
Il faut croire qu'on se bonifie avec l'âge puisque l'auteure l'a publié au-delà de ses 70 ans.
Je n'imaginais pas qu'il puisse s'agir d'une nouveauté tant la couverture est proche de celle du roman de Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, dont la version française est parue chez le même éditeur il y a quatre ans. Les deux femmes ont sans doute beaucoup de choses en commun. D'ailleurs la seconde a qualifié le livre de la première bouleversant de poésie, de beauté et de grâce.
On ne saurait dire mieux.
Lorsque Doris et Tup se rencontrent dans les années 1930, l'avenir leur apparaît comme une évidence. A tout juste dix-huit ans, Doris troque ses rêves d'enseignante pour une vie d'amour et de labeur aux côtés de Tup dans la ferme laitière familiale du Maine. Là-bas, leurs journées suivent les rythmes de la terre ; un quotidien fait de joies simples, en communion avec la nature, qu'égayent bientôt trois enfants au caractère affirmé : Sonny, qui fait de sa chambre un musée consacré aux insectes uniques de la région ; Dodie, la cadette au grand coeur ; et Beston, le petit dernier, calme et dévoué.
Une vie de découverte et de partage bien réglée, jusqu'au jour où survient une terrible tragédie, ébranlant à jamais les fondations familiales... Etendant le récit sur presque vingt ans, Meredith Hall rend compte du quotidien d'une famille américaine ordinaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, prise entre les tourments personnels et les bouleversements sociétaux.
Le thème pourrait a priori effrayer. Mais il est traité avec pudeur, tendresse et empathie à l'égard de chaque personnage, sans jamais juger leurs actions, ni leurs faiblesses. On se doute que la famille trouvera le chemin de la reconstruction mais on devine que chacun suivra celui qui lui semble le meilleur (ou le plus envisageable) sans pouvoir présumer de ce qui les attend dans les dernières pages : une ultime réconciliation ou une séparation définitive.
Ce qu'on peut en tout cas dire sans révéler l'issue c'est qu'il y a beaucoup d'amour dans cet ouvrage qui est une double ode à la nature, et au travail. Donc l'amour de la terre en premier lieu, comme dans nombre de romans américains. Le travail fait l'objet d'un dévouement extrême tout autant que de joie. L'exploitation agricole leur apporte non seulement de quoi manger et subvenir à leurs besoins essentiels mais elle procure aussi énormément de satisfactions. Le lecteur assiste à l'épanouissement d'un bonheur intense.
Je vis avec des êtres qui semblent plus grands que le monde (confie Doris, la mère p 21). J'ai trouvé la formule très belle et l'ai notée sans me rendre compte à cet instant que c’était précisément le titre du livre, dans sa version française car il a été publié aux USA en 2020 sous le titre Beneficence (Bienfaisance).
Alors que des guerres résonnent à l'autre bout du monde, Doris est convaincue en 1947 que rien de terrible n'arrivera ici. Il suffit de se montrer prudent, de faire attention et simplement d'avoir confiance que tout ira bien. C'est le prix à payer pour la beauté et la tranquillité de cette terre (p. 24). Cet espace est-il pour autant un rempart insubmersible qu'aucun incident ne pourra ébranler ?
Les parents semblent exemplaires : J'enseigne à mes enfants que nous sommes responsables de tout ce que nous faisons et ne faisons pas dit le père (p. 68). Pourtant ils ne sont pas naïfs et ont pleinement conscience du temps qui passe et passera : Un jour, Doris et moi deviendront ces fantômes là-haut sur la colline (p. 76).
Les phrases sont belles pour décrire la nature, les tâches du quotidien, fussent-elle ardues, comme pour nous faire partager les relations qui unissent les protagonistes, ce qui est renforcé par le choix d'une structure chorale tout au long de deux décennies. On ne sent aucune fausse note, si ce n'est, à intervalles réguliers, et à petites touches, lorsque Meredith Hall ajoute quelques mots par exemple à la fin de la description d'une après-midi de patinage, suggérant qu'une menace pourrait plausiblement venir tout bousculer (p. 80) ou sous-entendant que quelqu'un pourrait se comporter de manière répréhensible : Je redoute parfois de découvrir un jour que je me suis trompé en pensant faire le bien et qu'on me le reproche (dit le père p. 73).
L'amour semble couler de source, qu'il soit filial, parental, marital ou fraternel. Le lecteur se surprend à penser que le résumé l'a induit en erreur. La première partie, sous-titrée "Avant" est quasi merveilleuse.
"Après" sera un chemin de pierres mais enfants comme parents s'efforceront de continuer d'avancer, un pas après l'autre, malgré le repliement de Doris à l'intérieur d'elle-même. Les personnages sont touchants même lorsqu'ils font des choses qu'on ne trouve pas acceptables.
Dodie, la fille, n'a que quatorze ans mais elle fait preuve de courage autant que de maturité : J’ignorais que les hommes et les femmes avaient autant de temps en travaillant pour réfléchir aux questions qui troublent la nuit (p. 146).
Doris, celle qui, apparemment aura été la plus ébranlée, s'interroge à la fin à bon escient sur son parcours de vie : la moindre différence dans les choix que j'ai faits et ma vie aurait été tout autre (p. 258). C'est un point de vue qu'on adopte souvent après un accident ou un drame, assorti d'un "si j'avais su…". Mais elle conclue que si c'était à refaire elle choisirait (malgré tout) cette vie dans toute sa tristesse et toute sa grâce, en ajoutant que dire oui aux autres, c'est dire oui à soi-même.
Ce roman a ceci de splendide qu'il est une fiction tout en étant un récit de vie qui aurait pu être le nôtre si nous avions choisi, nous aussi, la voie de la bienfaisance, sans doute unique chemin pour ne pas sombrer dans les mondes obscurs, malgré les blessures émotionnelles de l'enfance, irrémédiablement indélébiles.
Meredith Hall est née en 1949. Elle partage sa vie entre l’écriture et l’enseignement à l’université du New Hampshire. En 2007, elle publie ses mémoires, Without a Map, immédiatement reconnus outre-Atlantique comme un classique du genre. Elle collabore régulièrement avec Five Points, The Gettysburg Review, The Kenyon Review, ou encore The New York Times. Aussi surprenant qu'on puisse le croire Plus grands que le monde est son premier roman, publié à 74 ans.
Plus grands que le monde de Meredith Hall, traduit de l'anglais (États-Unis) par Laurence Richard, Philippe Rey, en librairie depuis le 1er février 2024
Sélectionné pour le Prix des Lecteurs d'Antony 2025
Liste des livres sélectionnés pour le Prix des Lecteurs d'Antony
Badjens de Delphine Minoui
Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez
Traverser les montagnes, et venir naître ici de Marie Pavienko
Absolution d'Alice McDermott
Source de chaleur de Soichi Kawagoe
Plus grands que le monde de Meredith Hall
Cabane d'Abel Quentin
Je pleure encore la beauté du monde de Charlotte McConaghy
Le sang des innocents de S.A. Cosby
Bien-être de Nathan Hill
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