Retracer l’essentiel de la vie de l’Abbé Pierre méritait bien un film de plus de deux heures. Ce que j’ai entre autres apprécié c’est qu’il ne se focalise pas seulement sur sa personne mais bien sur ses combats et qu’il n’oublie pas ceux sans qui il n’aurait pas pu réussir.
Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une icône. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime à peine crédibles sont restées inconnues du grand public. Révolté par la misère et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et a mené mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’Abbé Pierre.
Je croyais bien connaitre cette histoire et pourtant comme beaucoup j'ignorais le rôle si fondamental joué par une femme, Lucie Coutaz et il était plus qu'important qu'on lui rende enfin hommage.
J'ai beaucoup apprécié que le réalisateur ne fasse pas un biopic à la distribution prestigieuse. Je n'ai pas reconnu d'emblée Benjamin Lavernhe de la Comédie-Française. Il est vraiment l'abbé avant d'être lui-même et c'est une prestation formidable de le voir si bien vieillir sur plusieurs décennies. A la fin je voyais "vraiment" l'abbé Pierre, étant même persuadée d'assister à des images d'archives. Dans la séquence correspondant à l'année 2004 on ne reconnaît pas le comédien tant le maquillage (et le jeu aussi) est très bien réalisé. Nul doute qu'un tel exploit devrait être salué aux prochains Césars.
Pareillement pour Emmanuelle Bercot que je n'avais pas davantage reconnue. Elle est époustouflante de naturel. Du coup il est très agréable de voir un film d’époque qui permet d’y croire et non d'assister à la performance d'acteurs qui occupent l'écran.
Le film est très sombre au début, en toute logique car la France traverse la guerre. Les images seront dans cette même gamme chromatique à chaque fois que la situation dramatique le justifie. Le réalisateur n'hésite pas à flouter certains plans, ce qui nous oblige parfois à cligner des yeux. On sentirait presque le froid percer nos vêtements. Il y a très peu de musiques additionnelles, à part quelques morceaux comme La java bleue. Bref, vous aurez compris que Frédéric Tellier nous propose un objet dans lequel on pénètre comme dans un documentaire.
D'une part il porte à notre connaissance des éléments de biographie de cet homme que l'on ignore, comme ses origines sociales (que l'on pensait modestes même si ce n'est évidemment pas un défaut d'être né dans la richesse), le fait qu'il ne réussit pas à s'imposer chez les Capucins, comme son rôle pendant la Seconde Guerre Mondiale et notamment en Maurienne, consistant essentiellement à apporter du cyanure à des personnes qui vont mourir, son changement d'identité, ses difficultés à assumer sa position de député, sa surconsommation d’amphétamines et les problèmes de santé liés aussi au manque de sommeil, son accident en Juillet 63 dans un naufrage (et qui faillit lui couter la vie) …
Il nous présente ses traits de caractères qui eux ont davantage été médiatisés mais qui restent indispensables pour comprendre son cheminement.
Il resitue dans le contexte historique la misère à laquelle l'abbé Pierre fait face. La guerre s’achève sur un monde en ruines après l'explosion d’Hiroshima (dont on voit le champignon en images d’archives). La reconstruction est plaidée sans succès devant une Assemblée nationale pitoyable. Autant je me souvenais (car on me l'avait dit) que l'hiver 54 avait été terriblement froid et meurtrier pour les mal logés et pire encore pour les sans-abris, autant je n'avais jamais vu les campements dans les bois juste après la guerre, et qui étaient pires que des bidonvilles, pas plus que je ne connaissais les cités d’urgence, elles aussi présentes en images d’archives, et il est atroce d'apprendre qu'il existait des refuges pour les animaux, rien pour des humains. Entendre, en 2023 alors que la guerre fait rage dans plusieurs pays que l’argent est toujours disponible en temps de guerre et pas pour la paix, est de toute évidence un message politique très vrai et bouleversant.
Il explique l'origine des Compagnons d'Emmaus dont l'abbé donne la définittion : Emmaus sera pour ceux qui n’ont plus rien et qu’il faut remettre debout. C'est lui qui a eut l'idée du nom : Perdre l’espoir c’est être comme les deux apôtres qui, sur le chemin d’Emmaüs, ne sont pas fichus de reconnaître le Christ. La définition du Centre fraternel de dépannage : entre, dors, mange, reprends espoir, on t’aime. Et je ne savais pas que la première communauté fut celle de Neuilly-Plaisance, après la mise à disposition de l’hôtel Rochester, rue de la Boétie, ni qu'on lui devait la construction de Cité HLM de Charenton qui nous est montrée en 1976.
Par contre le rattachement du mot "chiffonnier" n'était pas à l'origine du mouvement. Un des membres était chiffonnier avant la guerre. L'idée de fouiller les décharges en banlieue à la recherche d'objets et de métaux à récupérer est venue de là. Comme quoi le "développement durable" et le "zéro déchet" n'est pas un concept si moderne que ça.
L'aspect médiatique de l'abbé Pierre est me semble-t-il plus connu mais il mérite qu'on place les projecteurs sur ses discours, le fameux appel Mes amis au secours, ses relations politiques, sa capacité à mobiliser des célébrités comme Chaplin qui dira : je rends cet argent au vagabond que j’ai incarné à l’écran, son tour de France pour plaider la voix des hommes sans voix.
Ce héros qui voulait faire oeuvre de sainteté et qui est réorienté vers la vraie vie avec le reproche de n'être pas "fait" pour les Capucins aura effectivement été plus utile ailleurs. Même si les moments de découragements sont mis en avant à juste titre (on pense aussi à Coluche qui a dû en quelque sorte reprendre le flambeau et on sait aussi que la situation ne s'est pas réglée du tout) le film montre brillamment l'action de cet homme, qui reconnait que Lucie Coutaz aura été le don merveilleux de Dieu à ma vie pendant 40 ans. Nous étions trop nombreux à ignorer que sans elle les choses auraient été beaucoup moins loin.
Sans elle ils n'auraient pas pu se réjouir d'avoir "construit tout çà", comme nous les entendons le reconnaître dans une séquence forte du film, avant une évocation du si célèbre tableau Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich.
Néanmoins, et le réalisateur a encore une fois raison de terminer par une alerte. La fraternité ne connait pas le repos. Hélas des images (réelles) le démontrent ultimement. 600 millions d’êtres humains vivent dans la rue dans le monde et il y a 4 millions de mal logés en France.
Créé par l’abbé Pierre en 1949, devenu international en 1971, et présent dans 37 pays du monde, reconnu d’utilité publique en France en 1992, le Mouvement dont le siège social demeure à Charenton-le-Pont, est resté fidèle aux combats de son fondateur disparu en 2007. Emmaüs place ainsi le projet social et la solidarité bien avant les logiques économiques ou individualistes et promeut un modèle de société alternatif où le travail et la vie en communauté permettent de se (re)construire tout en aidant les autres en appliquant toujours le credo intital : As-tu faim ? sommeil ? veux-tu te laver ? viens, nous t’attendions.
Ce Mouvement, qui rassemble aujourd’hui plus de 400 000 personnes (bénévoles, compagnes et compagnons, salariés et salariés en insertion) dont 30 000 dans toute la France, au travers de 317 groupes (dont 123 en France) est en constante évolution. Il est une fabrique d’innovations sociales tout comme un front engagé qui milite en faveur d’une société plus juste et plus écologique grâce à son activité historique de collecte, de réemploi et de revente d’objets.
Je me rends régulièrement dans ses communautés et j’ai toujours eu conscience de la nécessité de leur rôle social. Mais sans nul doute avec encore plus d’acuité la fois prochaine.
L’ abbé Pierre, une vie de combats, réalisé par Frédéric Tellier
Avec Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot, Michel Vuillermoz, Antoine Laurent, Alain Sachs …
En salle depuis le 8 novembre 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire