Beaucoup de cinéphiles s’interdisent d’aller au cinéma voir l’adaptation d’un livre qu’ils ont beaucoup apprécié. Ce n’est pas mon cas même si j’avais une certaine appréhension à découvrir sur grand écran les personnages de Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin.
J’ai entendu, à la sortie, des critiques à propos des parti-pris de réalisation et il est probable que mes souvenirs de lecture m’ont aidée à être en empathie avec le personnage du père car l’auteur narre cette histoire de son point de vue, ce qui est d’ailleurs respecté par le scénario.
Ma réserve à aller voir le film tenait essentiellement au sujet car il n’est pas aisé de traduire la violence au cinéma. Je connaissais Delphine Coulin et Muriel Coulin à travers leur film Voir du pays en 2016 à propos de deux soldates françaises tentant d'oublier l'Afghanistan. Cette fiction bien documentée m'avait beaucoup interpelée sur l'aspect politique de la violence. L’originalité de leur nouveau film -qui porte sur un tout autre contexte- est de démontrer que celle-ci est une addiction avant de s’inscrire dans un discours politique. C’est un aspect qui était nettement moins prégnant dans le roman mais il est très intéressant car il permet d’approcher la fascination d’une frange de la population pour des actes extrêmes.
Quelque chose me mettait mal à l’aise au fur et à mesure de la projection et que je n’avais pas ressenti de cette manière dans le souvenir que j’avais du roman. J’ai donc décidé de le relire quelques jours plus tard, ce qui m’a amenée à remanier la critique que j’avais écrite de ce film.
Pour résumer mon point de vue Jouer avec le feu est admirablement construit et interprété. Mais il ne restitue pas les subtilités avec lesquelles le romancier avait tricoté son histoire. Le contexte régional très particulier de la Lorraine y est presque effacé. Plusieurs personnages, à mes yeux essentiels, ont été gommés. Quelques scènes fortes ont été occultées. La fin est différente, et l’émotion qu’elle provoque n’est pas ressentie au cours de la projection. Il me semble que presque tout ce qui permettait de nuancer l’enchaînement dramatique a été écarté de manière à livrer au spectateur un portrait à charge. Laurent Petitmangin n’excuse jamais mais il installe un climat semblable à celui qui est travaillé dans ce qu’on appelle aujourd’hui la justice réparative et qu’il transpose dans l’univers social. C’est selon moi capital pour ne pas alimenter les discours de haine qui ne sont pas constructifs, et cela bien qu’il ne faille évidemment pas être conciliant avec les extrêmes.
L’analyse qui suit se focalise sur le scénario du film et son interprétation, tout en revenant au livre quand c’est nécessaire pour éclairer le thème qui reste central.
Pierre, chef mécanicien de nuit à la SNCF, ancré à gauche, rangé du syndicalisme avec l’âge, élève seul ses deux fils dans son pavillon de Metz depuis la mort de son épouse. Louis, le cadet, réussit de brillantes études et avance facilement dans la vie. Fus, l'aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d'extrême-droite, à l'opposé des valeurs de son père, et partage avec eux les rixes et les idées. Pierre assiste impuissant à l'emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l'amour cède place à l'incompréhension.
Les acteurs comptent pour beaucoup dans la cohérence de cette famille. Pierre (dont le prénom est une promesse de force) est interprété par Vincent Lindon qui fut primé pour ce rôle à la Mostra de Venise. Stefan Crépon est Louis (un prénom de roi mais dans le roman il était Gillou, surnommé Gros, pour signifier son caractère de nounours), le fils cadet, poursuivant de brillantes études mais restant humble. Benjamin Voisin (qu'on avait déjà remarqué en 2021 dans Illusions perdues) est Felix, l’ainé, formé à la métallurgie mais désertant son IUT sans doute parce qu’il a peu d’espoir de trouver un travail dans son domaine. Son prénom aurait dû lui porter chance puisqu’il signifie bonheur. La vie a voulu qu’on l’appelle plutôt Fus, selon le diminutif donné par sa mère, en référence à Fussbol, mot dérivé de l’allemand désignant ce sport qu’il adore et où il se donne à fond.
Les deux comédiens se connaissaient dans la vraie vie, ayant partagé une colocation ; autant dire qu’ils sont plus que parfaitement crédibles en frères et qui plus est dans la fraternité qui les soude. On apprendra au cours du déroulement des faits que l’ainé s’est beaucoup occupé du second pendant la maladie de leur mère.
Celle-ci est "présente" par la chaise vide à la table de la cuisine, ce qui n’est pas autant perceptible dans le film que dans le livre, même si dans les dernières minutes de la projection le père raccourcit la table en rentrant les deux rallonges, signe probable d’une fin de deuil.
On ne sait pas pourquoi le garçon traine avec des militants d’extrême-droite qu’il désigne d’ailleurs comme "des mecs de l’IUT" sans doute parce qu’il sait bien que son père désapprouverait qu'il en dise plus.
Ce serait trop facile d’opposer le bon Louis au mauvais Fus. Le film est un peu long, sans doute parce que les soeurs Coulin ont tenu à ce que le spectateur ne conclue pas trop vite. D’ailleurs on n’imagine pas combien les choses vont s’accélérer et déraper, car c’est un peu de cela qu’il s’agit.
Fus n’est pas du tout un dur à cuire animé par la méchanceté. Il démontre sa tendresse à l’égard de son père (très jolie scène pendant laquelle il ôte précautionneusement les chaussures de son paternel affalé sur son lit, et éteint la lumière, à laquelle une autre scène répondra en écho quand le père le déshabillera à son retour d’hôpital). Il pousse son frère à poursuivre ses études à Paris sans une once de jalousie. Il ne ménage pas sa peine pour l’aider à s’installer dans son appartement parisien. On le voit triste de ne pas pouvoir participer au déménagement car la voiture est soit-disant trop petite. Il prépare à manger pour son père et son frère. Il se réjouit avec eux pendant un match de football. Il demande à son père de l’initier au rock (vrai moment de joie).
Jamais il ne se plaint. Il laisse juste échapper quelques critiques à propos de ses études qui fabriquent de la "chair à canon" pour les usines et surtout il ne croit pas en la justice, ce qui justifiera qu'il ne porte pas plainte malgré les encouragements de son père après son agression. Le spectateur ignorant ce qui s’est passé pourra imaginer qu’il a "juste" été victime d’un combat à mains nues qui aurait mal tourné.
Dans cet univers très masculin, aussi bien entre copains, que dans le métier du père, ou l’association sportive footbalistique de Fus, la figure féminine est très peu présente. La mère est morte. Il y a peu de femmes parmi les ultras. Les réalisatrices ont pris le parti d'occulter la petite amie de Fus tout en lui accordant une partenaire fugace le temps d’une danse, mais pas de laisser entendre que la figure féminine soit totalement absente de notre société et qu'elle peut jouer des rôles importants : être doyenne de la faculté des lettres de la Sorbonne, avocate (on aura reconnu Maëlle Poésy) ou encore juge.
La première scène montre Fus (mais on ne sait pas encore que c’est lui) danser sur un rythme fou et sous des lumières stroboscopiques. Tout de suite après, c’est le père qui marche sur les rails brandissant sa torche pour annoncer le passage de la machine roulante contrôlant les caténaires (il faut d’ailleurs savoir que ce type d’opération est en train de changer et de se simplifier avec un système portatif standard moins coûteux en équipement car il faut tout de même contrôler ces caténaires tous les 3 jours environ). Qui joue avec le feu à ce moment de l’histoire ?
A son retour, après sa nuit à effectuer des réparations manifestement dangereuses, le père entend des informations à la radio à propos de mouvements de jeunes appartenant à une génération oubliée. Il réveille son fils en douceur et l’exhorte à surtout ne pas se rendormir. Le père n’a pas dormi de la nuit mais il accompagne malgré tout Fus à son match de foot dont il est le premier supporter. Il tique à propos d'une action répréhensible mais comme le dira Fus : Pas de carton, pas de faute (l’équivalent du pas vu, pas pris) lourd de sens.
Son collègue Bernard l’interroge à propos de la présence d'un gars qui ressemble à Fus parmi les jeunes qui ont décollé les affiches syndicales. Pierre botte en touche, rappelant qu’il a décroché du syndicat et affirmant que non, son fils n’a pas de blouson avec un dragon rouge dans le dos.
Avoir confié le rôle de Bernard à Arnaud Rebotini ne peut pas être un hasard. Il est aussi un musicien, DJ emblématique de la scène française, compositeur de musique électronique et producteur français, né à Nancy (donc en Lorraine, lieu où se situe l’intrigue) le 12 avril 1970. Il se produit sous son propre nom, mais aussi sous le pseudonyme Zend Avesta. Il est aussi l'un des fondateurs du groupe Black Strobe.
La musique est presque un personnage, dès le générique et elle deviendra presque insoutenable pendant les séances de rééducation. Elle est signée Pawel Mykietvn, combinant rock et electro avec Patti Smith, Soko, Thurston Moore, la musique brute de Cantenac Dagar, l’electro de Rone, et du Gabber, une électro de 160 à 220 bpm qu’écoutent des militants d’extrême droite.
De retour à la maison, le père vérifie le blouson, comprend, et tente de camoufler la preuve en se sentant trahi. Fus s’énerve, menace de se barrer. Plus tard, pourtant, quand il entend son père alcoolisé tomber sur son lit il lui retirera ses chaussures avec tendresse et éteindra la lumière.
Quelques mots à propos de l’alcool. Le père aura plus tard une altercation dans le café. On le voit souvent avec un verre de whisky à la maison et un verre de vin blanc dehors. C’est aussi une addiction et une fuite. Y aurait-il volonté réitérée des réalisatrices de montrer que père et fils se ressemblent même si leurs prises de risques sont différentes ?
Après cela, régulièrement, Pierre scrutera des images sur Internet. Il cherchera appui auprès de son fils plus jeune :
- Ça te gêne pas que ton frère soit là-dedans ?
- Quoi ? Chez les ultras ?
- Non, pire, et il sèche les cours.
- Il va se reprendre. T’inquiète.
La formule qu’effectivement les jeunes ont l’habitude d’employer pour couper court aux sernoms familiaux exaspère le père et a l’effet inverse : Va falloir arrêter de minimiser.
Plus tard, Fus va sourire de l’erreur paternelle (décidément l'image de père parfait est affaiblie) d’avoir mis dans la machine du linge de plusieurs couleurs qui ont déteint : laver des couleurs similaires, dit-il en souriant.
On assiste ensuite à une sorte de course poursuite entre le fils en moto et le père en voiture qui les conduit dans une ancienne usine désaffectée (clin d’œil aux usines abandonnées après des liquidations judiciaires et au fort taux de chômage). On assiste à un long combat clandestin à mains nues dont la brutalité animale et spectaculaire excite les spectateurs, parmi lesquels se trouve Fus. Deux adversaires s'affrontent dans une cage de MMA (pour mixed martial arts) en forme d'octogone en mélangeant différentes disciplines (boxe anglaise, Muay-Thaï, lutte, JJB, judo...). On comprend que la violence peut être une addiction.
Le frère plus jeune sera impuissant à raisonner l’ainé. Il a par ailleurs son avenir à bâtir. le voilà parti en voiture, pour une portes ouvertes à La Sorbonne. Je reconnais Laurent Petitmangin assis sur les bancs de l’amphithéâtre juste derrière Vincent Lindon. Père et fils ont des étoiles dans les yeux mais Louis sait que ce n’est pas pour lui, ce serait trop onéreux.
Pourtant si Fus opposera La Sorbonne au DUT de métallurgie qui prépare de la chair à canon c'est lui qui va être le catalyseur de l'orientation de son frère vers une carrière prometteuse et plus tard il le félicitera sincèrement d'être major de sa prépa. L’amour n’est pas détruit dans ce trio. Fus propose d’assister à un match de football. Et c’est l’image de leur joie qui a été choisie pour l’affiche du film. Seule ombre à ce moment : l'arrivée des amis de Fus qui lui murmurent quelque chose à l’oreille. Je ne savais pas qu’ils seraient là, se défend le jeune homme.
Le film enchaine les scènes de bonheur simple et les moments où tout pourrait déraper, sans trop en montrer d’ailleurs. Au spectateur de décrypter le sous-entendu comme le lieu retenu pour célébrer la retraite d'un collègue, juste à côté de l’usine désaffectée où les ultra combattent. A lui encore de peser le pour et le contre quand le fils oppose à son père tentant de le sensibiliser à la menace totalitaire : liberté pour qui, égalité pour qui, fraternité pour qui ? Et de la formule si familière et lourde de sens : si t’es pas avec nous, t’es contre nous.
Fais moi confiance, c’est pas ce que tu crois. Mes potes sont carrés. La situation se renverse à propos de ces copains qui ont dégoté une chambre tout près de la Sorbonne et de ses potes qui aident quand on est dans la merde parce qu’on est tous à 100% lorrains. Il faut d’ailleurs savoir que le régionalisme est très fort, encore aujourd’hui, sans doute pour des raisons historiques autant qu’économiques ou sociales.
Une des particularités du cadre est de multiplier les (très) gros plans sur les visages, amenant le spectateur à avoir le nez sur les problèmes alors que le jeune homme s'emmure dans le silence.
On apprend au cours de l'audience tournée dans la véritable Cour d’appel de Metz que son vrai prénom est Félix. L'avocate voudrait décider le père à témoigner, ce à quoi il répond : accepter de réduire sa peine ne réduira pas la mienne.
Il va néanmoins prendre la parole : j’ai pas réussi à l’empêcher de tourner mal (…) essayé de réagir mais trop tard (…) le vrai coupable est-il moi ? Quand on a reçu un amour raisonnable ni connu la guerre ou la misère, même si sa mère est morte, comment on peut en arriver là ? Je pouvais pas lutter seul ! Faudrait un vrai projet qui donne à espérer (et là le discours a une dimension politique).
L'eau perle à l'oeil du père … et du fils à l'annonce des 20 ans de réclusion. Dans une des dernières scènes, dans le parloir de la prison de Nancy-Maxéville le père tentera encore une fois de renouer un dialogue : J’arriverai pas à comprendre si tu m’expliques pas (…) . Le silence ne protège pas, Fus.
J’ai relu le livre après avoir écrit cette chronique et j’ai encore davantage été frappée par la justesse du style de Laurent Petitmangin. Et surtout la fin, différente de celle adoptée par les réalisatrices, et qui est totalement bouleversante. Comment avais-je pu oublier la lettre de Fus et qui le fait sortir du silence ?
Je n’ai pas été gênée de réaliser que le prénom de Fus n’est pas Félix mais Frédéric, c’est un détail. Mais l'emploi par Laurent Petitmangin de multiples termes et expressions du lexique lorrain apporte une densité qui confère de l’authenticité à cette histoire.
Le personnage de Jeremy, le copain des deux garçons, y occupe une place beaucoup plus importante, décisive, comme le Jacky (dans la région il est d’usage d’employer l’article pour désigner quelqu’un), l’ami et soutien du père également alors que dans le film le trio est davantage isolé. La mère, bien entendu, à laquelle le père s’adresse régulièrement et qu’on devine à peine à sa chaise vide dans la cuisine. Et puis aussi Krystyna, la petite amie de Fus, militante au FN depuis ses 14 ans, dont le rôle aurait pu faire basculer l’histoire du bon côté.
Cet aspect est occulté dans le film et c’est regrettable car, du coup, le portrait que nous montrent les réalisatrices est quasiment sans appel alors que les choses ne sont pas si simples que ça, même s’il n’est pas question de chercher des circonstances atténuantes, jamais. Mais du moins Laurent Petitmangin ne fait pas un procès à charge dans un monde où tout serait blanc ou noir, avec, opposés, les bons et les méchants. Il souligne les bonnes oeuvres des "potes" de Fus dans leur atelier de récupération, à retaper des meubles qui sont ensuite revendus ou donnés à des nécessiteux (alors que le film les montre se livrant à des combats sanguinaires) faisant dire à Fus : C’est des bons gars, pas comme tu crois (p. 60).
L’auteur insiste sur "la rage impuissante du père" alors que Fus, "qui ne se rebelle pas mais ne rompt pas pas avec ses copains". Également sur l’impuissance aussi des gendarmes à mettre de l’ordre dans les querelles de bandes, ne parvenant pas à décider Fus à porter plainte lors de sa terrible agression (après avoir soupçonné le père de l’avoir tabassé).
Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards (p. 171).
Les faits s’enchaînent moins vite dans le roman mais la dérive s’installe, s’ancre, et on comprend que le père ait pu être dépassé. On situe l'origine de la fracture dans les trois années de maladie de la mère. Il y a aussi des passages fondamentaux comme les discussions avec la famille du garçon assassiné et le père de Krystyna qui ont été gommés, et qui sont pourtant essentiels pour comprendre ce qui prépare au dérapage, et par voie de conséquence, nous aider à mieux appréhender la réalité du contexte social de la montée des extrêmes dans lequel on vit aujourd’hui.
J’imagine combien le film peut laisser les spectateurs songeurs. Je les encourage à lire le roman qui fait davantage la part des choses même si le contexte général est le même, et très préoccupant.
On s'accordera néanmoins avec Delphine Coulin et Muriel Coulin autour de la question centrale de déterminer si nous sommes responsables de ce que font nos enfants et, par voie de conséquence le vrai problème est de savoir quoi et comment agir pour éviter à nos enfants de sombrer. Comme dans toutes les addictions.
Jouer avec le feu de Delphine Coulin et Muriel Coulin
Avec Vincent Lindon (Pierre), Benjamin Voisin (Félix dit "Fus"), Stefan Crepon (Louis), Édouard Sulpice (Jérémy), Maëlle Poésy (l'avocate de Fus), Arnaud Rebotini (Bernard)
Béatrice Pérez (la doyenne de la Sorbonne)
En salles depuis le 22 janvier 2025
Coupe Volpi à Vincent Lindon pour la meilleure interprétation masculine à la Mostra de Venise
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire