mercredi 25 septembre 2024

L’avare de Molière vu par Clément Poirée

Aller voir L’avare de Molière … ce n’est guère original … sauf si, comme celle de Clément Poirée, la proposition artistique sort des chemins  classiques. Et la sienne m’enthousiasmait.

Je m’étais préparée à la représentation. J’avais joué le jeu. Depuis plusieurs jours j’écumais les placards à la recherche de l’objet (inscrit sur la wishlist reçue par mail). Le jour J j’avais amené deux grands sacs de vaisselle, de livres à la couverture chatoyante, de CD dont la musique me semblait avoir une certaine pertinence avec le sujet et de vêtements qui pouvaient -de mon point de vue- servir de costumes. Ce n’était que des choses auxquelles "je tenais" mais dont j’étais prête à me séparer pour la bonne cause.

En fait, je n’avais pas bien compris le concept, croyant à une production "zéro achat" réalisée à partir de recyclage. En réalité, l’équipe n’emploie pas exclusivement (comme c’est pourtant annoncé) ce qui est apporté par les spectateurs. Elle dispose aussi de réserves et de matériaux indispensables pour certaines scènes, comme les immenses sacs plastiques noirs qui feront un rideau de scène. Et je ne pense pas que les perruques soient créées spécialement chaque soir, modifiées peut-être …

Les concepteurs, présents sur scène, (on les appelle "les tabliers" en raison de leur uniforme gris foncé) trient la récolte en fonction d’objectifs qu’ils ont déjà en tête, cherchant le motif, la matière, la couleur dont ils ont besoin. Ils utiliseront les vêtements, non pas tels que ni légèrement transformés, mais comme matériau de base. Ne vous étonnez donc pas de constater que votre charmant blouson en jean délavé a perdu ses manches et est bombé de peinture argentée. Ne vous désolez pas que ce pantalon que vous adoriez et qui est encore tout à fait portable en l’état soit lacéré en longs rubans. Tout est devenu comme de la glaise et sera modelé, ou éventuellement accroché sur un portant comme pièce de garde-robe. Alors, et uniquement dans ce cas, il aura effectivement une troisième vie dans la ressourcerie dans laquelle il atterrira le lendemain, en l’occurrence La Petite Rockette, 125 rue du Chemin Vert -75011 Paris que, d’ailleurs je connais très bien et apprécie beaucoup. Sinon … poubelle et je parie que c’est un volume impressionnant qui est jeté quotidiennement. Tous vos dons ne seront pas redistribués pour le réemploi solidaire. Il vous faudra l’admettre.
Il est tout à fait logique que Hanna Sjödin (assistée de Camille Lamy et de Malaury Flamand) ait dessiné les costumes dans leurs grandes lignes au préalable et s’y tienne. Maitre Jacques (Laurent Ménoretportera chaque soir un tablier bricolé avec un tissu adéquat mais vivement coloré. Frosine sera toujours en veste d’homme et cravate autour du cou pendant les trois quarts du spectacle qui lui confèreront les attributs du pouvoir. Il suffit de regarder les photos du spectacle sur le site de La Tempête (ou celles des spectateurs prises aux saluts) pour avoir une idée de ce qui est nécessaire pour composer les costumes du jour. À l’exception de celui d’Harpagon qui a un régime de faveur et n’est pas soumis aux restrictions. Il a le sien, qu’il gardera (par avarice ?) et qui sera juste agrémenté d’un chapeau différent chaque soir.

Evidemment, la promesse de partir de zéro à chaque représentation était un objectif inatteignable. On ne peut rien reprocher, d’autant que le résultat est visuellement fort réussi, mais on aurait pu, par exemple, viser davantage le développement durable en faisant vivre les costumes jusqu’à l’usure, au détriment certes du geste créatif. Mais comme cela aurait été intéressant ! 

Revenons au début du spectacle qui prend la forme d’un happening. Les comédiens réceptionnent à Jardin et à Cour, s’exclamant, micro à la main, que oui c’est chouette, proposant à la volée à leurs camarades de s’en emparer. Certains font semblant (car ils jouent) de s’approprier une chemise de nuit ou une robe, demandent l’avis des spectateurs, miment un défilé de mode.

Un grand carton est prévu pour que les retardataires y déposent leurs dons une fois que les comédiens auront véritablement commencé. On remarquera en quittant la salle deux heures trente plus tard qu’il est plein.

On demande qui dans le public a apporté un paquet de pâtes … qui disparaît pour ne jamais revenir. Les costumières continuent de fouiller et d’alimenter une grande pile qui s’élève le long du mur, … trop loin pour y récupérer votre foulard fétiche. Etait-il intentionnel que les spectateurs expérimentent la perte de l’objet ? A une époque où on valorise tant le recyclage ? Il faudra que le spectacle soit de grande hauteur pour évacuer la mélancolie inhérente à la perte.

Si on chantait ? Et nous voilà à entonner Ta la la la la la la qui est enregistré en direct par Stéphanie Gibert pour devenir, nous promet-on, la BO du spectacle. On entendra quelques notes plus tard, furtivement. Les acteurs, toujours en slip et nuisette, commencent à interpréter leur rôle. On raille la jeunesse de dépenser l’équivalent de 3000 € pour se vêtir de "vieux rogatons". La fameuse cassette est une boite-cadeau. La caissière (auprès de qui nous avons retiré nos billets tout à l’heure) monte sur scène pour y verser la recette du jour (donc en vrais billets) qui sera sécurisée par un large ruban adhésif.

Valère (Nelson-Rafaell Madel) tente de boutonner une chemise. Un peu juste, non ? Harpagon couine, soupçonnant La Flèche (Virgil Leclaire) de faire courir le bruit qu’il a de l’argent caché.

À Cléante (Pascal Cesari) que le train de vie exaspère, et pour bien comprendre, on nous traduit les 10 000 écus en 150 000 € et le père (John Arnold) sermonne : Et pourquoi dépenses-tu autant en rubans et perruques ? Tu pourrais simplement porter tes propres cheveux, c'est gratuit ! Il se moque de lui d’être vêtu en somptueux équipage. Le public approuve en découvrant sa perruque emplumée.

Frosine (Anne-Élodie Sorlin), qui tiendra un rôle aussi essentiel que celui du patriarche, s’excuse de devoir jouer quasiment aphone. Elle sera équipée d’un micro HF qui (c’est une prouesse) soutiendra sa voix sans la déformer. Elle m’a semblé être la grande gagnante de la soirée, maîtresse-femme en matière d’intrigues. N’oublions pas qu’initialement ce rôle était celui qu’interprétait Madeleine Béjart. La comédienne (qui est aussi une metteuse en scène) y met toute l’énergie et la subtilité dont elle a l’habitude de faire preuve lorsqu’elle fut, sur d’autres scènes, une performeuse hors pair. On pensera bien sûr aux Chiens de Navarre, mais aussi à Palace de Jean-Michel Ribes.

On lance une musique entraînante et voilà qu’ils dansent en se déhanchant comme s’ils allaient nous offrir un remake de La fièvre du samedi soirIl y a dans le jeu quelque chose de l’ordre de l’improvisation mais le texte est bien (majoritairement) celui de Molière. 

Il est vrai que faire travailler à vue ceux qui trop souvent sont en coulisses est une riche idée. Même si, à l’exception de la maquilleuse (Pauline Bry-Martin), les secrets de confection resteront bien cachés. Au début du moins, et parce qu’on ne maitrise pas encore l’objectif. On cherche à comprendre la destinée du matériau. On guette l’apparition d’un objet ou d’un tissu. On suit du regard les comédiens qui passent du plateau à la salle en empruntant un proscenium. On tend la main pour choper un chocolat lancé à la volée par Valère dont c’est dit-il son moment préféré. On ne s’inquiète pas, on connait l’histoire, on arrivera bien à rattraper. Sauf que, … on perd le fil. C’est long. Peut-être trop.

Harpagon pourtant nous réjouit à chaque apparition, qu’il soit exagérément lunetté ou qu’il interpelle une spectatrice qui tournicote une mèche de cheveux : elle me regarde, elle fait ses nattes !

La scène de la signature de l’acte de mariage (Acte III) offre l’occasion de réclamer un calepin à l’accessoiriste qui … hasard ou coïncidence, sera ce soir Le Bourgeois gentilhomme, dans la célèbre édition de poche de Larousse. Le plateau  devient cabinet de curiosités dans lequel on reconnaît quelque chose qu’on a apporté. L’Avare est une pièce où se multiplient les quiproquos dont Molière est un expert.
Le metteur en scène a le don d’ubiquité. Il a deviné que nous serions perdus. La scène 5 de l’acte V est annoncée par un grand carton sur lequel il est mentionné que c’est un complot. On ne serait pas surpris de voir surgir, en guest-star, Olivier Martin-Salvan ou Pierre Guillois, les brillants créateurs des Gros patinent bien

On finit malgré tout par trouver le temps long. Il nous a manqué un entracte au cours duquel on aurait pu être invité à monter sur scène, à voir de près ce qui allait se tramer. Après nous avoir forcés à nous interroger sur la forme voilà que nous voudrions explorer le fond. Cela nous aurait menés au delà de minuit (ce qui est incompatible avec la situation géographique de la Tempête) … sauf à ce que Clément Poirée ait pu faire oeuvre totale de recyclage, dégager la morale de la pièce en l’épurant de fanfreluches oratoires qui étaient sans doute du goût du jour à la cour de Versailles mais qui datent furieusement. S’il avait coupé (comme l’a fait Arnaud Denis pour ses Liaisons dangereuses) on aurait gagné du temps et celui de tout voir de la performance et de sa cuisine.

Car Clément Poirée avait raison dans son analyse. L’Avare raconte l’histoire "d’une génération qui ne veut rien lâcher au risque de nécroser celle qui vient, (…), le désir ogresque y confine à la folie, à la tyrannie". Porter des vêtements qui coutent une blinde quand certains tirent le diable par la queue en subsistant en dessous du seuil de pauvreté est une offense. Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger. Molière insistait à juste titre pour alerter les riches sur leur comportement.

Les propos d’Harpagon sont somme toute logiques (il est déraisonnable de se ruiner pour se vêtir) mais les jeunes gens ne renonceront pas à leurs envies. Si on les a découverts en sous-vêtements au début de la représentation leur tenue ne cessera de s’enrichir, qu’il s’agisse des enfants d’Harpagon, Cléante et Elise (Mathilde Auneveux), comme de leurs amoureux, Marianne (Marie Razafindrakoto) et Valère. Par contre aucun des quatre n’exhibera le moindre colifichet permettant de deviner son origine sociale. Le concept de Clément Poirée a ceci d’intéressant qu’il place tous les protagonistes sur un pied d’égalité.

Tous, sauf Harpagon, il faut le rappeler qui, du coup est un peu isolé du groupe. Son jeu est sans failles. John Arnold est un immense interprète mais on pourrait regretter qu’il joue (magnifiquement) sa partition en solitaire.

Molière était un moraliste mais pas un révolutionnaire. À la fin de sa pièce tout rentre dans l'ordre (enfin, celui voulu par l’époque) : les jeunes gens peuvent convoler et Harpagon, après l’avoir longuement cherchée et bien des péripéties recouvre sa cassette … et son argent. … mais cette fois les choses ne se dérouleront pas comme Molière les avaient imaginées. Comme quoi Clément Poirée est bien capable d’oser une modification. Pourquoi n’avoir pas fait davantage ? 
Au moment de quitter la salle notre regard s’égare entre le plateau où l’accumulation est impressionnante et le gros carton rempli par les retardataires et qui théoriquement partira en recyclerie. Il contient sans doute au moins un exemplaire de chaque vêtement et objet que le graphiste Néjib a dessiné pour composer l’affiche du spectacle, que peu de spectateurs auront décrypté (solution en fin d’article).
Comme il aurait été amusant de proposer au public de se servir, à condition par exemple d’échanger avec un de leurs vêtements. Voilà un happening qui aurait été chamboulant, joyeux, et qui aurait enclenché des comportements responsables.

Je repense à d’autres versions que j’ai vues de l’Avare. Celle, très inventive de la Cie Tabola Rassa qui exploite la métaphore de la liquidité pour symboliser le contexte financier. Et puis celle que mirent en scène Henri et Frédérique Lazarini en 2017 au Théâtre 14. L’accent y était porté cette fois sur la question du mensonge. Car dans la pièce de Molière tout le monde triche à des fins de connaître la vérité, complexe à comprendre. Comme le fait remarquer Maitre Jacques fort à propos Comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton pour dire vrai ; et on me veut pendre pour mentir. (Acte  V scène 6)

Toutes ces différentes lectures d’un même texte ont chacune leur intérêt et celle de la Tempête fera sans doute date. Il est probable cependant que nous ne sommes pas à la fin de nos surprises et qu’un jour prochain un autre dramaturge en fera une lecture encore différente.
L’avare de Molière vu par Clément Poirée 
Avec John Arnold, Mathilde Auneveux, Pascal Cesari, Virgil Leclaire, Nelson-Rafaell Madel, Laurent Ménoret, Marie Razafindrakoto, Anne-Élodie Sorlin
Collaboration à la mise en scène Pauline Labib-Lamour
Scénographie, accessoires Erwan Creff assisté de Caroline Aouin
Lumières Guillaume Tesson assisté de Marine David
Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy et de Malaury Flamand
Musique, son Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi
Maquillage, perruques Pauline Bry-Martin assistée de Sylvain Dufour 
Régie générale, régie plateau Yan Dekel 
Hbillage Émilie Lechevalier, Solène Truong
Création au Théâtre de la Tempête - Paris
du 13 septembre au 20 octobre 2024 
Du mardi au samedi 20h, dimanche 16h
En tournée à partir de novembre 2024 
(à Flers, Avranches, Pont-Audemer, Montereau, Sartrouville, Vendôme, Saint-Quentin, Maisons-Alfort, Pontault-Combault, Nancy, Verdun…).
La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Danielle Michel que je remercie.
Solution à la devinette : L’affiche (à condition d’être regardée à distance) représente un visage.

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