L’éditeur d’Hiver à Sokcho promettait au lecteur d’être transporté dans un univers d'une richesse et d'une originalité rares, à l'atmosphère puissante.
Il présentait le premier ouvrage d’Elisa Shua Dusapin comme étant un roman délicat comme la neige sur l'écume :
A Sokcho, petite ville portuaire proche de la Corée du Nord, une jeune Franco-coréenne qui n'est jamais allée en Europe rencontre un auteur de bande dessinée venu chercher l'inspiration loin de sa Normandie natale. C'est l'hiver, le froid ralentit tout, les poissons peuvent être venimeux, les corps douloureux, les malentendus suspendus, et l'encre coule sur le papier, implacable. Un lien fragile se noue entre ces deux êtres aux cultures si différentes.
J’emploie le passé parce que le livre a été publié en 2016. Il m’avait échappé mais je suis certaine que la récente sortie du film éponyme va susciter un regain d’intérêt. Sa promesse est très forte et je me suis demandé si j’aimerais ce petit opus à la couverture banale autant que l’excellent film de Koya Kamura que je chroniquais il y a quelques jours. La réponse est oui, sans aucune réserve.
Je parie que tout le monde va avoir envie de se plonger dans le roman, d’autant qu’il est modeste en terme de nombre de pages, ce qui va à l’encontre de la tendance actuelle. On y prend beaucoup de plaisir.
Très franchement je ne saurais dire s’il est préférable de le lire avant ou après avoir vu le film. Personnellement, je l’ai lu après. Peut-être cela a-t-il facilité la projection dans ce pays que je ne connais pas du tout, la Corée.
Il est vrai que les pensées de la jeune fille sont davantage exprimées avec des mots même si le réalisateur a habilement eu recours aux animatics d’Agnès Patron pour les suggérer. J’ai apprécié la forte cohérence qui se dégage entre les deux œuvres, malgré d’infimes différences, par exemple à propos du déroulement des faits et de leur chronologie, de la santé de la mère, de la révélation du secret sur la naissance de Soon Ha.
Les décors sont évidemment parfaitement cohérents. La pension est telle que je l’avais découverte dans le film et l’échoppe de la mère Kim, cette vieille dame vendant la nourriture dans la rue m’était déjà familière. Les caractères des protagonistes sont respectés et pouvoir mettre un visage sur les noms des personnages aide beaucoup.
Ce qui permet d’aller plus loin grâce au livre c’est de saisir la banalité avec laquelle on a recours à la chirurgie esthétique en Corée, l’importance sociale des établissements de bain, les jjimjilbangs, des bains d'eau soufrée où il est commun de boire une bouillie d'orge et de grignoter des œufs durs, les références ironiques à l’occupation japonaise avec par exemple ce « chat japonais qui lève la patte » en signe de chance (p. 5 et 63). On mesure aussi la rudesse de l’hiver en lisant la température de moins 27 degrés (p. 56).
On y mesure davantage le sens de Seollal, cette fête du nouvel an pour laquelle la coutume exige qu’on porte le vêtement traditionnel (fort bien représenté d’ailleurs dans le film).
J’ai appris au fil des pages plusieurs termes coréens et le nom de la montagne où Kerrand et Soon Ha vont se promener en empruntant le téléphérique, la réserve de Seoraksan (p. 66). Le dessinateur y croque des bambous dans lesquels elle voit des libellules. Effectivement, c'est raté, reconnaitra-t-il (p. 68). Le lecteur, croyant entendre la voix de Roschdy, y percevra une note d’humour.
On comprend aussi avec davantage d’acuité la problématique de la séparation entre les deux Corées. Il n’est sans doute pas anodin que Soon Ha cherche à cacher la cicatrice qui court sur sa jambe (dont on ne parle pas dans le film) et qui peut être reliée à la frontière qui marque la DMZ.
Il y a (p. 79) une conversation émouvante entre eux à propos des plages de Normandie et de celles de Sokcho. Les plages ici attendent la fin d’une guerre qui dure depuis tellement longtemps qu’on finit par croie qu’elle n’est plus là, alors on construit des hôtels, on met des guirlandes, mais tout est faux, c’est comme une corde qui s’enfile entre deux falaises, on y marche en funambules sans jamais savoir quand elle se brisera, on vit dans un entre-deux, et cet hiver qui n’en finit pas !
Hormis quelques passages les phrases sont courtes mais denses. J’ai apprécié les descriptions de plats dont les noms nous sont donnés, en particulier le tteokguk. Le restaurant où la jeune fille conduit Kerrand le long de la côte est une maison de poisson. Ils hésitent entre ici une maison de pieuvre, là de crabe ou poisson cru. On nous donne deux verres d'eau chaude (p. 53) …
En effet il est courant, en Asie, de commander un verre d’eau chaude, sans rien dedans. Ils boiront aussi du soju, mangeront du kimchi, mais encore de la mayonnaise (qui vient de France). A un autre moment, elle se régale de miyeokguk (soupe d’algues avec du riz, des gousses d'ail marinées au vinaigre, et de la gelée de glands, p. 71). Évidemment c’est le fugu, ce poisson venimeux si spécial, qu’elle prépare avec attention pour lui (p. 131) et non un bœuf bourguignon, mais on peut accepter cette modification.
Soon Ha utilise Internet pour se renseigner sur Kerrand (p. 39), mais, bien entendu, elle ne tombe pas sur un extrait de l’émission de Canal +, En Aparté, tourné spécialement pour le film.
On apprend une référence supplémentaire, et typiquement coréenne, avec la mention des décors du tournage de My First First Love de Jeong Hyeon-jeong avec notamment une scène culte tournée depuis un pont (p. 75) mais après coup j'ai reconnu aussi les terrasses de la ville d'où Soon Ha et Kerrand contemple le panorama. Littéralement "Parce que c’est mon premier amour", cette série télévisée sud-coréenne de seize épisodes a été diffusée depuis le 18 avril 2019 sur la plateforme télévisée Netflix.
Elisa Shua Dusapin est née en 1992 en Dordogne, de père français et acupuncteur et de mère sud-coréenne, interprète et journaliste. Ses grands-parents étaient responsables de la maison coréenne d’un village d'enfants en Suisse. Elle a grandi entre Paris et Zurich avant que sa famille s'installe, en 1999, dans le Jura Suisse. Elle obtient la nationalité suisse en 2005.
Elle a publié son premier roman, Hiver à Sokcho, en 2016, qui obtint de nombreux prix littéraires suisses et français (dont le prix Robert-Walser, prix Alpha, et le prix Régine-Deforges). Son quatrième roman, Le vieil incendie, est paru en août 2023 toujours aux éditions ZOE, qui est une maison d’édition genevoise.
Violoniste, elle a aussi écrit des spectacles musicaux pour enfants. Elle est également actrice (on la voit sortir de la pension dans une des premières scènes du film) et fait de l’assistanat à la mise en scène.
Hiver à Sokcho de Elisa Shua Dusapin, chez ZOE, en librairie depuis le 12 septembre 2016
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