisième et quatrième photos Stratigraphie, table de décharge, acajou verni, style Empire, XX° siècle. Sublimée par l'artiste mosaïste Anne-Cécile Lopez placée devant Les pythons de Gilles Aillaud (peintre, 1928-2005), laine et chape de soie, 1980, 3, 65 m x 2, 00 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Cinquième et sixième photos Blonde Veine Luster, plafonnier en bronze doré et albâtre, vers 1925. Sublimé par l'artiste plasticien, sculpteur en cheveux Alexandre Jeanson. Dans la cinquième photo on voit l'oeuvre devant Vague n°2 de Pierre Antoniucci, laine, 2019, 3,20 × 2,20 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins, tandis que sur la gauche du cliché on aperçoit La vague de Jean Bazaine, laine, 1974, 2,97 × 2,97 m, réalisé par la Manufacture de Beauvais. Dans la photo suivant on voit l’œuvre devant Les porteuses du vide d'Antonia Torti (peintre italienne née en 1949), laine et soie, 2021, 2, 70 m x 2, 40 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Septième et huitième photos Table Récif, chêne et métal patiné du XX° siècle, provenant de la succursale de Lille de la Banque de France. Sublimée par l'artiste plasticien Lilian Daubisse. Elle est placée devant Composition de François Rouan (peintre, vidéaste né en 1943), laine 1992, 2,66 m x 5,40 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Neuvième et dixième photos Paire de chaises, S'attacher, bois peint, style Empire, XX° siècle. Sublimées par l'artiste brodeur Fullmano (José Manuel Teixeira). Elles sont placées devant Les Litanies d'Alfred Manessier (peintre, 1911-1993), laine, 1954, 3,51 m x 2,07 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Onzième, douzième et treizième photos Adventice, table de toilette en acajou verni, fin du XIX° siècle. Sublimée par l'artiste brodeuse Marie Berthouloux qui explique sa démarche dans une vidéo
Quatorzième et quinzième photos armoire Louis-Philippe en orme de 1840 Magda. Sublimée par Atelier Claire Salin qui, en respectant la structure du meuble, a suivi le fil du bois pour dessiner avec un fil de laine. La sculpture et la laine viennent habiter les différents panneaux de bois en suivant chaque élément pour résonner avec le veinage tortueux du bois d'orme qui porte des dizaines de départs de branches qui furent taillés par le paysan pour limiter la pousse de l'arbre.
Seizième photo Commode Lotus, noyer verni, vers 1850, provenant d'un logement des écuries de l'Alma. Sublimée par l'artiste plasticien Olivier Morel.
Dix-septième et dix-huitième photos Commode Arrimage, noyer massif ciré, vers 1850. Sublimée par l'atelier de menuiserie Brimbois placée devant Brun et noir de Roger Bissière (peintre, 1886)1964), réalisée par l'Atelier d'Aubusson, 4, 08 m x 3, 05 m
Dix-neuvième photos trois chaises Les trois inséparables, que la fête commence, trois chaises légères en bois doré, style Napoléon III, XX° siècle. Sublimées par l'artiste plasticienne Aurélie Mathigot
Vingtième et vingt-et-une nième photos Le mur des lisses, un mural pour l'escalier de Monique Frydman (née en 1943), installation conçue pour la Manufacture nationale des Gobelins. Premier palier 4, 60 m x 3, 50 m. Deuxième palier 2 m x 3, 50 m
Vingt-deuxième photo Le compas du regard de Béatrice Viala-Cros, laine 1986, 2,94 m x 1,97 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Vingt-troisième photo Panneau n°2 de Hans Hartung (peintre d'origine allemande, 1904-1989), laine, 2002, 3,34 m x 2,41 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Vingt-quatrième photo El sol no sale para todos d'Antonio Segui, laine, 2008, 3, 00 × 3,00 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Vingt-cinquième photo nullius, paire de tables de décharge, XX° siècle. Sublimées par l'artiste céramiste et dessinatrice Josepha de Vautibault, placé devant El sol no sale para todos d'Antonio Segui, et avec de part et d’autre, Dyptique Sans limite de stock (partie droite et partie gauche) d'Eric Sandillon (plasticien né en 1969), laine et soie nappée, 2007, chacun de 1, 80 m x 1, 80 m, réalisés par la Manufacture de Beauvais
Vingt-sixième et vingt-septième photos Trois monts de Stéphane Calais ( artiste plasticien né en 1967), laine et soie, 2021, 4, 08 m x 3, 05 m, réalisé par la Manufacture des Gobelins
Vingt-huitième et vingt-neuvième photos la gloriette de à Harry Nuriev devant les célèbres tapisseries Maisons royales du XVIIe siècle (Versailles ou le mois d’avril, et Saint-Germain-en-Laye ou le mois de mai).
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