J'ai extrêmement aimé cette version des Bonnes par Mathieu Touzé qui a de plus procédé à une distribution aux petits oignons pour interpréter des rôles complexes.
Non seulement tout est très réussi mais aussi on rit. Et croyez-moi, faire rire au théâtre sans verser dans le boulevard n'est pas chose aisée.
Le rire n'empêche pas l'émotion, ni la compassion, et il en faut face à la folie des personnages, de tous les personnages, à des degrés divers de gravité.
La création eut lieu en avril 1947, au Théâtre de l'Athénée à Paris, dans des costumes signés par Jeanne Lanvin et avec une mise en scène de Louis Jouvet qui en était le directeur du théâtre.
Quand on pense que le soir de la première fut marqué par un silence hostile, sans aucun applaudissement, et qu'ici le public battra des mains à plusieurs reprises pendant la représentation par exemple pour accompagner une danse … on se dit qu'il y a eu un énorme chemin de parcouru, même s'il en reste à faire.
Il s'agit à l’origine d'une pièce tragique et violente, qui a quelque chose à voir avec l'affaire des sœurs Papin, un fait divers sanglant survenu en 1933, et la violence qui est mise en scène provoque le malaise. C’est cependant l'œuvre la plus jouée de Jean Genet.
S’il est nécessaire de résumer on peut dire qu’au début, alors que Madame, une femme riche de la haute bourgeoisie, s’est absentée, Claire, la cadette, jouant Madame, est accusée par Solange, jouant Claire, d'avoir provoqué l'emprisonnement de Monsieur. Mais Claire (qui joue Madame), nie toute responsabilité. En même temps, Madame (jouée par Claire) est accusée d'avoir un faible pour Mario, le laitier. Mais ce bel homme est surtout apprécié par l'une des bonnes.La violence devient physique et Solange, jouant toujours Claire, étrangle Claire (qui joue Solange). C’est alors que le réveil sonne, prévenant de l'arrivée imminente de Madame, et mettant fin au jeu de rôles.Tandis qu'elles remettent tout en place, on apprend que Claire a écrit une lettre qui a entraîné la fameuse arrestation de Monsieur et qu'en parallèle, Solange aspire à l'héritage de Madame, dans le cas où celle-ci mourait. Elle avoue également qu'elle a voulu étrangler Madame, sans être capable de terminer son acte.C'est à ce moment-là que le téléphone retentit : c'est Monsieur, qui annonce à Claire que le juge l'a laissé en liberté provisoire. Il demande à ses bonnes de dire à sa femme qu'il l'attend au café Le Bilboquet.Les bonnes s'affolent. Et si Monsieur, en parlant, allait découvrir qu'elle est l'auteure de la lettre l’ayant dénoncé ? Elle décide donc de tuer Madame, en l'empoisonnant avec son tilleul.De retour chez elle Madame affirme d'emblée son soutien à Monsieur. Son attitude avec ses bonnes est ambiguë, faite de condescendante et de gentillesse en leur offrant ses toilettes. Claire finira par prévenir que Monsieur l’attend au Bilboquet. Madame refusera de boire le tilleul avant de partir..Solange accusera Claire d'avoir échoué à lui faire boire le breuvage. La panique saisit les deux sœurs qui passent en revue les objets qui trahiraient leurs méfaits : le téléphone ? le fard ? le réveil ?Elles finissent par reprendre leur jeu de rôles. Claire redevient Madame, Solange redevient Claire. Solange envisage la première le suicide, mais Claire (jouant Madame) demande à sa bonne son tilleul, insiste, et le boit.
Si on se replace en 1947 nous sommes sous le choc de la Seconde Guerre Mondiale alors que l’épuration est encore une réalité. La question centrale est de déterminer ce qui peut faire sens alors que l’homme s'est révélé si abject. A quoi bon donner un sens à son existence quand l'absurdité du crime de masse a pu exister ?
Dans Les Bonnes, les rôles sont fluctuants et questionnent au-delà de l’identité. Chacun joue un rôle qui n’est pas toujours le sien. Mais le spectateur, sauf s’il a lu le résumé, ne le sait pas au début. Seule la présence de Madame mettra de l’ordre. Chacun redeviendra soi-même. Enfin apparemment car Madame, si elle apparaît d’abord comme une veuve désespérée (abandonnée magnifique), et généreuse est en fait imbue de sa supériorité sociale à l’égard de ses employées qu’elle tutoie en leur imposant le vouvoiement. Elle corrige leur vocabulaire : Ce n'est pas de la poudre, c'est du fard, c'est de la cendre de roses. Elle les nargue en refusant le tilleul : Cette nuit, c'est du champagne que nous allons boire.
Le pluriel du titre amalgame Claire et Solange comme si elles n’étaient qu’une seule et unique personne. Paradoxalement, Madame et Monsieur n'ont pas besoin de nom pour affirmer leur position alors que Claire et Solange qui en ont un ne sont que des "bonnes", mot polysémique à double sens. Ces domestiques sont tout sauf bonnes.
Dominants et dominés s'affrontent bien au-delà de ce qui concerne les rapports hiérarchiques. Le texte nous en fournit de multiples preuves. Jusqu'à la "cérémonie" comme elles désignent le meurtre fantasmé de leur patronne qui, à force de se répéter aboutit à un véritable passage à l'acte … ou à un suicide au bout d'une manipulation quasi hypnotique. Mais ce serait trop simple de restreindre la pièce à cela.
Ce qui est formidable dans le travail de Mathieu Touzé (dont on notera qu'il signe scénographie, chorégraphie, costumes (avec le soutien de la Comédie-Française qui a consenti plusieurs prêts) et mise en scène, c'est d'être resté fidèle à l'idée de départ de Genet, qui est de démontrer que l'espace mental de Claire et de Solange est un vase clos qui conduit à la folie, par le pouvoir de l'imagination.
Dans sa mise en scène, il pousse les personnages le plus loin possible. A commencer par l'apparition du laitier, conçue comme une sorte de "private joke" pour ceux qui connaissent le texte. Chaque scène est soigneusement construite. Les comédiens sont formidables. D'abord techniquement parce que le plateau est encombré et restreint et c'est une prouesse de s'y déplacer (surtout avec des escarpins Louboutin), encore plus de danser. Ensuite par leur interprétation qui encore une fois provoque des salves de rire sans que jamais une parole ou un geste ne soit ridicule.
Sa réflexion sur le genre et l’identité se superpose avec les relations de domination. Contrarier des aspirations intimes mène à la violence. Mais je ne veux pas dévoiler des moments dont il sera plus intéressant au futur spectateur d'en faire lui-même la découverte.
Je dirais juste qu'on peut se demander si Claire (Stéphanie Pasquet) et Solange (Elizabeth Mazev) ne seraient pas une seule et même personne qui se dédoublerait lors de crises de folie schizophrénique, si Monsieur et Madame existent vraiment. Et que l'on peut aussi s'interroger à propos de ce dicton populaire voulant que l'habit fait le moine. Qui dans ce cas se travesti ? Claire en endossant la robe de Madame ? Madame (Huming Hey) en changeant de robe du soir à la vitesse d'un transformiste ?
On est loin, très loin de l'interprétation glaciale de Maria Casarès en 1985 mais que c'est bon d'être surpris, de savourer l'audace et de rire.
Quelle formidable idée de faire chanter en play-back (et danser) C'est dans l'air de Mylène Farmer dont les paroles (Laurent Boutonnat) collent à la perfection à la situation :
Vanité, c'est laid / Trahison, c'est laid / Lâcheté, c'est laid / Délation, c'est laid / La cruauté, c'est laid
(…) Les cabossés vous dérangent / Tous les fêlés sont des anges (…)
S'enivrer, coïter, quid de nos amours passés (…)
Sauf qui peut, sauve c'est mieux, sauf qu'ici, loin sont les cieux (…)
On s'en fout, on est tout, on finira au fond du trou (…) Moi je m'invente une vie
La pièce conserve des zones d'ombre. Pourquoi Monsieur donne-t-il rendez-vous à Madame au Bilboquet ? L’étymologie de ce mot est contestée mais l'une d'elles suggère la combinaison entre bille (désignant une petite boule) et boucquet (possible dérivé du verbe bouquer signifiant "encorner" comme le fait un bouc).
Evidemment la répétition perverse d'une cérémonie sadomasochiste finira par déraper mais la pièce non. Elle se tient de bout en bout. C'est le talent d'une équipe formidable et on n'est pas près de l'oublier.
On peut parier que la nomination de Huming Hey dans la catégorie Révélation aux Molières 2024 va donner un coup d'accélérateur à la tournée. Elle récompense une performance exceptionnelle. Tous ceux qui ont déjà vu Huming sur scène espéraient depuis plusieurs années que cette reconnaissance arrive sans trop tarder.
Les Bonnes de Jean Genet mis en scène par Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey, Elizabeth Mazev et Stéphanie Pasquet et Thomas Dutay
Avec Yuming Hey, Elizabeth Mazev et Stéphanie Pasquet et Thomas Dutay
Scénographie, chorégraphie et costumes Mathieu Touzé
Lumières Renaud Lagier
Du 27 février au 23 mars 2024au Théâtre 14 - 20 avenue Marc Sangnier - 75014 Paris
Puis en tournée, du 9 au 12 avril au Théâtre national de Bordeaux
Du 14 au 16 mai au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy Lorraine
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