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lundi 6 janvier 2025

Hiver à Sokcho, d'Elisa Shua Dusapin et film de Koya Kamura

J’ai vu Hiver à Sokcho sans en connaître le tire puisque c’était le film choisi par l’AFCAE comme film-surprise de janvier. Mais je n’en ignorais pas tout parce que j’avais vu la bande-annonce lors d’une autre séance. La surprise n’a donc pas été aussi forte que pour les précédentes soirée AFCAE, ce qui ne retire rien à l’intérêt de ce premier long métrage qui est typiquement le film-surprise par excellence que retient cet organisme.

J’ai énormément aimé ce film pour son atmosphère intimiste, son onirisme, l’aspect documentaire indéniable (on apprend beaucoup sur la Corée, le mode de vie des habitants, leur cuisine et leurs valeurs) et pour la fidélité au roman qui a permis de bâtir le scénario. Je reviendrai sur le livre dans un prochain article.
Yan Kerrand (Roschdy Zem) est un dessinateur solitaire arrivé à Sokcho, cité balnéaire coréenne enneigée, dans le but annoncé d’y trouver l’inspiration pour sa prochaine bande dessinée. Il loge dans la pension où travaille Soo-Ha (Bella Kim), une jeune femme de 23 ans, qui mène une vie routinière entre ses visites à sa mère, marchande de poissons, et sa relation avec son petit ami, Jun-oh.
La relation qui va se tisser entre les deux personnages pourra-t-elle être durable ? Peut-on se comprendre quand on a des cultures si différentes ?
L'arrivée de ce Français réveillera aussi des questions sur ses origines. L’homme serait-il venu avec d’autres intentions que d’ordre professionnel ? Sa mère lui a-t-elle tout dit à propos de sa conception ? Et surtout que veut-elle faire de sa propre vie ?
J’avais beau avoir vu la bande-annonce, la première séquence m’a fortement étonnée. On ne la décrypte pas immédiatement, reconnaissant d’abord des flocons de neige tombant finement sur une forêt de sapins, puis songeant à une estampe, et découvrant ensuite les fibres du pull de laine mohair gris en gros plan.

Nous voici ensuite transportés dans le port à travers quelques plans saturés de couleurs. Il faut sans doute que je donne en premier lieu le contexte géographique car Sokcho n’est pas qu’un nom dans le titre, c’est le personnage principal du film, d’où l’importance des plans montrant son évolution et certains de ses équipements, comme le port et les bains publics.

Sokcho est une ville située en Corée du Sud, à 248 km de Séoul, à l'extrémité nord-est du pays, entre deux lagunes, au bord de la mer du Japon. Elle est très connue pour être aux portes du massif montagneux du Seoraksan dont on vient admirer le reflet dans les eaux du lac Yeongrangho réputé pour sa beauté, et de son parc national que les Coréens apprécient énormément.

Cette petite cité balnéaire n'est pas très vivante avec ses immeubles gris qui rappellent les années 1970. Cependant, elle attire de nombreux touristes coréens et étrangers, non seulement grâce au massif montagneux mais aussi à cause des produits de la pêche, en particulier le calmar. Sur le port, on peut faire griller et déguster poissons et fruits de mer choisis dans un vivier de l'autre côté d'une allée. La plage de Sokcho est également réputée à la belle saison. Il y a plusieurs sources chaudes aux alentours, et des parcours de golf dont le paysage environnant est apprécié.

Située au nord du 38e parallèle, Sokcho faisait partie de la Corée du Nord de 1945 jusqu'à la fin de guerre de Corée, date à laquelle la frontière fut officiellement déplacée, si bien qu’aujourd’hui elle se trouve à 62 km au sud de la ligne de démarcation. En conséquence, de nombreux habitants ont encore de la famille dans le Nord.

Sokcho est soumis à un climat continental à étés humides comme une grande partie de la Corée. Cependant, en raison de sa situation en bord de mer, les hivers sont plus doux que dans les régions avoisinantes, ce qui n’empêche pas le thermomètre de tomber en dessous de moins 27 degrés.

On voit régulièrement les panneaux indicateurs de noms de rue et toujours la même sortie de métro qui figure sur l’affiche. On retrouvera les deux héros sur un toit à admirer combien le décor est graphique, et donc inspirant pour le dessinateur. La ville a beaucoup changé : Là-bas il y avait un parc d’attractions. Ici un cinéma qui passait des films français

L’aspect humain est très important dans ce premier film. L'actrice, dont c’est le premier rôle au cinéma, joue avec naturel et un léger accent délicieux, une manière touchante de remonter ses lunettes d'un doigt, de se frotter les bras contre sa veste (il peut faire jusqu'à moins 27 degrés en hiver). Bella Kim est sud-coréenne mais vit en France depuis dix ans. Elle est totalement crédible dans ce personnage de jeune étudiante de littérature coréenne et française. 

Le spectateur s’attache très vite à la jeune fille dont on comprend qu’elle éprouve des difficultés à caractériser ses sentiments aussi bien à l’égard de son petit copain que de sa mère. On la devine mal à l’aise dans son corps qui lui vaut le surnom de la grande ou de grande gigue. On l’appelle aussi Miss France, en clin d’œil à sa taille tout autant qu’à ses origines. On saura vite que son père, qu’elle n’a jamais vu, est français.

La relation que la jeune femme entretient avec la nourriture est complexe. C’est son métier de devoir cuisiner pour les pensionnaires de la Blue House. Sa mère est un vrai cordon-bleu et lui enseigne les bases de la préparation des poissons. La fête de Seollal, qui sera bientôt célébrée, est une occasion particulière de faire des repas copieux autour des plats traditionnels comme le fameux fugu, ce poisson coupé en ultra-fines lamelles qui est un met de choix pouvant être mortel s’il est mal préparé. On s’apercevra que la mère souffre que sa fille dédaigne les assiettes qu’elle lui prépare tout autant que Yan Kerrand ne voudra pas manger la cuisine de la fille, au prétexte qu’elle serait trop épicée. Mais il ne mangera pas davantage le bœuf bourguignon qu’elle lui fait spécialement. On comprend au fil du temps que Soo-Ha est anorexique sans doute depuis l’enfance.

Le réalisateur a privilégié les gros plans sur les mains en train de préparer les poissons et de faire la cuisine (en ayant recours à des doublures mains de manière à ce que les gestes soient parfaits). Il est allé jusqu’à nous montrer quelques images de la vidéo d’une youtubeuse (Alice Roca) expliquant comment faire du bœuf bourguignon.

La relation entre la mère et la fille est complexe, basée sur un secret conçu comme une armure. Chacune prend soin de l’autre. On verra la fille peigner les cheveux de sa mère dans une douce pénombre, et plus tard l’aider dans son commerce de poissons. Elles iront ensemble aux bains. Chacune s’inquiète pour l’autre. La mère à propos de son avenir et de son apparence : Une cliente qui a refait tout le visage, oreilles comprises, ça ne te fait pas envie ? Le nez ? C'est un bon début. La fille à propos de sa santé. Elle l’entend tousser la nuit. Plus tard, elle scrute la radio de sa mère, lit le compte-rendu, lui prend la main (et nous pensons que la situation est grave). A la tante, le soir de la fête elle prétendra que c’est juste une pleurésie. Ils se souhaiteront Santé ! plusieurs fois en buvant leur verre cul sec.

La présence d’un personnage au visage totalement bandé, devant aspirer à la paille ses repas sous forme de boissons, n’est pas fortuite. La question de l’aspect physique est capitale en Corée où la chirurgie esthétique est très pratiquée. C’est un sujet de conversation somme toute banal. Le petit ami de Soon Ha souhaite devenir mannequin célèbre. Il évoque une intervention chirurgicale et l'encourage à par exemple affiner son menton, remonter ses lèvres. A deux on aura un prix, promet-il. Soon Ha ne semble pas du tout intéressée alors que sa mère et sa tante vont elles aussi chercher à la convaincre.

Le patron de la pension est veuf depuis quelques mois. On devine qu’il témoigne une affection paternelle et non équivoque à son employée. Il fait preuve d’un humour savoureux, surnommant son client français Alain Delon.

Le personnage de Kerrand est particulier. Il est français, se dit normand, mais son physique trahit d’autres origines. Il est probablement métis tout comme l’est Soon Ha. Il aime fréquenter les endroits très fréquentés quand ils sont vides (précisément). Il a un rapport au papier et à l’encre peu conventionnels, mâchouillant le papier, goûtant l'encre en pot, osant l’essayer avant de l’acheter. Lorsqu’il dessine ses gestes sont énergiques, brusques, maladroits. Il tape du poing, ne maitrise pas les débordements et tache la couverture. Mais à d’autres moments il caresse son menton avec un pinceau.
Soon Ha effectuera un geste semblable sur le miroir embué de la salle d’eau, faisant apparaitre ses yeux, sa bouche, dans des tonalités qui lui donnent un air de Mona Lisa. On remarquera au passage combien il est astucieux de disposer d’une bande velcro pour attacher la serviette de bains dans le dos.

Leur relation est fluide. Elle accepte de l’aider à trouver de l’encre et du papier, de le conduire jusqu’à la ligne de démarcation, de l’accompagner au restaurant, de lui expliquer la ville. Mais la relation comporte des zones d’ambiguïté dans les dialogues. En parlant d’une serveuse, il dit peut-être qu'elle croit que vous êtes ma fille. Elle répond ou votre petite amie. 

On voit régulièrement Soon Ha l'épier à travers le papier déchiré de la fenêtre de la cloison, ou scrutant des pages sur Internet. L’idée d’inclure des extraits d’une pseudo émission télévisée En Aparté de Nathalie Lévy sur Canal +) est très naturelle. Inversement Kerrand a a interrogé le patron de la pension à son égard

Malgré la simplicité de leur relation on sent des tensions entre eux, du fait des différences culturelles (elle refuse son pourboire à son installation : cela ne se fait pas ici monsieur.

La question de la séparation entre les deux Corées est posée. Kerrand apprend que la guerre dure depuis si longtemps qu'on a l'impression qu'elle est finie mais ce n’est pas le cas. La ligne qui (après 2 millions de morts) partage le nord du sud sur 248 km depuis 1953 est comme une cicatrice et a déchiré des familles. A ce jour, aucun traité de paix n'a encore été ratifié. Je prie pour la réunification, dira Soon Ha devant des mots de parents, qui ont des enfants d'un côté et de l'autre sans possibilité de communiquer. C'est triste, non d'espérer retrouver quelqu'un après tant d'années ? Kerrand répondIl n’ y a rien de triste à espérer ou à attendre.

Cette phrase prête à double interprétation puisque la jeune femme espère encore le retour de son père. De la même façon, plusieurs répliques de Kerrand sont ambiguës. Peut-on considérer comme sincère sa promesse : Quand vous viendrez en France je vous emmènerai manger une fondue.

Il est plus que probable que Soon Ha n’aura jamais les moyens financiers de s’offrir le voyage. On sent combien elle est tourmentée par la présence de cet homme. Quand il se fâche qu’elle le dérange en plein travail elle explose en larmes : Pourquoi vous faites ça ? … (…) On s'ouvre à vous et vous allez disparaitre.

Il n’avait pas pris la mesure de ce qu’il avait déclenché : S’il-vous plait, ne le prenez pas comme ça. Je suis un touriste, un client comme les autres, rien de plus. Je ne suis pas celui que vous cherchez.

Pourtant au moment de partir il conviendra qu’elle fait un peu partie de cette histoire qu’il a fini de dessiner.

Pour exprimer les pensées de Soon Ha, le réalisateur a fait appel à Agnès Patron en lui commandant une dizaine d’animatrices, la majorité en blanc sur fond noir d’une durée chacun de quelques secondes. Le troisième, plus long, presque réaliste, montre son corps déformé. Dans le suivant sa bouche est rouge. On devine qu’elle crie dans le silence avant de s’évaporer. Plus tard elle se transformera en fantôme. Dans le dernier, cette fois en couleurs, son écharpe se dénoue et fait place à un poisson volant.

On peut dire que le film est la délicate adaptation du roman de Elisa Shua Dusapin comme je l’analyserai dans un prochain article.

Quelques mots pour terminer sur les us et coutumes coréens qui sont repérables dans le film :

Il est normal de se plier en deux pour saluer et/ou remercier.

Bien que le climat soit continental on observe que le système de construction avec des cloisons de bois fin (ou de papier) et une fermeture au moyen de simples portes coulissantes doivent avoir pour conséquence de faire des habitations aussi peu écologiques que des passoires thermiques. On laisse toujours les chaussures à l’extérieur.

Les opérations de chirurgie esthétique sont banalisées comme mentionné plus haut.

La fête de Seollal marque l'entrée dans le calendrier chinois (à une date variable selon les années, mais toujours entre le 21 janvier et le 20 février). C’est l'une des principales fêtes traditionnelles coréennes dont la célébration s'est poursuivie, malgré l'interdiction, sous l’occupation japonaise de la Corée.
Lié au culte des ancêtres, Seollal dure trois jours. On rend visite aux familles dans leur région natale. Les anciens prononcent alors les "souhaits de bonheur", et donnent de l’argent aux enfants. Les familles se rendent ensuite sur les tombes de leurs ancêtres.
Des plats traditionnels sont préparés, comme le tteoka ou le manduguk. Les hommes jouent au cerf-volant ou aux jeux traditionnels comme le yunnori, jeu de plateau proche du jeu des petits chevaux. Les femmes portent le hanbok qui est une tenue de cérémonie traditionnelle composée d'une chima (jupe enveloppante longue et très large) sous un jeogori (haut ou chemisier) serré à la taille, avec des manches dont les courbes sont douces. On est à l’opposé de la robe qipao, emblématique du Shanghai des années 1920 qui épouse le corps et donne une silhouette moulante (comme on l’a vue dans In the mood for love).
Bien entendu la jeune fille accepte de porter ce vêtement pour faire plaisir à sa mère alors que les autres jours elle est vêtu à l’européenne.

Les bains (jjimjilbangs) sont une partie essentielle de la culture coréenne. De nombreux coréens de tout âge viennent pour se laver, se détendre et passer du temps. À un prix abordable, bon nombre de nouveaux jjimjilbangs ont des piscines, restaurants, arcades, en plus des habituels bains et saunas. Après avoir payé l’entrée (variable si on veut y passer la nuit), on remet un T-shirt et un short qui ressemblent un peu à un pyjama, deux petites serviettes, et une clé, de couleur bleue pour les hommes et rouge pour les femmes. Ces clés sont numérotées et correspondent à des casiers. Il est populaire d'y grignoter des oeufs durs. Après la douche, on peut payer des services professionnels comme les massages ou une exfoliation.

Il y a des règles particulières concernant l’usage des baguettes et on voit la jeune fille initier Kerrand à leur pratique, ou le fait de remettre un cadeau en utilisant les deux mains.

Hiver à Sokcho de Koya Kamura, d’après le roman éponyme d'Elisa Shua Dusapin
Avec Bella Kim, Roschdy Zem
Illustrations © Offshore - Diaphana

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