lundi 6 octobre 2025

Le musée Posada de Coyoacan, Mexique

En France on ne connait pas le nom de José Guadalupe Posada (1852–1913). Et pourtant ses dessins deviennent de plus en plus familiers au fil des automnes puisque la vague Halloween gagne sans cesse du terrain.

Il est tellement habituel de voir ses oeuvres au Mexique, où son talent de cet immense graveur est totalement reconnu, que je n’ai pas immédiatement pris garde à la devanture de cette librairie de Coyoacan, spécialisée dans le livre d’occasion. A ma décharge, j’étais là-bas en pleine période de Toussaint.

Je me permets à ce propos un aparté car nous confondons Toussaint, Halloween et Fête des Morts, qui se traduit par Le Jour des Morts, El Dia de los Muertos et qui a lieu précisément le 2 novembre. Élevée au rang de fête nationale au Mexique elle célèbre le retour temporaire parmi nous des personnes décédées. Elle est si importante qu’elle a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité depuis 2003. Elle est autant célébrée dans les rues que dans chaque maison où personne n’oublie de confectionner un autel des morts, décoré d’offrandes autour des photos des défunts qu’on veut honorer.
On voit des squelettes dans chaque devanture, à la porte de tous les restaurants, à chaque coin de rue et les centres commerciaux prennent de joyeuses allures de cimetières. Même les médecins accueillent leur parentèle avec un autel des morts en bonne place dans la salle d’attente.

Salon Posada est une immense boutique, avec une grande hauteur sous plafond qui contraste avec les librairies qui existent dans ce pays où l’usage veut que chaque livre soit soigneusement emballé, si bien qu’il est impossible de feuilleter avant d’acheter. Ici, on peut les ouvrir puisqu’ils sont d’occasion, parfois très anciens, et de toutes provenances. J’ai remarqué par exemple un Journal de Mickey des années 60. Je recommande l’adresse, que vous cherchiez des ouvrages en mexicain, anglais, français, allemand … Tous  les classiques de la littérature mondiale y sont, et en général joliment reliés.

Tout au fond, plusieurs salles en enfilade rendent hommage au plus grand graveur mexicain, à qui l’on doit l’invention des calaveras, qui sont des représentations de squelettes universellement admirés durant les fêtes de Toussaint qui s’étendent (au moins) du 25 octobre au 3 novembre avec pour point culminant le Dia de los Muertos le 2 novembre

Est-ce parce qu’il avait commencé en illustrant des étiquettes de boites de cigares que ses squelettes masculins fument systématiquement des Havanes ? Il n’acquit en tout cas pas sa notoriété de son vivant. Il mourut dans la misère le 20 janvier 1913, à l’âge de soixante et un an, probablement des suites de sa consommation excessive de tequila, et dans l’indifférence générale puisque son corps fut jeté dans la fosse commune. Il est admis que c’est Diego Rivera, l’illustre artiste mexicain qui le redécouvrit dans les années 30, qualifiant son génie d’aussi grand que Goya ou que Jacques Callotsuivi par André Breton. Depuis, le succès ne faiblit jamais. Ses squelettes n’en finissent pas d’inspirer le monde entier à longueur d’année. Mais l’histoire est un peu plus compliquée que cela.

Posada est né le 2 février 1852 à Aguascalientes, à 450 km au nord de Mexico. Très doué pour le dessin depuis l’enfance il entre à l’Académie des Arts & Métiers puis dans un atelier de gravure et de lithographie, où il produit des estampes religieuses, des cartes de visite, des copies de tableaux célèbres, et dès 1871, une illustration pour un pamphlet politique intitulé El Jicote, caricaturant le gouverneur à la manière des portraits de Daumier. L’année suivante, alors qu’il n’a que vingt ans, il fonde un nouvel atelier dans la ville de León avec son patron José Trinidad Pedroza.

Malheureusement des inondations catastrophiques vont détruire l’atelier en juin 1888 l’atelier, comme des milliers de bâtiments et noyer quantité de personnes (parmi elles plusieurs membres de sa belle-famille). Posada représentera l'événement dans la revue La Patria ilustrada, éditée par Ireneo Paz (le grand-père du prix Nobel de littérature Octavio Paz).

Pressentant le potentiel du graveur, cet éditeur l’accueille à Mexico et lui prédit un bel avenir. Cependant c’est avec Antonio Vanegas Arroyo (1852–1917), fondateur d’une maison d’édition populaire, que Posada va travailler pendant plus de vingt ans sur un papier de mauvaise qualité, pour un lectorat d’artisans et d’ouvriers. Il a pour collègues un autre graveur mexicain et caricaturiste, Manuel Manilla (1830-1895) que l’on considère comme précurseur dans le domaine des calaveras et qui l’inspira de toute évidence. Un livre paru en octobre 2025 chez les éditions Hobo rend compte des influences qui ont permis à Posada de concrétiser son style en plaçant cote à cote des oeuvres des deux graveurs.

Posada effectuera plus de 10 000 xylographies terrifiantes ou burlesques, toujours agrémentées de motifs originaux. Il se moque de toutes les classes sociales, que la mort réunit dans un mouvement on ne peut plus égalitaire et sans jamais être morbide.
José Guadalupe Posada, Calavera de la Catrina, 1910

Tout l’imaginaire déployé dans le film d’animation Coco des studios Disney en 2017 était déjà présent au début du XX° siècle dans les représentations de Posada. Son oeuvre la plus célèbre est un crâne de femme portant un immense chapeau orné de fleurs et de plumes. Cette calavera très particulière a été surnommée la « Catrina ». Mais dans l’estampe originale elle est la Calavera Garbancera, un titre faisant référence aux paysannes indigènes qui vendaient dans les rues des haricots garbanzo (le pois chiche était consommé aussi bien par les nobles que par les classes populaires).

En l’habillant de vêtements voyants Posada dénonce la manière dont ces femmes tentaient de faire croire à une appartenance à une classe supérieure en se poudrant le visage et en portant des vêtements français à la mode. Elle-même est donc une caricature, et ses orbites écarquillées et ses dents en avant ne trompent personne. L’affiche a été publiée un an après sa commande par Vanegas Arroyo en 1912, un an avant la mort de Posada, et est restée longtemps dans l’ombre bien que sa silhouette a été recyclée en plusieurs autres personnages.

Au milieu des années 1920 le français Jean Charlot se penche sur l’œuvre de Posada, retrouve son éditeur, publie des articles et alerte des artistes comme Diego Rivera et la critique Frances Toor, spécialiste de la culture mexicaine. Ensemble ils ont publié en 1930 le premier livre de gravures de Posada dans lequel la Garbancera est renommée Catrina. L’exposition Posada à l’Art Institute of Chicago en 1944 lui confère la célébrité en la plaçant sur la couverture du catalogue.

Rivera la placera au premier rang de sa fresque Songe d’un dimanche après-midi dans les jardins de l’Alameda (1947-48, principale oeuvre exposée de façon permanente au Musée Mural Diego Rivera depuis 1986), longue de près de 16 mètres et rassemblant plus de 400 personnages. On le voit devant Frida Kahlo, de taille enfantine, tenant la main de la Catrina vêtue d’une longue robe blanche et d’un boa rappelant autant la Belle époque que le serpent méso-américain Quetzalcoalt, avec une paire de bésicles pendant à son cou, accompagnée de son créateur José Guadalupe, habillé en bourgeois et lui tenant lui aussi la main.

Depuis, la Catrina a le statut de figure centrale de la culture mexicaine, a été intégrée dans de multiples autres oeuvres de nombre d’artistes, et s’est internationalisée, notamment dans el cadre du Mouvement Chicano défendant les droits civiques des Américains d’origine mexicaine dans les années 1960-70.

L’adresse est bien moins connue que celle de la Casa Azul mais elle mérite largement votre intérêt quelle que soit la période de l’année de votre séjour. Ne manquez donc pas la visite du Salon Posada si vous vous trouvez dans le quartier richement culturel de Coyoacan.

Salon Posada
Tres Cruces 99, Coyoacán, 04010 Ciudad de México, CDMX, México, 5556593765

dimanche 5 octobre 2025

Les évolutions futures de Maison & Objet

Après avoir parlé de la Paris Design Week qui est la manifestation parisienne intra-muros de Maison & Objet axée sur le design, j'avais promis dans l'article consacré à mes coups de coeur de l'édition de septembre 2025 d'approfondir la question des évolutions à venir du salon en terme de positionnement et qui ont fait l’objet d’une conférence de presse à laquelle j'ai assisté tout en donnant le bilan de cette dernière édition. Et surtout d'une seconde conférence de presse dans la salle de bal de la Maison Baccarat, Place des Etats-Unis à Paris, et que j'ai suivie à distance, puisque je me trouvais alors au Mexique.

Je reviendrai ensuite sur l’un des débats proposés dans l’espace Cook & Share sur la complémentarité entre EPV et Origine France Garantie, et sur le point de vue de Thomas Joly, venu à la rencontre des visiteurs. 

La SAFI (qui est aussi l’organisatrice de Paris Design Week et de la marketplace MOM) a décidé d’en remanier les éditions pour mieux répondre aux attentes évolutives des professionnels du secteur. tout en restant fidèle à son ADN, qui est de révéler des visions inspirantes de l’Art de Vivre, où chaque Objet donne âme et caractère à la Maison.

Le changement de positionnement entre septembre et janvier est ainsi en cours depuis un an avec la fermeture des halls 2 et 3 pour donner une image de salon avec des halls toujours bien remplis. Il permet d’être stable sur la partie "objet" en ne changeant pas l'implantation des halls 6 et 7. Quant au Cook & Share, je rappelle qu’il n'existe pas en janvier. Blandine Sherpe a souligné combien ce secteur a connu un très vif intérêt, avec un très bon niveau d'affaires, le plus élevé depuis dix ans.

Le volume des exposants a été diminué sur la partie Maison et certains ont d'ailleurs fait le choix de n'exposer qu'en janvier, qui s’adresse davantage aux prescripteurs et au secteur de l’hospitality. En revanche le Retail (la vente au détail) restera présent sur les deux éditons car cela correspond à un besoin, pour Noël et pour l'été, ce qui est moins sensible pour les autres secteurs.

Si on cherche à qualifier "Maison & Objet" on peut dire que c'est la rencontre entre métiers d'art, création et design. On ne s’étonnera donc pas que le secteur Craft devienne encore plus important en janvier comme l’a annoncé Julie Pradierresponsable Stratégie (ci-dessus à côté de Guillaume Prot, le directeur du salon) à l’occasion de la conférence de presse de clôture de l’évènement, le lundi 8 septembre.

Elle a expliqué la légère diminution de la présence de marques internationales (qui représentent tout de même 40% des quelque 2500 exposants) par le fait des turbulences politiques : La Suisse, l'Italie, les Pays-Bas étaient là, également le Moyen-Orient mais pas l'Inde ni les USA. On sent que ces pays sont en transition et en recherche d'équilibre. La hausse des droits de douane vers les Etats-unis a généré de l’angoisse, sans pour autant réduire l’intérêt pour un sourcing en Europe. On espère que la situation sera éclaircie pour janvier.

Elle ajoute que les espaces de repos et les terrasses ont été multipliés, ce qui sera poursuivi en partenariat avec les marques. On sent nettement l’envie de recréer de l'expérience et de la mise en ambiance afin d'instaurer une vraie dynamique d'attraction.

Elle est revenue aussi sur la vison subversive du design et de la création de d’Amélie Pichard en tant que directrice artistique cette édition de septembre en nous incitant à écouter ses déclarations, notamment lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas besoin d'objet inutile dans la maison.

Guillaume Prot a confirmé qu’il n'y aura pas de différence de date ni de durée en septembre 2026 mais que le calendrier des sessions pourrait être modifié à partir de 2027, en démarrant par exemple le dimanche et en supprimant le samedi. Par contre les dates seront décalées d'une semaine dès 2026 pour s’affranchir de la rentrée scolaire : ce sera du 10 au 14 septembre.

Il apparait de plus en plus que Maison & Objet est davantage qu'un salon. c'est une vraie communauté qui gravite autour de l'évènement, en fabriquant des rencontres (j'en donne deux exemples plus loin). C'est le seul salon où on peut retrouver l'ensemble de ce qui se trouve dans une maison, et ceci de la manière la plus éclectique possible, de l'accessoire au textile en passant par les arts de la table … en rassemblant une communauté de plus de 2 millions de créatifs.

Fondé il y a 30 ans sur un rendez-vous entre métiers d'art et design, Maison & Objet demeure singulier, authentique, fidèle à ses racines pour continuer à accompagner, révéler, inspirer, ressentir à travers le salon mère, augmenté de 2 parcours des plus belles adresses parisiennes (Maison & Objet in the City en janvier, Paris Design Week en septembre), et une capsule muséale à Hong-Kong.
Janvier 2026 sera dédié à la nouvelle garde autour de l'excellence et du prestige, traduite par le thème "Past reveals Future". La crise écologique a provoqué une prise de conscience et une recherche de sens. On ne fait plus un produit en suivant une tendance mais en répondant à des problématiques du futur, souvent écoresponsables, ce qui donne un design incarné, le plus multifonctionnel possible, en relation avec l'Intelligence artificielle (qui ne remplacera jamais l'artisanat mais contribuera à lui donner un coup de jeune), la création en 3D … le sourcing de biomatériaux, locaux de préférence, le recours à la lowtech. Le fait main, les gestes ancestraux et l'artisanat seront à l'honneur comme l'emploi de matières nobles (céramique, chanvre, poudre de lait, vinyles, cassettes).

samedi 4 octobre 2025

Aimer de Sarah Chiche

On m’avait promis avec Aimer, un souffle de vie inouï qui traverserait ce roman lumineux, sur la grâce des secondes chances. Que pourrais-je dire de plus enthousiaste à propos de ce dernier roman de Sarah Chiche, et qui m’a sincèrement touchée ?
Suisse, 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans les eaux glacées du lac Léman. Pétrifié, Alexis, son camarade de classe, assiste à son sauvetage. Entre les deux enfants naît alors une complicité vibrante. Mais bientôt, Margaux disparaît mystérieusement. Quarante ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard. Lui, ancien consultant, a tout quitté, rongé par la culpabilité du scandale lié au Duroxil, un anti-douleur opioïde qui a ravagé l'Amérique (il s’agit en fait du Fentanyl). Elle, après une enfance dramatique, est devenue écrivain, célibataire et heureuse de l'être, mais ses romans sont peuplés de fantômes. Entre eux, l'amour est intact, aussi brûlant qu'au premier jour. Mais aimer à cinquante ans, est-ce encore possible, quand un père se meurt, quand les enfants grandissent loin, quand le monde lui-même semble s'effondrer ?

De l'enfance à l'âge mûr, de la Suisse de la fin du siècle dernier à la France des années 2020, en passant par les États-Unis où s'annonce déjà "l’arrivée d’un promoteur immobilier aux cheveux improbables dans le Bureau ovale(p. 153), Aimer dessine une fresque éblouissante sur ces instants où tout peut encore basculer.
J’ignore si la photo de couverture est celle d’un spectacle de Yoann Bourgeois, et particulièrement de Celui qui tombe, mais j’y retrouve la même promesse d’équilibre malgré l’instabilité du monde et des évènements.

Qui s’installe en Suisse peut se croire en sécurité (p. 20) et pourtant non. La petite Margaux a un jugement définitif sur les adultes : ils sont tous sales et son ami Alexis en aura bientôt la preuve (au lecteur de saisir à demi-mots). Nous sommes en 1987, une soit disant année de contradiction où les choses semblent sur le point de se briser mais elles tenaient bons par miracle ou par obstination (p. 82). Nous comprendrons pourquoi plusieurs chapitres plus loin.

Donc cette année-là, le lecteur se trouve concomitamment dans les monts Jura, à Soissons et à Paris, au Bus Palladium … La caméra de Sarah Chiche est partout. Elle suit Margaux, Alexis, Henri, Elise, Madeleine, Martin, Nelly, Adèle et les autres à l’affût du signifiant le plus caractéristique. On pourrait dire de ce roman qu’il nous offre une sociologie clinique sur près de quarante ans, écrite d’une plume ultra-aiguisée où chaque détail compte, y compris (p. 278) le parfum à la fragrance de bergamote et de notes fraîches, peu connu du grand public, créé en 1948 par Robert Piguet, Fracas (un mot qui ne s’invente pas) porté par la mère d’Alexis, dont le souvenir précédera un coup de tonnerre.

Ce qui est passionnant, c’est la synchronicité de ce que vivent les protagonistes avec des évènements de plus grande ampleur. Voilà pourquoi, par exemple il "est question de médicaments propulsés par une stratégie marketing agressive, incitant à des usages hors AMN (non expliqués dans le livre) à des prix exorbitants". Ce n’est pas nouveau. Je me souviens du scandale du Mediator, admirablement traité par la metteuse en scène Pauline Bureau, et il est de notoriété publique qu’hélas le Fentanyl est une catastrophe humanitaire, pour le moment surtout en Californie où les gens meurent dans la rue.

Nous aurons droit à des allusions à la soirée d’ouverture des JO pour laquelle on devine que l’auteure ne fait pas partie des admirateurs. Elle raillera quelques chapitres plus tard l’artiste peint en bleu, couronné de fruits, chantant sur une table de banquet (p. 219). Elle n’a manifestement pas considéré avec humour la performance de Philippe Katerine, en dieu nu de l’Olympe, interprétant "Nu", une chanson composée en clin d’œil par l’artiste et issue de l'album Zouzou, paru le 8 novembre 2024. Elle insistera une troisième fois (p. 237) : Le monde brûle pendant que Paris se remet de sa gueule de bois olympique (décidément). On aura compris (mais on le sait déjà pour peu qu’on ait un minimum de conscience politique) que rien ne tourne rond à l’évocation de l’élection de Trump et de la volonté moscovite à trouver une solution au problème ukrainien. C’est Henri qui aura la meilleure formule : effarant la façon dont nous normalisons l’horreur (p. 239). On apprend à vivre avec moins … de démocratie, moins d’empathie, … moins d’humanité. (…) Et on ne peut rien faire.

Inversement, elle encense "une pièce de Thomas Bernardt mise en scène par Alain Françon" sans se justifier aucunement ni en dire plus. Il s’agit, bien sûr, de Avant la retraite, créée au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en 2020, avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon, et qui cible la bourgeoisie allemande d'après-guerre et son rapport au nazisme.

Sarah Chiche préfère d’une manière générale condamner davantage les faits que les comportements. Ainsi elle nous interroge : Peut-on faire comme si quelque chose de (très) dérangeant n’existait pas ? La mère d’Alexis a sa propre réponse. Elle avait la manie de tout classer comme si l’ordre des papiers pouvait compenser le désordre des sentiments (p. 278). L’auteure glisse plus loin des références à Virginia Woolf qu’elle a remaniées : il y a une chose plus redoutable qu’une femme au bord de la folie, c’est une femme qui transforme sa folie en littérature (p. 146) et ose étonnamment une sorte de réquisitoire contre les exigences de l’écriture (p. 271).

Elle critique néanmoins des attitudes, comme celle d’Adèle pour qui l’argent ne suffit pas. Il faut "appartenir" (sous-entendu à une classe classe sociale élevée) (p. 156). Elle raille aussi des poncifs : la peste soit de ce philosophe qui a dit que la souffrance instruit (p. 197). On aura reconnu bien évidemment Nietzsche et je ne peux que l’approuver. Elle se veut davantage philosophe que ceux qu’on porte aux nues : la vérité est la seule chose qui ne déçoit jamais même si elle fait mal (p. 211). L’auteure ne se limite pas à des reproches. Elle pointe également des dysfonctionnements sociétaux, par exemple le temps parallèle des aidants (p. 243) dont la propre vie s’effiloche.

Il y a dans ce roman des formulations d’une grande beauté : Pour Margaux l’amour s’était dissous dans le temps comme les vieilles dettes (p. 184). Ils se jettent l’un sur l’autre avec la grâce d’un accident de train (p. 225). Je te retrouve comme on retrouve une langue qu’on croyait perdue (p. 233).

Sarah Chiche a sa propre façon de raconter l’histoire avec des retours en arrière qui prennent l’allure de pas de valse en vertu du fait qu’il existe une géométrie secrète des destins, plus rigoureuse encore que celle des cristaux (p. 194). Ne vous étonnez donc pas qu’on revienne brutalement en 1992 au lycée Louis le grand (p. 192) pour nous faire comprendre la répétition de la rencontre entre les deux héros en 1998, 2000, et enfin 2020 … pour leur ultime retrouvaille incongrue, quarante ans après la première fois, dans la fausse quiétude du XIV° arrondissement (p. 203), qualification qui me fait sourire parce que c’est un quartier de Paris où j’ai longtemps vécu et sans doute celui que je connais le mieux.

Outre son intérêt sociologique et philosophique qui fera réfléchir plus d’un lecteur, Aimer est un roman qui, comme l’indique son titre, dissèque le rapport amoureux sur une longue période. On parle souvent des années, qu’on soit trop jeune ou trop vieux, ou que la différence soit trop marquée. A cela Sarah Chiche fait dire à Alexis que l’âge est une invention des horlogers (p. 227), ce qui ne manque pas d’humour dans la bouche d’un suisse !

Cette analyse se développe surtout dans la seconde partie qui se polarise sur deux couples, celui d’Alexis et son père, après une vie entière à contourner les choses et alors que le conflit est tout ce qui reste entre son père et lui, comme un fil de vie (p. 232), et celui d’Alexis et Margaux. Leur histoire commence, ou plutôt recommence, par une superbe déclaration d’Alexis questionnant hasard et nécessité (p. 222) que je vous laisse découvrir et à laquelle en répond une autre, aussi forte de Margaux, crânant avec une des assertions préférées des ados : "même pas peur". Pourtant leur chemin ne va pas être simple et naturel parce que pour Alexis, décidément pessimiste : laisser durer, c’est risquer de tout perdre (251) alors il vaut mieux tout détruire avant que ça ne se détruise tout seul (p. 287) faute d’avoir suffisamment de courage pour laisser le bonheur entrer dans sa vie … 

Et puis quelle manière bien à elle d’interroger la question de la fidélité, au sein du couple, à des principes, à un chemin de vie ! Il faut toujours chercher (dans les livres) ce qui n’est pas écrit (p. 246). L’invitation est à prendre au pied de la lettre et chacun fera son miel de cet ouvrage en relisant par exemple la première et la dernière phrases du roman.

Aimer de Sarah Chiche, Julliard, en librairie depuis le 21 août 2025
Lu en version numérique de 305 pages sur la bibliothèque NetGalley

vendredi 3 octobre 2025

ULIS, roman graphique de Fabien Toulmé

N’allez pas croire que le titre soit la promesse d’un beau voyage, quoique …

ULIS n’est pas un prénom mais l’acronyme désignant une Unité Localisée pour l'Inclusion Scolaire. Ce n’est pas une classe en tant que tel. C’est plus un dispositif de soutien (p. 23) et collectif qui permet à des élèves en situation de handicap de suivre un enseignement adapté au sein d'un établissement scolaire ordinaire français (école, collège ou lycée).

Nous allons suivre pendant une année scolaire, la vie d’une ULIS avec ce qu’elle comporte de soucis, notamment administratifs, comme la gestion des absences, mais aussi de cas de conscience (lorsqu’on suppose par exemple qu’un enfant est battu, ou qu’on découvre qu’un autre porte une couche - p 85), de difficultés à enseigner à un groupe très hétérogène, dont beaucoup arrivent sans diagnostic préalable, et à fédérer le nombre d’intervenants. Sans parler de la nécessité à faire accepter les « différences » par l’ensemble de l’établissement dans un respect mutuel, tout autant que par les parents qui bien souvent ne comprennent pas où se situe l’intérêt de leur enfant.

Je connais plutôt bien la question de l’accueil des élèves dits « en situation de handicap » et je m’estime une certaine compétence pour juger le travail de Fabien Toulmé qui est le scénariste, l’illustrateur et le coloriste de ce roman graphique, vraiment tous publics et admirablement conçu.

Je ne jugerai pas la réalisation graphique qui peut plaire ou non, selon les préférences qu’on peut avoir en la matière. Le crayon de l’artiste est solidement ancré dans la réalité contemporaine. Ses dessins sont simples et au service des expressions de personnages dont les traits sont arrondis. L’emploi de la bichromie, différente en fonction des saisons, mais toujours avec une dominante de bleus, compose une atmosphère de douceur, qui n’exclut pas la gravité des situations traversées.

Mais pour le reste, ce qui est d’abord particulièrement réussi c’est le scénario. Je salue la prouesse d’avoir abordé la majorité des problèmes qui se posent dans ce contexte sans pêcher par excès d’optimisme ou de pessimiste ni être pour autant donneur de leçon. Très souvent l’auteur lance une problématique sans fournir de solution, en utilisant l’ellipse pour passer à un autre sujet. C’est très astucieux. Au lecteur de se livrer à ses propres suppositions.

De la même façon, le livre ne se termine pas sur une véritablement happy-end, ni par une catastrophe. On peut là encore deviner que le personnage principal va continuer à évoluer sans renier la parenthèse professionnelle qu’il a décidé de faire.

Yvan a fait un burn-out alors qu’il adorait son métier de programmeur informatique. On comprend que plusieurs mois plus tard il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter un poste d'Accompagnant d'Elève en Situation de Handicap (AESH) en classe ULIS. Une situation qui ne fait pas rêver grand monde et pourtant c’est un beau métier (p. 14) et, comme le souligne sa collègue, Y a mieux qu’AESH pour se mettre dans le bain (p. 53).

Alors qu’il n’a ni formation ni expérience et est dans un état de grande fragilité émotionnelle, l’ingénieur est plongé sans aucune préparation préalable dans un monde nouveau  pour lui et dont il ignore les codes. On le voit tenter de trouver une place au sein d’une équipe dévouée mais éprouvée par un système à bout de souffle, débordée par des élèves hors normes et une Education nationale qui invente de nouveaux acronymes pour donner l’illusion que ça progresse (p. 119).

Ajoutez à cela que l’homme est en plein doute, professionnel et personnel (il n’est pas encore remis d’une rupture sentimentale). Sa recherche d’un nouvel équilibre sera ponctuée de remises en cause d’autant qu’il n’est pas le seul à comprendre qu’un tel job n’est pas une fin en soi. Mariama, depuis cinq ans en ULIS et qui est la plus expérimentée, estime que ce boulot est trop précaire, pas assez considéré, et va donc tenter une formation en éducation spécialisée.

La représentation graphique d’Yvan pourrait correspondre à ce qu’on imagine être « une bonne bouille ». Il va malgré tout comprendre dès la première crise de l’élève qui lui a été confié que la bonne volonté ne suffit pas. Les collègues lui expliqueront qu’être AESH, c’est être une béquille pas une prothèse (p. 25).

Il est astucieux d’intercaler des conversations avec sa soeur, et des séances de psychothérapie qui seront d’un soutien efficace (un peu à l’instar de la situation d’AESH pour un élève en difficulté). Le psy lui fera comprendre qu’il surestime son rôle. Plus vous mettez la barre haute plus vous aurez peur de l’échec (…) Chez vous la peur de l’échec est un moteur bien plus puissant que la simple satisfaction du travail bien fait (p. 156).

Malgré la gravité du contexte, Fabien Toulmé insuffle régulièrement un humour discret (l’allusion à une sortie scolaire au Bassin des Lumières en est un exemple) et surtout beaucoup d’amour dans cette histoire qui est exemplaire sans être culpabilisante, pour la raison essentielle qu’on peut pas tout réparer. A cet égard la scène dans laquelle Matisse, l’enfant hors normes, soutient de ses mains le sac à dos d’Yvan parce qu’il sait qu’il souffre de dorsalgie est très touchante (p. 167). Elle symbolise combien on a à apprendre et recevoir des autres.

Tout le monde aura fait « un beau voyage » au terme de l’année scolaire, au sens propre avec la classe de mer, comme au figuré. On a le sentiment que les cartes sont en cours de redistribution même si rien n’est devenu parfait et que l’auteur conclut sur une fin ouverte, avec un certain suspens, bien qu’il nous ait donné un indice quelques pages plus tôt en montrant qu’Yvan peut utiliser ses compétences informatiques pour créer un jeu d’apprentissage.

ULIS est un roman sur la question de la place, la nôtre et celle des autres, dans un monde où l’inclusion est une valeur fondamentale et où la résilience agit comme carburant.

ULIS de Fabien Toulmé, collection Mirages, Delcourt, en librairie depuis le 3 septembre 2025
Lu en version numérique de 320 pages sur la plateforme NetGalley