
Elle a « naturellement » sa place ici nous précise la commissaire Emilie Bouvard, directrice des collections qui souligne leurs préoccupations communes et l’engagement qu’ils manifestaient dans leur propre existence puisque, pour eux, le travail créateur précède le sens et ce qu’on fit nous constitue, ce qui pourra les conduire jusqu’au vertige.
Sur le plan factuel Giacometti a fait la connaissance de Sartre en 1941 par l’intermédiaire de Nathalie Sorokine qui était une élève et l’amante de Simone et que l’on voit en photo dans le salon. L’écrivain revient tout juste du stalag. Giacometti vient de revenir en France. Simone est en train d’écrire son premier roman, L’Invitée, qui sera publié par Gallimard en 1943. Le sculpteur traverse un moment de trouble intense et ne fait plus que de minuscules sculpture dont nous avons un exemple ci-dessous, placé sur un grand socle, devant un mur composé de Unes et de pages intérieures de la revue Labyrinthe dans laquelle écrivaient Sartre et Beauvoir, choisies par la commissaire.
Au centre de celui-ci une vidéo tourne en boucle, montrant Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en voyage à Genève, à l’invitation de l’éditeur Albert Skira, tirée du Ciné-journal suisse du 31 mai 1946. C’est dans cette ville que Sartre prononcera la célèbre conférence définissant l’existentialisme, que Beauvoir interrogera par rapport à la métaphysique dans une autre.
Alberto Giacometti, Petit homme sur socle en bronze, c. 1939-1945, bronze de 8 x 6,9 x 5,7 cm
L’atmosphère est plus intime dans le salon. Giacometti a rencontré Annette dans une réunion antifasciste. Elle va beaucoup plaire à Sartre et Beauvoir et leur amitié perdurera au-delà de la mort du sculpteur. Dans un extrait de son journal de l’été 46 (ci-dessous) elle raconte l’arrivée d’Annette Arm dans la vie de Giacometti et qu’elle a vivement soutenue auprès de lui.
En vitrine un petit plâtre peint représentant Simone de Beauvoir en 1946 et deux d’Annette (non photographiées mais que vous pourrez trouver dans le catalogue p. 26 et 36.
La femme Léonie, 1947 porte une coiffure typique des femmes des années 40
Dans la grande salle sont exposées des oeuvres de périodes différentes. On reconnaît de gauche à droite : L’objet invisible, en bronze, 1948. Puis Homme (Apollon), bronze de 39,4 x 30,9 x 8,2 cm, 1929. Et enfin La grande figure II 1948-49, plâtre, 173 x 16,6 x 34,4 cm.
Au mur (photo ci-dessous) dessin de 1943 représentant une funambule que Giacometti a dessinée pour le catalogue. Elle signifie que la création est un équilibre face au vide. Le risque du vertige y est remarquablement évoqué.
La période surréaliste s’est achevée avec L’homme invisible. Giacometti a transitionné et invite Sartre à écrire le texte de l’exposition. Il fera un nouveau mythe du sculpteur. Il souligne le peu de netteté d ela sculpture et l’absence de symétrie afin d’adopter la positon flottante du spectateur. Enfin il met en rapport les corps évanescents en lien avec les horreurs de la Seconde guerre mondiale.
Dans la salle parquetée La main, bronze, 1947, 57 x 72 x 15, 5 cm, tout comme Homme qui chavire, 1950, bronze, 60 x 22 x 36 cm confirment que l’enjeu du vide aura occupé Giacometti pendant plusieurs années alors que Beauvoir connait des épisodes d’une intense anxiété et Sartre des épisodes psychotiques. Ces deux oeuvres sont emblématiques de ce moment de l’exposition.
La photographe Agnès Geoffrey (ci-dessous à gauche), dont le suspens hante toute l’œuvre, a été invitée à créer une série pour l’exposition. Partant de l’affirmation de Giacometti, je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche, elle a choisi de réactiver les corps féminins en reprenant les sculptures auxquelles répondent ses œuvres photographiques. On voit ci après La femme oblique (avec Oriane, son modèle juste à côté) mais j’aurais pu tout aussi bien retenir La femme qui chavire qui reprend la sculpture du même titre.
Le corps oblique est ce corps dissident, désobéissant mais qui résiste à la chute. La photographe nous a aussi expliqué » que l’expérience ophtalmique (citée 122 du catalogue) de Giacometti dans un cinéma en 1955, à savoir l’apparition de taches noires sur une toile plate, très similaires aux persistances rétiniennes , a déterminé son approche photographique.
A droite Femme debout, plâtre et métal, 1951
Beauvoir et Sartre s’impliquent de plus en plus dans la Guerre d’Indochine, ou le conflit de Cuba. Simone s’installe, grâce à l’argent du Prix Goncourt, au 11 bis de la même rue dans une sorte d’appartement mezzanine dont la grande fenêtre donne elle aussi sur le cimetière Montparnasse et qui correspond à sa « Chambre à soi ».
Rien ne prouve que Giacometti s’y soit rendu. On sait qu’ils se rencontrait surtout au Dôme. Mais il était intéressant d’en évoquer l’intimité dans la pièce attenante. Avec, sur la cheminée les livres qu’on pouvait trouver chez elle. Et que, d’ailleurs, le visiteur pourra feuilleter ou lire, confortablement assis sur le canapé qui ressemble à celui de l’écrivaine. Dans quelques jours on aura repéré les passages où Simone de Beauvoir parle de Giacometti et ils seront signalés aux visiteurs.
Des rideaux rouges ont été posés semblables à ceux du 11 bis. Une grande photographie montre la passion de Simone pour les objets venant de partout : Maracas mexicaines, bronzes du Burkina, miroirs vénitiens (offerts par Sartre, dans lesquels on ne devait sous aucun prétexte regarder afin d’éviter une certaine « fatalité » du temps qui passe ), marionnettes siciliennes, poteries de Vallauris, œufs d’autruche sahariens, poupées kokeshi japonaises, tambour de Côte d’Ivoire composent une sorte de nature morte autour d’une immense racine surréaliste. Elle porte sur la photo une broche de Calder. Et puis elle avait acquis deux lampadaires « Figure » en bronze dessinés par Giacometti.
Je ne crois pas que le surréalisme ait eu sur nous une influence directe mais il avait imprégné l’air que nous respirions a-t-elle écrit p. 333 de La force de l’âge (p. 137 du catalogue).
Simone de Beauvoir adorait l’art moderne mais n’a pas écrit sur les artistes (était-ce par loyauté vis-à-vis de sa soeur ?). Elle installait des scénettes avec un soin très théâtral. Elle recevait dans cet appartement deux matins par mois le comité de rédaction des Temps modernes.
Outre les peintures récentes de sa soeur Hélène, elle possédait une lithographie de Pablo Picasso -souvenir du rôle de la cousine qu’elle incarna dans la pièce Le désir attrapé par la queue dont j’avais vu une représentation en avril 2019.
Enfin, dans le cabinet d’arts plastiques, au rez-de-chaussée chaussée, se déploie la série des Temps modernes, annoncés par Giacometti. Il a dessiné un Buste d’homme et rédigé des annotations sur une page du n°45 (la maternité, extrait du Deuxième Sexe de Simone Beauvoir), juillet 1949, crayon graphite sur imprimé.
Avant de partir ne manquez pas, si vous ne le connaissez pas, de scruter dans l’entrée l’atelier de l’artiste dans une reconstitution parfaite. Il a été transporté ici dans son intégralité avec l'autorisation de sa veuve, Annette Giacometti, qui avait conservé l’ensemble des éléments.
Je recommande particulièrement la lecture du catalogue, établi sous la direction d’Emilie Bouvard, parce qu’il se fait écho de la conversation de plusieurs années entre Beauvoir, Sartre et Giacometti. Enfin sachez qu’une programmation culturelle est proposée pendant toute la durée de l’exposition, sans compter les visites guidées en français ou en anglais, les visites et les ateliers en famille.
Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’Absolu
Avec la participation d’Agnès Geoffrey
Commissaire Emilie Bouvard, directrice des collections
Institut Giacometti
5, rue Victor Schoelcher - 75014 Paris
Du 18 juin au 12 octobre 2025
Du mardi au dimanche de 10 à 18 h
Fermé le lundi
5, rue Victor Schoelcher - 75014 Paris
Du 18 juin au 12 octobre 2025
Du mardi au dimanche de 10 à 18 h
Fermé le lundi
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire