Une fois par mois, un lundi soir, et sous l’égide de l’AFCAE qui invite à se laisser chavirer, les cinémas d’art et d’essai proposent à leur public le défi de venir voir un film dont le titre n’est pas révélé. Bien sûr c’est une avant-première de façon à être certain que personne ne l’aura vu auparavant.
J’adore le concept et j’ai joué le jeu de la surprise jusqu’au bout en ne regardant pas ce qui était inscrit sur mon ticket. Je crois que je n’étais jamais allée voir un film sans savoir à quoi m’attendre. D'habitude je vais même jusqu’à visionner la bande-annonce auparavant. Mais je ne vais pas jusqu'à lire les critiques.
Les premières images m'indiquent que le film a été présenté à Cannes en mai dernier mais je ne sais pas encore son titre. Le film commence largement avant l’envoi du générique si bien que j’ai mis longtemps avant de savoir qu’il s’agissait de Simple comme Sylvain, un film dont je savais qu’il serait à l’affiche dans deux semaines et vers lequel je ne me serais pas dirigée spontanément (mais dont je n’avais pas encore eu la curiosité de regarder la bande annonce).
J’ai été conquise. Je peux recommander ce film en connaissance de cause ! Et je ne manquerai pas la future projection d’une avant-première le prochain premier lundi du mois.
Ce qui est dépaysant de prime abord c’est la langue canadienne qui, quoique très française, est ponctuée évidemment d’expressions made in Québec. Comme Faut pas niaiser (faut pas rigoler), Es-tu (pour t’es), Fin de semaine (week-end), des bébels (des trucs), Je suis pas douée pour (je n’ai pas beaucoup de talent), Mou du jugement (ramolli du cerveau), Es-tu correct (tout va bien ?), Allo (Il y a quelqu’un ? Bonjour), Fuck (merde), Chialer (brailler), idiote (innocente), Chaud (bourré, saoul), gaz (essence), Ma blonde (ma passion) et chaque mot chante avec l'accent …
La bande-son est géniale. Elle nous donne l'immense plaisir de réentendre le sublime Still loving you de Scorpions (1984), Heartbeats Accelerating de Linda Ronstadt (1990), le si beau poème écrit par Arthur Rimbaud en 1870 et chanté par Robert Charlebois (1969) Sensation, et puis une musique de flûte d’inspiration moyennnageuse pour accompagner une scène romantique se déroulant sous la pluie devant le bar La Voie Lactée. (Drôle de nom pour un tel établissement). On entendra aussi La prochaine fois qu’on s’aimera que Michel Sardou a chantée avec Sylvie Vartan en 1983 dont Sylvain reprendra une phrase pour interroger la femme dont il vient de tomber amoureux : Pourquoi tu te bats contre ce que tu es ?
Sophia est professeure de philosophie à Montréal et vit en couple avec Xavier depuis 10 ans. Sylvain est charpentier dans les Laurentides et doit rénover leur maison de campagne. Quand Sophia rencontre Sylvain pour la première fois, c’est le coup de foudre. Les opposés s'attirent, mais cela peut-il durer ?
Chez nous autres, en France, on dit Simple comme bonjour pour désigner une évidence. Et pas de doute, entre Sophia et Sylvain l’amour est un cadeau tombé du ciel qui ne se refuse pas.
On ne prendra cependant pas les images au pied de la lettre. Sophia, au prénom symbole de sagesse, est professeur de philosophie. Sylvain, au prénom synonyme de forêt, est un homme branché sur la nature. La première enseigne les points de vue des grands philosophes sur l’amour. Le second est travailleur manuel. C'est une femme de la ville et lui un homme des champs. Qu’on ne s’y trompe pas, le film nous fait la démonstration que chaque point de vue est possible, qu'aucun n'est unique ni définitif.
De scène en scène, on assiste à l'affrontement de deux mondes sociaux, de deux visions intellectuelles radicalement différentes, et qui ont un rapport différent à la nature et à leurs émotions, et à l'image qu'ils donnent à voir d'eux-mêmes, ce qui leur fait commencer leur argumentation par "dans ton monde …" …
Il serait facile de catégoriser en concluant que Sylvain vit sans filtre et que Sophia cherche à tout maitriser. Sans doute est-elle influencée par les enseignements qu'elle dispense et qu'elle cherche à mettre en pratique successivement les points de vue de tous de ses mentors qui chacun font une analyse différente des rapports humains : Platon (pour qui l'amour est lié au désir), Spinozza (on n'aime que ce qu'on connait), Jankélevitch (On aime parce qu’on aime, sous-entendu sans raison), ou à l'inverse la militante américaine bell hooks (On n'est pas obligé d'aimer, on le décide) …
Mona Chokri à une drôle de façon de cadrer, d’employer les miroirs, de faire se dérouler la majorité des scènes dans un halo de lumières automnales, sauf la séquence finale sous la neige, si belle, si onirique quand on voit Sophia marcher sous une pluie de flocons. Et qui fait écho à une des premières du film, celle de la panne d’essence …
La réalisatrice nous offre de superbes images de nature et d’animaux, nous surprenant à chaque plan, avec des mises au point inhabituelles nous amenant à regarder différemment. Le scénario est conçu tout autant pour nous faire réfléchir. A propos des intellos qui se disputent à propos de l’âge de la planète, en estimant qu'on est dans le déni de notre extinction, mais sans rien engager pour faire changer les choses. A propos du mari de Sophia qui exprime une détresse émouvante : je veux pas que tu nous quittes (en employant le nous de majesté) alors qu’on a deviné qu’il la quittera plus durablement qu’elle en le fera. A propos des sentiments, de leur naissance, de leur valeur aussi. Et enfin à propos du langage car comme le souligne Sophia, employer un langage développé offre l’assurance d’avoir une pensée précise … même si Sophia ne sait pas trop où elle en est.
Nous irons d'accord que certaines situations sont excessives mais il ne faut pas oublier que derrière la fiction se profile en réalité une fable sur l'amour, autour de la question récurrente de savoir si le milieu social détermine nos choix ou s'il y a place à l'imprévu et au coup de foudre, en quelque sorte irrationnel.
Il faut suivre le déroulement de cette histoire pour savoir si, parce qu'il la fait rire il parviendra à la garder près de lui, si de son côté elle saura durablement lui donner envie de vivre, et s'il gardera toujours le coeur à la bonne place. Quoiqu'il arrive, gardons en mémoire le conseil de Sylvain à Sophia de crier pour libérer ses tensions et son anxiété. Il est vrai que chez eux, il y a de grands espaces où l'on peut s'époumoner sans déranger le voisinage.
Le film n'est pas aussi simple que le titre ne le laisse entendre mais il est formidablement réussi.
Avec Magalie Lépine-Blondeau, Pierre-Yves Cardinal, Francis-William Rhéaume, Monia Chokri
César du meilleur film étranger 2024
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire