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vendredi 20 juin 2025

Bérénice mise en scène par Romeo Castellucci

Vous souvenez-vous de l’acharnement qui s’est abattu l’an dernier sur l’interprétation d’Isabelle Huppert dans le rôle de Bérénice au Théâtre de la Ville ? J’avais été choquée par la cruauté de certains propos, surtout venant de la part de metteurs en scène relayant sur les réseaux sociaux des articles massacrant le spectacle alors que peut-être (je dis bien peut-être) ils ne l’auraient pas fait si la presse avait été dithyrambique. J’avais le sentiment qu’ils n’avaient pas pris la peine de voir la pièce. Je m’étais interrogée sur leur réaction si je traitais leur prochaine création de la même manière.

Je me souvenais d’Isabelle Huppert acceptant de jouer dans La Cerisaie sous la pluie dans la cour d’honneur du festival d’Avignon par respect pour le public. Je sais qu’elle a les nerfs solides et qu’elle supporte beaucoup de choses, mais quand même la limite avait été allègrement franchie. Ce qui n’a pas empêché l’académie des Molières de nominer la comédienne pour ce rôle de Bérénice. Son absence à la dernière cérémonie fut d’une grande dignité.

Les spectateurs furent moins chichiteux. Le théâtre avait proposé une représentation supplémentaire et toutes les places avaient été vendues en moins de trois jours. Preuve que la sur-réaction et la controverse n'empêchent pas les amateurs du théâtre de Roméo Castellucci de franchir la porte.

Je n’ai pas participé à la polémique mais je voulais me forger ma propre opinion après un temps de recul. La reprogrammation de Bérénice en fin de saison 24/25 m’en a donné l’occasion. Et je dois dire qu'à l'exception d'une phrase hurlée par un mécontent qui se pensait drôle, rien n'a troublé la représentation. Les spectateurs de ce soir étaient manifestement venus en toute connaissance de cause et étaient prêts pour goûter la performance.

Certes la proposition de Romeo Castellucci n’est pas classique mais à quoi bon monter Bérénice si c’est pour refaire ce que d’autres ont fait avant soi ? Et, côté spectateurs, quel serait l’intérêt de venir voir une énième version traditionnelle de la pièce de Racine ? Il y a sans doute un public pour, et je ne critique pas ceux qui voudraient (notamment le jeune public) assister à un spectacle qui respecte à la lettre la diction des alexandrins raciniens.

Non pas que le metteur en scène italien ait modifié le texte. En fait il n'a retenu que les paroles prononcées par la reine. Et c'est dans une totale transparence que le programme annonce un spectacle librement inspiré de l'oeuvre de Jean racine. L'illustration est d'ailleurs tout à fait explicite, montrant l'actrice s'appuyant sur un objet quotidien parfaitement reconnaissable, un radiateur.

Aucun doute n'est permis sur le travail plastique de cet homme couronné roi du théâtre d'image. Chaque tableau est d'une beauté visuelle sans appel. Mais il est vrai que la plupart du temps ce qu'on voit et ce qu'on entend sont à la limite de la perception d’un oeil et d’une oreille humaines. Ou inversement, à tel point que le public est mis en garde contre des effets visuels de type stroboscopique et des niveaux sonores potentiellement gênants pour les tympans.

Il faut sans doute renoncer à comprendre même si l'actrice détache chaque syllabe de son intense monologue, et prononce chaque mot à la perfection, en n'omettant aucune lettre. Après tout Racine étant un classique il est facile de se procurer le texte d'origine si on veut s'y replonger.

Le théâtre est un art vivant et il l'est plus que jamais avec un artiste qui comme Romeo Castellucci réinvente le panorama. Il privilégie le sensible et sollicite notre imaginaire pour provoquer des émotions. Il nous surprend tout en nous ravissant. Sur ce point il a gagné et je me souviendrai de plans séquences visuellement très forts et porteurs de sens.

La première scène, introduite par le défilement de la proportion de chacun des éléments chimiques constitutifs du corps humain depuis le plus important, l’oxygène pour 65 %, le carbone pour 18, l'hydrogène pour 10 et l'azote pour 3. Viennent ensuite des proportions très réduites de calcium, phosphore, potassium, soufre, sodium, chlore, magnésium, iode, fer, puis juste des traces de cuivre, zinc, sélénium, fluor … La voix transformée par le vocodeur se distant. Les traces deviennent infimes à partir du lithium et l’actrice est à peine audible. On ne l'entend plus lorsqu'on nous annonce la présence de l'or, un pourcentage qui apparait six zéros après la virgule. C'est anecdotique et pourtant l'or est sublimé dans le spectacle à plusieurs reprises.

Après le radiateur ce sera une machine à laver qui créera la surprise. Et pourtant quoi de plus efficace pour témoigner de la persistance d'une énorme tache de sang, indélébile sur le voile que la comédienne retire de l'appareil.

Le profil d'une tête de rapace sera projeté sur une toile du fond de scène et plus tard les exclamations oh et ah. Des nuages noirs sembleront amoncelés au-dessus du plateau. Une musique évoquera le Boléro de Ravel. Une traversée christique avec un sénateur qui chancelle.

Le renoncement est au coeur de l'intrigue de Bérénice. Mais bien entendu l'acceptation n'intervient qu'après un temps d'exposition des faits, de tentative de compréhension, de colère, de rage,  de furie exprimant la haine jusqu’à sombrer au sol. … bref d'une large palette d'émotions qu'Isabelle Huppert incarne  magnifiquement et diversement par un cri ou par un très long silence. Jusqu'à ce hurlement accompagnant une injonction paradoxale à l'adresse du public : Ne me regardez pas ! et qui sera samplée en boucle.

Je ne commenterai pas davantage le travail sur le son ni sur la façon en elle-même de donner la parole qui (je reprends les termes du metteur en scène) est nécessairement tordue au vocodeur, à l'autotune ou amplifiée par de la réverbération qui sont autant de parasites volontaires. On peut ne pas aimer non plus la musique de Scott Gibbons mais c'est en tout cas de la haute précision. Et Isabelle Huppert est éblouissante, ce qui n'est pas une surprise puisqu'elle a déjà brillé au théâtre. Je ne citerai qu'Orlando de Bob Wilson en 1993 et plus récemment Marie Stuart, du même metteur en scène.
Romeo Castellucci le justifie en expliquant : Bérénice est le point immobile et central du chaos, l’origine du typhon qui circule autour d’elle. Tous les personnages tournent autour d’elle. Il y a le texte intégral de Bérénice, tandis que tous les autres personnages sont flous, tels des revenants qui émettent une parole fantôme. Nous pouvons aussi imaginer que nous sommes dans la tête de Bérénice, ou d’une personne qui croit être Bérénice.

Effectivement, Titus et Antiochus qui sont des personnages "centraux" sont muets dans cette version. Leur  présence est partiellement reléguée dans des phrases projetées sur des rideaux, un peu mouvants, et donc parfaitement illisibles depuis mon fauteuil. Cela ne me choque pas particulièrement. J’avais moi-même écrit à propos de celle de Muriel Mayette-Holtz (avec Carole Bouquet dans le rôle titre) que dans cette pièce seule Bérénice était intéressante et surtout pas ces deux hommes, qui l'un comme l’autre ne savent pas l’aimer. Titus prétend l’aimer, mais il la sacrifiera à l’autel du pouvoir après avoir malgré tout "profité" d’elle une dernière nuit. Antiochus revendique des sentiments puissants, mais il la sacrifiera soit-disant par loyauté.

C'est donc une excellente idée de nous montrer ces deux amants comme de grands adolescents, davantage enclins à jouer au basket, ou à danser, Antiochus répétant en miroir le moindre geste de Titus dans une superbe chorégraphie et quelques gestes de mime. Les rôles en ont été confiés à deux performeurs, Cheikh Kébé et Giovanni Manzo, dans les rôles rendus mutiques de l’empereur de Rome et du roi de Commagène. Quant aux sénateurs, ils composent un corps dansant de douze artistes qui incarnent le pouvoir à la romaine, politique ou militaire, certes muet mais véritable menace aveugle et sourde.

Bérénice est décidément très seule, sans partenaire de jeu, ce qui attise l’aspect dramatique de sa situation mais toujours digne. Que ce soit au tout début quand elle apparait en robe printanière scintillante évoquant tout autant son statut de reine que de future mariée. Vêtue d'un manteau automnal quand elle n'est qu'une mendiante de l'amour de sa vie. Enfin fleur estivale parmi les fleurs dans une corolle de camaïeux carmins qui s'extrait d'un bouquet grandiose. Les tenues créée par Iris van Herpen sont superbes et quasi magiques. La situation me rappelle une parole de l'actrice commentant certains de ses vêtements : une belle robe c'est une robe qui vous expose et qui vous protège
Bérénice conception librement inspiré de Jean Racine et mise en scène par Romeo Castellucci
Musique Scott Gibbons
Costumes Iris Van Herpen
Conception maquillage et coiffure Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Sculptures de scène et automations Plastikart Studio Amoroso & Zimmermann
Avec Isabelle Huppert (Bérénice),
Cheikh Kébé, Giovanni Manzo (Titus et Antiochus),
Corneliu Dragomirescu, Guillaume Durieux, Tony Iannone, Andrew Isar, Karl Philippe Jagorel, Simon Legré, Charles Leplomb, Salvatore Montalto, Sébastien Peyrucq, Nicolas Rappo, Gilles Renaud et Jimmy Roure en Sénateurs romains

Je remercie Jade pour ses photos

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Metteur en scène, créateur de scènes, de lumières et de costumes, Romeo Castellucci (né en Italie en 1960) est connu dans le monde entier pour avoir créé un théâtre fondé sur la totalité des arts et visant une perception intégrale de l’œuvre. Son théâtre offre une dramaturgie qui renverse la primauté de la littérature, faisant de son théâtre une forme d’art complexe ; un théâtre fait d’images extraordinairement riches exprimées dans un langage compréhensible comme la musique, la sculpture, la peinture ou l’architecture. Avec Bérénice, le théâtre de la ville le reçoit aujourd'hui pour la cinquième fois.

Scott Gibbons est un compositeur et interprète de musique électroacoustique né aux États-Unis. Actif depuis plus de 30 ans dans le domaine de l’expérimentation sonore, il est une figure de proue du dark ambient et de la micro musique, utilisant une double exploration des possibilités des phénomènes acoustiques naturels d’une part, et de celles de la technologie audio d’autre part. Il crée de la musique et des événements sonores pour les productions théâtrales primées de Romeo Castellucci depuis 1998. Mais aussi de la musique pour des feux d’artifice à grande échelle avec le Groupe F, pour l’inauguration du Louvre Abu Dhabi, et pour la célébration du 120e anniversaire de la Tour Eiffel en incorporant des sons de la Tour elle-même.

Iris van Herpen est largement reconnue comme l’une des créatrices les plus avant-gardistes du monde de la mode. Elle établit des passerelles entre les domaines de la mode, de la nature, des arts et de la science. Depuis sa création en 2007 et son adhésion prestigieuse à la Fédération de la Haute Couture, chaque création rayonne d’un émerveillement avant-gardiste à la croisée des méthodes pionnières et des matériaux luxueux qui remettent en question les notions conventionnelles de la Haute couture. L’engagement d’Iris van Herpen en faveur de la slow fashion et ses collaborations minutieusement réfléchies permettent à ses créations pluridisciplinaires de transcender les frontières, de repenser notre relation à la mode et de développer de nouveaux imaginaires. Elle collabore avec des artistes de toutes sortes, notamment le chorégraphe Damien Jalet, la performance artist Björk, l’artiste cinétique Anthony Howe, l’architecte transdisciplinaire Philip Beesley et l’artiste digital Neri Oxman.

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