
N'ayant pas encore lu Ma deuxième liste je reprendrai ce qu'il nous en a dit d'ici quelques jours. Je signale que les phrases en italiques ocre sont celles que j’ai entendues de lui au cours de cette rencontre sauf lorsqu’elles sont tirées de Polaroïds du frère (le numéro de la page est alors mentionné entre parenthèses).
Ce dernier livre n'était pas destiné à être un roman. En fait l'objet-livre a clôturé l’histoire. Il ne l’a pas commencée. Ce que l'auteur a cherché à faire c'est une chronologie d’émotions avec des exemples illustrant ces émotions, 188 instantanés pour 30 ans de silence, d'où le titre.

Le lendemain du jour où je le refermais je découvrais L'effondrement d’Edouard Louis.
J'ai été frappée par la similitude de la situation et je me souviens également du choc de Nicolas Hulot découvrant dans la cave de l’appartement familial le corps de son frère enroulé dans un tapis. Perdre son frère de mort violente serait-il à ce point un fait divers récurrent ? Peut-être pas mais on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres duos de frères célèbres et dissonants comme les Léotard.
Sur le plan de l'écriture tous deux se composent de morceaux qui nous sont proposés dans un ordre qui ne suit pas la chronologie. Sur le fond, les points communs sont multiples sont en quelque sorte des écrivains de leur famille, tous deux se situent dans le nord de la France (le frère de Grégoire vivait quartier Sainte Elisabeth à Roubaix, précisément tout près de l’extraordinaire musée de la Manufacure), chaque frère a été retrouvé mort gisant au sol, dans un endroit où il vivait seul. L’un comme l’autre naquit dans une famille dysfonctionnelle, où les parents ont élevé (un peu) différemment leurs deux garçons, un seul faisant des études. Les deux frères ne se voyaient plus depuis de nombreuses années (dix ans pour Edouard Louis, trente pour Grégoire Delacourt) malgré d’anciens moments de complicité très forts qui nous seront racontés. Les pères sont particulièrement violents (Grégoire désigne le sien sous le terme de corbeau) et se comportent odieusement. La violence intra familiale atteint des sommets. Et après le décès du frère ce sont encore le frère survivant et la soeur qui ont les obsèques en charge.
Il est sans doute logique, quand on est écrivain et que la réalité vous heurte de plein fouet, qu’on cherche par l’écriture à comprendre ce qui, pour beaucoup de nous, restera indicible. Edouard Louis s’efforce de disséquer l’histoire en analysant le lien entre dépression et alcoolisme, en tentant de démêler ce qui relève du déterminisme, principalement social, et ce qui aurait pu être modifié.
Si sa motivation me parait davantage d'ordre politique celle de Grégoire Delacourt est d’ordre affectif. Comme il a raison de nous donner cette phrase de Françoise Sagan : aimer c'est comprendre. L'un ne me semble d’ailleurs à aucun moment nommer le prénom de cet homme qu’il met à distance en parlant de lui à la troisième personne tandis que Delacourt le tutoie et finit par révéler son prénom, même si ce n’est que page 143. Il dira même qu'il aurait voulu donner son prénom à l'ouvrage.
Il avoue sa propre frayeur rétrospective : Sa vie était celle que j'aurais pu avoir. Et il ajoute aussi : Je détestais souvent mon frère mais j'ai besoin de comprendre (p 155). On aurait tendance à rétorquer que le manque d’amour lui aura été fatal. Et pourtant l’auteur relate que plusieurs femmes se sont employées à tenter de faire bouger les choses, sans y parvenir.
Dans les deux cas c'est l’alcool qui "gagne la partie". La démonstration est donc faite, sans pourtant employer ce terme, que l’alcoolisme est une maladie, … une maladie mortelle.
C’est le silence autour de toi que je cherche à chambarder. Gaver de mots et d’images l’épouvante de l’effacement, jusqu’à effacer le mot effacement lui-même, car on dit que si un mot n’existe pas, la chose qu’il représente n’existe pas non plus.
Toutefois, il est curieux de constater qu’il n’existe pas de mot pour définir un frère qui a perdu son frère; et je t’ai perdu. Alors les hommes font des livres à leurs frères morts comme on érige des mémoriaux aux inconnus dans les villages pour retenir leurs cendres. Et aujourd'hui, si on y réfléchit, un livre tenu debout, c’est une pierre tombale …
Personne n'a assisté à la mort de cet homme dont le cadavre a été découvert bien des jours plus tard. Même si Ecrire c’est mentir (p. 30) il nous livre (se délivre) plusieurs versions de cette mort dont la reconstitution ne peut qu’être hypothétique à l'instar d'une recherche archéologique. Après avoir déterré une statue, l’archéologue essaie de reconstituer ce que fut le modèle que le sculpteur a modelé et qui aujourd’hui n’a plus de bras.
Une fois commencé, la lecture est rapide. De ses années de publicitaires il a conservé l’amour des mots et le formidable talent de les faire surgir inopinément ou de les associer pour créer des métaphores, des oxymores, bref d’enrichir le récit. Mais sans bavardage inutile car, et je suis bien d'accord avec lui, il y a trop de mots souvent dans les livres.
Je me suis régalée à découvrir beaucoup de mots que je ne connaissais pas. Comme boutanche dont je devine malgré tout le sens, pinaillon, débagouler, méphitique, tartariner, crise comitiale et puis d'autres qu'ils a déjà utilisés mais que j'avais oublié comme paréidolie (p. 32).
Il a une façon toute personnelle de conjuguer le verbe irradier (p.34). Guerre et rire offrent l'occasion d'un jeu de mots avec guérir (p. 122). Son amour des mots n'est pas aveugle : les mots sont comme les lames de rasoir. Si vous les gardez, ils vous cisaillent.
Est-ce à dire que l'écriture pourrait avoir une vertu thérapeutique ? Pas vraiment Ça répare rien mais ça donne. Je m’étonne de l’emploi de ce mot "réparer" alors qu’il a écrit L’enfant réparé (critique à venir bientôt également). Il emprunte à Antoine Leiris (Vous n’aurez pas ma haine) une phrase qu'il aurait aimé trouve lui-même : l’écriture n’est sans doute pas thérapeutique mais offre une pause dans le chagrin.
On trouve dans le roman une autre définition écrire c’est dénicher les bruits qui font du bruit dans le silence (142). La rédaction de cet ouvrage a un autre effet bénéfique, faire exister son frère : La littérature est un vaste cimetière et j’y pioche ta place. (…) On me parle de lui comme de quelqu’un de vivant. Deux de mes enfants ne l’ont jamais rencontré.
Au cours de la soirée il aura beaucoup parlé de ses lecteurs, des propos qu’il entend en dédicace. Des "moi aussi" (j'ai perdu un frère). Des "maintenant" (après avoir lu votre livre je me sens apaisé). Preuve que si l’écriture ne répare pas elle donne beaucoup.
Grégoire Delacourt est né en 1960 à Valenciennes dans le Nord. Il a travaillé plus d'une vingtaine d'années dans la publicité (qu'il appelle "réclame"). Il écrit depuis très longtemps mais son premier roman, L’Écrivain de la Famille a été publié chez Lattès en 2010. Il enchaina ensuite de multiples succès littéraires, dont La liste de mes envies (2012) adapté au théâtre puis au cinéma, On ne voyait que le bonheur (2014), Les quatre saisons de l'été (2015) et plusieurs autres livres dont le dernier que j’avais lu qui est Un jour viendra couleur d’orange. Pour lire tout ce que j’ai écrit sur lui, suivre le lien.
Polaroids du frère de Grégoire Delacourt, Albin Michel, en librairie depuis le 30 avril 2025
Ma deuxième liste, en livre de poche depuis le 30 avril 2025
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