Il n’est pas encore dans les bacs mais j’ai eu l’opportunité d’entendre Lucibela en avant-première et j’ai beaucoup aimé.
L’artiste cap-verdienne a intitulé son troisième album Moda Antiga et le présentera le vendredi 15 novembre 2024 sur la scène du Café de la Danse lors d'un concert de lancement exceptionnel.
D’ici là le single "Lembra Tempo" (piste 4) sera disponible dès le 4 novembre 2024 sur toutes les plateformes. Ce titre écrit et composé par la chanteuse, décrit ces fêtes d’antan, ces bals populaires endiablés de São Vicente organisés toutes les fins de semaines, ces "rabecada", où les mornas, coladeiras, et autres mazurkas, se dansaient jusqu’à l’aube.
Comme son intitulé n'en fait pas mystère, "Moda Antiga" dont la traduction est À la manière ancienne est un album traditionnel qui célèbre l'héritage musical du Cap-Vert. Il contient de nombreuses compositions anciennes, mais aussi des chansons inédites qui ne s'éloignent pas de la tradition. L'inspiration de Lucibela vient des différents artistes (chanteurs, compositeurs, musiciens...) qu'elle a toujours écoutés, de ceux qui ont fait partie de son parcours jusqu'à présent et de ceux qu'elle côtoie au quotidien et qui lui permettent de mieux connaître ses racines.
Elle ne se cacha pas de vouloir "continuer le travail que Cesaria a commencé. Chanter les genres musicaux cap-verdiens comme la morna et la coladeira un peu partout dans le monde".
Cesaria Evora est la plus célèbre des voix capverdiennes qui, au demeurant, sont essentiellement féminines. Ceci explique sans doute que Amdjer, sorti en 2022, soit déjà un hommage aux femmes de cette île située en Afrique de l'Ouest.
Comme toutes les jeunes femmes de sa génération au Cap-Vert, Lucibela, 38 ans, écoute du hip-hop, de l’électro, de la kizomba, cette foison de bandes-son qui abreuvent au quotidien, dans les taxis collectifs, les discothèques ou les festivals, la jeunesse de l’archipel… En revanche, cette Lisboète d’adoption juge primordial, voire urgent, de préserver les racines insulaires – ce patrimoine immatériel "davantage valorisé à l’extérieur que sur notre propre sol", regrette-t-elle, avant d’insister : "Nous n’avons pas de conservatoires ni d’écoles de musique pour assurer cette protection et cette transmission aux nouvelles générations… Je m’en fais quelque part un devoir."
Elle s'est sentie en quelque sorte investie de la mission de constituer une collection de chansons populaires et traditionnelles, de mythes et d’histoires cap-verdiennes, souvent composés par des figures tutélaires (Anu Nobu, Manuel de Novas, Mario Lucio, Zézé di nha Reinalda…) qu'elle interprète d'une voix enchanteresse, tout à la fois suave et puissante. Pour leur donner vie, elle a réuni, avant une finalisation en Hollande et en France, dans le studio de Lusafrica, à Mindelo, des monstres sacrés, gardiens du temple de ces esthétiques, dirigés et arrangés par l’excellent Toy Vieira : notamment les incontournables Bau (guitare) et Hernani Almeida (guitare/ingénieur du son)... Ou encore Totinho, le bien-nommé "saxophoniste de la morna", complice de Cize, tragiquement disparu en juillet dernier…
L'album s’ouvre sur une chanson populaire Nhó Jom Seá Mi No, suivi de la comptine Ta Pinga Txapu-Txapu (piste 1), toutes deux remises en lumières, en son temps, par le compositeur légendaire de Santiago Anu Nobu, né Fulgêncio Tavares (1933-2004), auteur de nombreux chants devenus des traditionnels. La première de ces deux coladeiras raconte de façon métaphorique le départ pour la guerre des crevettes dans une petite rivière. Je ne parle pas le portugais qui est la langue officielle du Cap-vert, pas davantage que le créole mais j'avais remarqué la récurrence du mot "Camaron" dont je sais qu'il signifie crevette. Une rupture de rythme signale l'enchainement avec la seconde, qui parle d’un homme qui a fait pipi au lit, et se trouve déboussolé. Ce sont évidemment des fables difficiles à expliciter de façon littérale…
Bruxa (piste 2) évoque de façon imagée les divagations et les rêveries d’une femme amoureuse, plongée dans la confusion, et par conséquent mal jugée.
Deux titres sont signés d’une jeune femme bien vivante, la talentueuse Elida Almeida, une compositrice très prometteuse du Cap-Vert, qui ose des mélodies efficaces, des rythmiques hors des clous, et des histoires joliment décalées. Ainsi, dans le buleiro Salabanku (piste 3), sa cadette parle de la souffrance immense et insupportable d’un premier amour… Dans Yemanjá (piste 7), elle retrace l’histoire d’un pêcheur qui, sur le chemin de retour vers son foyer, se fait surprendre par la pluie et le gros temps. Il pense à la mort avec une angoisse terrible et se met à prier Yemanjá, une divinité de la mer, la conjurant d'appeler une sirène, susceptible d’enchanter une baleine pour le ramener à terre sain et sauf, tout cela sur des rythmes en fusion entre coladeira et batuque.
Lucibela a aussi écrit et composé pour l’occasion, deux chansons. Dans Lembra Tempo (piste 4), elle décrit ces fêtes d’antan, ces bals populaires endiablés de São Vicente organisés toutes les fins de semaines, ces "rabecada", où les mornas, coladeiras, et autres mazurkas, se dansaient jusqu’à l’aube.
Diferença (piste 5) a été composée par son partenaire, le multi-instrumentiste, Toy Vieira, arrangeur de ses trois disques.
Intitulée Mcorre mka pega (piste 6), voici l’histoire d’une femme qui court après son amour, sans jamais réussir à l’attraper aujourd'hui, … peut-être demain car le monde est petit et l’amour est grand, comme le conclut la chanson composée par l’ex-ministre de la culture, partie intégrante de la mémoire collective de l’île, le très élégant chanteur Mario Lucio.
Julgamento de mãe (piste 8) est un joyau façonné par la mythique pianiste cap-verdienne Dona Tututaqui qui parle, thème prolifique dans le patrimoine cap-verdien, de l’amour inconditionnel d’une mère pour son fils, car "seule la mère tigre mange ses petits".
Baloí (piste 9) rend un hommage à ces femmes symboliques des rues cap-verdiennes, qui vendent, dans leurs immenses paniers de paille, sucreries, babioles, grogs… pour nourrir leurs enfants. Ces deux titres sont des créations de l’immense poète créole de São Vicente Manuel de Novas (1938-2009), l’un des compositeurs fétiches de Cesaria Evora et du monument de la morna.
L'album s'achève avec Djentis Dasagua (piste 11) du célèbre compositeur de funana Zézé di nha Reinalda, né à Praia en 1956, qui évoque la vie agricole de Santa Catarina, dans l’intérieur de l’île de Santiago, où les paysans travaillent la terre sous un soleil de plomb, sans une goutte de pluie et finissent par émigrer pour fuir la misère.
On ressent beaucoup d’amour, de lumière et de générosité tout au long de cet album quasi magique qui est très agréable à écouter en toutes circonstances. Lucibela ré-enchante ces histoires avec sa voix ronde, agile, chaleureuse, au grain si particulier, nous offrant une manière d’être au monde, différente et personnelle, qui est sa façon bien à elle de perpétuer la tradition.
Moda Antigua, sortie le 8 novembre 2024 chez Lusafrica Sony
Concert de lancement au Café de la Danse le 15 novembre
Discographie : Amdjer - 2022 / Laço Umbilical (Bonus Version) – 2019 / Laço Umbilical – 2018