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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 18 octobre 2024

Moda Antiga, troisième album de Lucibela

Il n’est pas encore dans les bacs mais j’ai eu l’opportunité d’entendre Lucibela en avant-première et j’ai beaucoup aimé.

L’artiste cap-verdienne a intitulé son troisième album Moda Antiga et le présentera le vendredi 15 novembre 2024 sur la scène du Café de la Danse lors d'un concert de lancement exceptionnel.

D’ici là le single "Lembra Tempo" (piste 4) sera disponible dès le 4 novembre 2024 sur toutes les plateformes. Ce titre écrit et composé par la chanteuse, décrit ces fêtes d’antan, ces bals populaires endiablés de São Vicente organisés toutes les fins de semaines, ces "rabecada", où les mornas, coladeiras, et autres mazurkas, se dansaient jusqu’à l’aube.

Comme son intitulé n'en fait pas mystère, "Moda Antiga" dont la traduction est À la manière ancienne est un album traditionnel qui célèbre l'héritage musical du Cap-Vert. Il contient de nombreuses compositions anciennes, mais aussi des chansons inédites qui ne s'éloignent pas de la tradition. L'inspiration de Lucibela vient des différents artistes (chanteurs, compositeurs, musiciens...) qu'elle a toujours écoutés, de ceux qui ont fait partie de son parcours jusqu'à présent et de ceux qu'elle côtoie au quotidien et qui lui permettent de mieux connaître ses racines.

Elle ne se cacha pas de vouloir "continuer le travail que Cesaria a commencé. Chanter les genres musicaux cap-verdiens comme la morna et la coladeira un peu partout dans le monde".

Cesaria Evora est la plus célèbre des voix capverdiennes qui, au demeurant, sont essentiellement féminines. Ceci explique sans doute que Amdjer, sorti en 2022, soit déjà un hommage aux femmes de cette île située en Afrique de l'Ouest.

Comme toutes les jeunes femmes de sa génération au Cap-Vert, Lucibela, 38 ans, écoute du hip-hop, de l’électro, de la kizomba, cette foison de bandes-son qui abreuvent au quotidien, dans les taxis collectifs, les discothèques ou les festivals, la jeunesse de l’archipel… En revanche, cette Lisboète d’adoption juge primordial, voire urgent, de préserver les racines insulaires – ce patrimoine immatériel "davantage valorisé à l’extérieur que sur notre propre sol", regrette-t-elle, avant d’insister : "Nous n’avons pas de conservatoires ni d’écoles de musique pour assurer cette protection et cette transmission aux nouvelles générations… Je m’en fais quelque part un devoir."

Elle s'est sentie en quelque sorte investie de la mission de constituer une collection de chansons populaires et traditionnelles, de mythes et d’histoires cap-verdiennes, souvent composés par des figures tutélaires (Anu Nobu, Manuel de Novas, Mario Lucio, Zézé di nha Reinalda…) qu'elle interprète d'une voix enchanteresse, tout à la fois suave et puissante. Pour leur donner vie, elle a réuni, avant une finalisation en Hollande et en France, dans le studio de Lusafrica, à Mindelo, des monstres sacrés, gardiens du temple de ces esthétiques, dirigés et arrangés par l’excellent Toy Vieira : notamment les incontournables Bau (guitare) et Hernani Almeida (guitare/ingénieur du son)... Ou encore Totinho, le bien-nommé "saxophoniste de la morna", complice de Cize, tragiquement disparu en juillet dernier… 

L'album s’ouvre sur une chanson populaire Nhó Jom Seá Mi No, suivi de la comptine Ta Pinga Txapu-Txapu (piste 1), toutes deux remises en lumières, en son temps, par le compositeur légendaire de Santiago Anu Nobu, né Fulgêncio Tavares (1933-2004), auteur de nombreux chants devenus des traditionnels. La première de ces deux coladeiras raconte de façon métaphorique le départ pour la guerre des crevettes dans une petite rivière. Je ne parle pas le portugais qui est la langue officielle du Cap-vert, pas davantage que le créole mais j'avais remarqué la récurrence du mot "Camaron" dont je sais qu'il signifie crevette. Une rupture de rythme signale l'enchainement avec la seconde, qui parle d’un homme qui a fait pipi au lit, et se trouve déboussolé. Ce sont évidemment des fables difficiles à expliciter de façon littérale…

Bruxa (piste 2) évoque de façon imagée les divagations et les rêveries d’une femme amoureuse, plongée dans la confusion, et par conséquent mal jugée.

Deux titres sont signés d’une jeune femme bien vivante, la talentueuse Elida Almeida, une compositrice très prometteuse du Cap-Vert, qui ose des mélodies efficaces, des rythmiques hors des clous, et des histoires joliment décalées. Ainsi, dans le buleiro Salabanku (piste 3), sa cadette parle de la souffrance immense et insupportable d’un premier amour… Dans Yemanjá (piste 7), elle retrace l’histoire d’un pêcheur qui, sur le chemin de retour vers son foyer, se fait surprendre par la pluie et le gros temps. Il pense à la mort avec une angoisse terrible et se met à prier Yemanjá, une divinité de la mer, la conjurant d'appeler une sirène, susceptible d’enchanter une baleine pour le ramener à terre sain et sauf, tout cela sur des rythmes en fusion entre coladeira et batuque.

Lucibela a aussi écrit et composé pour l’occasion, deux chansons. Dans Lembra Tempo (piste 4), elle décrit ces fêtes d’antan, ces bals populaires endiablés de São Vicente organisés toutes les fins de semaines, ces "rabecada", où les mornas, coladeiras, et autres mazurkas, se dansaient jusqu’à l’aube.

Diferença (piste 5) a été composée par son partenaire, le multi-instrumentiste, Toy Vieira, arrangeur de ses trois disques.

Intitulée Mcorre mka pega (piste 6), voici l’histoire d’une femme qui court après son amour, sans jamais réussir à l’attraper aujourd'hui, … peut-être demain car le monde est petit et l’amour est grand, comme le conclut la chanson composée par l’ex-ministre de la culture, partie intégrante de la mémoire collective de l’île, le très élégant chanteur Mario Lucio.

Julgamento de mãe (piste 8) est un joyau façonné par la mythique pianiste cap-verdienne Dona Tututaqui qui parle, thème prolifique dans le patrimoine cap-verdien, de l’amour inconditionnel d’une mère pour son fils, car "seule la mère tigre mange ses petits".

Baloí (piste 9) rend un hommage à ces femmes symboliques des rues cap-verdiennes, qui vendent, dans leurs immenses paniers de paille, sucreries, babioles, grogs… pour nourrir leurs enfants. Ces deux titres sont des créations de l’immense poète créole de São Vicente Manuel de Novas (1938-2009), l’un des compositeurs fétiches de Cesaria Evora et du monument de la morna.

Dans Mãe Gracinda (piste 10), elle rend hommage, avec trois autres compositeurs-trices à une amie angolaise qui incarne leur grand-mère à toutes.

L'album s'achève avec Djentis Dasagua (piste 11) du célèbre compositeur de funana Zézé di nha Reinalda, né à Praia en 1956, qui évoque la vie agricole de Santa Catarina, dans l’intérieur de l’île de Santiago, où les paysans travaillent la terre sous un soleil de plomb, sans une goutte de pluie et finissent par émigrer pour fuir la misère.

On ressent beaucoup d’amour, de lumière et de générosité tout au long de cet album quasi magique qui est très agréable à écouter en toutes circonstances. Lucibela ré-enchante ces histoires avec sa voix ronde, agile, chaleureuse, au grain si particulier, nous offrant une manière d’être au monde, différente et personnelle, qui est sa façon bien à elle de perpétuer la tradition.

Moda Antigua, sortie le 8 novembre 2024 chez Lusafrica Sony
Concert de lancement au Café de la Danse le 15 novembre
Discographie : Amdjer - 2022 / Laço Umbilical (Bonus Version) – 2019 / Laço Umbilical – 2018

mercredi 16 octobre 2024

Le Diplôme d’Amaury Barthet

Bien sûr le thème du Diplôme n’est pas très original mais il est traité de main de maître dans le roman éponyme d’Amaury Barthet.

J’avais adoré au cinéma Arrête-moi si tu peux où Steven Spielberg démontrait en 2002 avec quelle facilité on pouvait usurper plusieurs identités, devenir spécialiste en falsification bancaire et même inventeur d’un excellent système de sécurité bancaire. Tout serait affaire de détermination et de talent, évidemment.

Amaury Barthet amène la supercherie sur le terrain de la justice sociale. Comme si les possesseurs d’une qualification obtenue dans une grande école étaient les véritables imposteurs puisque leur mérite se réduit à avoir obtenu le financement de leur cursus.

L’auteur connait bien le sujet. Il a eu en charge pendant plus de 4 ans l’évaluation des grandes écoles et des universités françaises au sein du Haut Conseil de l’Evaluation de l'enseignement supérieur et de la recherche. Il s’est, depuis, spécialisé en stratégie et pilotage au service d’organismes, toujours dans le domaine de l’enseignement. Son propos est donc admirablement documenté. Mais, et c’est ce qui fait son intérêt, la fiction fonctionne parfaitement.

Les personnages ont chacun des traits de caractères qui ne se révèlent que progressivement si bien que le crédit que le lecteur leur accorde ne sera pas illimité. Nous allons successivement admettre combien la place qu’occupe le diplôme dans la vie des gens est exagérée si bien que nous accepterons que Guillaume donne un coup de pouce au destin de Nadia, une jeune femme issue de l’immigration, ultra brillante mais qui sort de l’université sans avoir pu passer par la case grandes écoles.

Certes, ses études ne l’ont pas préparée à occuper un post important dans une grande entreprise mais elle a lu, sait réfléchir, et en parfaite autodidacte, a toutes les compétences pour traiter les dossiers qui vont lui être confiés une fois qu’elle aura produit le fameux sésame qui lui permettra de faire carrière dans le monde économique et peut-être politique. Car, une fois démarrée, l’ascension sociale n’a de limite que le ciel.

On se délecte de cette revanche sur la vie car on ne sent pas l’imposture puisque Nadia ne prend la place de personne et qu’elle est efficace dans son nouveau poste. On tique un peu sur le comportement de Guillaume qui assume d’être devenu un profiteur mais puisque Nadia n’y trouve rien à redire … pourquoi serait-on moralisateur ?

Une fois calmées ses frustrations de toutes sortes, professionnelles, financières, familiales et sentimentales on pourrait croire que Guillaume va se ranger. C’est sans compter l’ambition d’un troisième personnage qui va prendre une revanche autrement plus diabolique et dont les conséquences vont être terribles. Personne ne sortira indemne de ce qui aurait pu n’être qu’une comédie sentimentale amusante.

Il n’en reste pas moins vrai que le système éducatif français reste malade de l’obsession du diplôme qui est aussi un mensonge puisque certains ne valent rien alors que d’autres déterminent de façon exagérée l’ascension de personnes qui jusqu’à la fin de leur vie (voire au-delà) n’existeront que comme sorties de X en telle année.

Le déterminisme social semble indéboulonnable, à quelques exceptions près, comme ce fut le cas pour mon père qui, sans aucun diplôme, a fait carrière dans une entreprise internationale mais c’était après guerre, dans un contexte de croissance économique et de manque de main d’œuvre permettait à ceux qui avaient une compétence originale de jouer cette carte.

L’enseignement supérieur est polarisé entre les grandes écoles, sélectives et viviers de reproduction des élites, financées majoritairement par l’Etat, qui s’opposent aux universités ouvertes à tous, sous-financées chroniquement, miroir aux alouettes d’une méritocratie à la française qui n’est qu’un leurre. Le système méritait amplement d’être dénoncé bien que rien ne prouve que le roman bouscule l’ordre des choses.

En tout cas Amaury Barthet ne compte pas en rester là, du moins sur le plan de l’écriture, et nous devrions prochainement nous réjouir d’ouvrir un second livre.

Le Diplôme d’Amaury Barthet, Albin Michel, en librairie depuis le 23 août 2023

mardi 15 octobre 2024

Almah - une jeunesse viennoise - 1911-1932 de Catherine Bardon

Comme beaucoup, j’ai découvert Catherine Bardon par son premier livre, je devrais préciser premier roman, parce que Les déracinés ne furent pas son premier ouvrage.

Je me suis laissée emporter par la saga familiale et par l’ensemble des portraits féminins que cette auteure nous offre. Il est plus fréquent d’ajouter une suite à un roman ou un opus supplémentaire à une saga que d’écrire un préquel, (terme anglais, mais d’aucuns disent présuite ou antépisode au Canada francophone), qui est, en littérature, au cinéma, dans les séries télévisées, en musique ou dans les jeux vidéo, une œuvre dont l'histoire précède celle d'une œuvre antérieurement créée.

L’exercice s’est imposé pour répondre aux attentes d’un lectorat impatient d’en savoir davantage sur la jeune femme qui est l’héroïne des Déracinés et dont nous avons suivi le formidable destin au fil de 4 tomes qui ont passionné 2 millions de lecteurs.
Vienne, 1911. Almah Kahn naît au sein d’une famille de la grande bourgeoisie juive. Son père, chirurgien réputé et grand amateur d’art, est aussi un mécène qui côtoie les plus grands artistes de l’époque. Sa mère, pianiste de talent, soigne son spleen auprès du docteur Freud dont elle est l’une des premières patientes.
Au cœur de ce bouillonnement culturel, Almah chemine vers l’âge adulte. Elle grandit dans une Autriche terriblement meurtrie par la guerre et marquée par la chute de la maison Habsbourg, tandis que se profile le spectre du nazisme.
À travers l’enfance et la jeunesse privilégiées d’Almah, ses amitiés, ses doutes et les premières épreuves infligées par la vie, Catherine Bardon dresse le tableau d’une Vienne qui jette ses derniers feux dans une Autriche au bord du gouffre, livrée aux soubresauts de l’Histoire.
Almah est le portrait puissant et ciselé d’une enfant puis d’une jeune femme vive, effrontée, indépendante et habitée par une soif d’absolu qui ne la quittera jamais.
Sur un plan strictement personnel, ce retour sur la jeunesse d’Almah me permet d’approcher le contexte que ma propre grand-mère a connu, puisqu’elle est née à la même époque. L’auteure a procédé comme toujours, en creusant encore davantage la documentation qu’elle avait rassemblée. Elle s’en est expliqué au cours d’une très intéressante rencontre qui a eu lieu ce matin en distanciel (une chance pour moi puisque je me trouvais encore au Mexique).

Catherine Bardon a passé beaucoup de temps à Vienne car la famille d’Almah est viennoise avant d’être autrichienne. Les Kahn étaient autrichiens depuis cinq générations, médecins de père en fils, et nul n’aurait pu être plus viennois (p. 106). Il était nécessaire de s’imprégner de l’atmosphère d’une ville qui a la réputation non usurpée d’être envoûtante et qui était le phare culturel de l’Europe au début du XX° siècle. C’est là qu’est née la psychanalyse et il était important que Freud soit présent dans le roman. La capitale est encore marquée par la culture des cafés où les écrivains s’installent des heures durant, à tel point qu’ils s’y font livrer leur courrier. Les monuments y ont été sauvegardés ou reconstruits et de nombreux hôtels particuliers ont subsisté.

Ce séjour était essentiel pour pouvoir restituer au mieux cette famille bourgeoise, cultivée et aimante et le mode de vie des habitants qui par exemple vont à l’opéra quelle que soit leur catégorie sociale.

Également pour témoigner de la déliquescence de l’empire autrichien en même temps que s’opère un glissement dans l’antisémitisme et vers le nazisme (même si celui ci n’est pas né dans ce pays). Les protagonistes se bercent d’illusions, refusant de voir les signes, manquant cruellement de lucidité. Jusqu’à ce qu’un jour la guerre les rattrape. Cette guerre que personne n’avait voulue et que l’on acclamait aujourd’hui avec ivresse. Même les écrivains s’en mêlaient, publiant essais et poèmes aux accents patriotiques, où guerre rimait avec victoire. Moins d’une semaine plus tard, par le jeu des alliances, l’Europe toute entière s’embrasait dans un conflit mondial (p. 42). Plus dure fut leur chute. 

La société y est encore traditionnelle. Les femmes ont rarement un métier, élèvent leurs enfants, tiennent salon. Leurs filles commencent à aller à l’université. Almah est élevée comme un garcon, avec une liberté équivalente, et choisira une profession qui est plutôt associée à des hommes, celle de dentiste. C’est encore une fois la réalité qui en est la raison puisque la dentiste du kibboutz de Sosúa était une femme.

Par contre Catherine avait déjà une connaissance intime des personnages et plusieurs éléments caractéristiques de la famille existaient préalablement. Elle les a repris comme la collection d’œuvres picturales de Julius (le père), chirurgien de renom et mécène. Voilà d’ailleurs pourquoi figurent, dans la version papier, deux tableaux de Max Kurzweil, un des cofondateurs de la Sécession viennoise en 1897, avec Gustav Klimt. Ces oeuvres sont toutes deux encore visibles à Vienne mais je ne saurais les décrire puisque j’ai lu le roman en version numérique. Je n’ai malgré tout pas oublié que le premier jouera un rôle important pour monnayer certaines choses pour Almah et son mari.

Il aurait pu être choisi pour illustrer le livre, ce qui était d’ailleurs la première intention de l’auteure parce que le tableau d’Almah à cinq ans symbolise toute la poésie de l’enfance. Cependant la couverture retenue in fine reflète admirablement l’esthétisme des années 1930 tout autant que le potentiel d’une jeune femme en devenir.

Hannah (la mère) apparaissait déjà dépressive et fragile dans le tome 1 de la saga. Mais débordante d’amour pour son mari et son enfant. Solaire également car très cultivée, belle et pianiste talentueuse. Le choix du prénom de sa fille est justifié par cet amour pour la musique. En l’honneur d’Alma Mahler, artiste et figure féminine libre qu’elle admirait. Et avec un H final, comme à son propre prénom. Julius était d’accord. Il était toujours d’accord avec les décisions de son épouse (p. 12). Une autre raison est à chercher dans l’œuvre du compositeur du lied n° 4, le Chant pour des enfants morts, car le couple a perdu un garçon quelques années auparavant. Julius le sait parfaitement : Quand il entendait sa femme jouer ce morceau, ce n’était pas bon signe, et pire (p. 13).

On connaissait la volonté et le caractère bien trempé d’Almah. Nous ne sommes pas surpris de la voir enfant comme une boule d’énergie, une tornade de bonne humeur. Vu du point de vue de sa mère elle allait la rendre folle. Cette enfant, on ne pouvait la contenir, elle avait trop de vitalité, elle désobéissait sans arrêt et n’en faisait qu’à sa tête (p. 39). Catherine s’est amusée à écrire les chapitres qui illustrent son impertinence et sa détermination. C’est habile également d’orienter parfois notre regard sur le couple de domestiques, Alois et Teofila.  On retrouve la vivacité de son style, suffisamment imagé pour qu’on ait le sentiment d’y être. Les chapitres sont courts. Notre seule envie est de poursuivre la lecture.

Ce livre ne déroge pas aux autres. L’amitié y est essentielle , et particulièrement pour le sexe féminin. Sur le plan de la construction narrative la présence d’une "meilleure" amie permet de camper un contrepoint qui peut agir différemment et faire d’autres choix. C’est un personnage totalement fictif (qui n’apparaît pas plus tard au sein de la saga proprement dite) et qui permet aussi à Almah une première confrontation avec le drame.

Les nouveaux lecteurs pourront aussi bien commencer par celui-ci que par le tome 1. Cependant Une jeunesse viennoise offre l’intérêt de mieux faire connaître les parents et d’entrer progressivement dans le bouleversement historique qui pour nous, avec le recul, semble une évidence mais qui ne l’était pas pour tout le monde à l’époque. Pour les autres ce sera "une petite gourmandise à déguster après la quadrilogie".

On pourrait conseiller de lire en écoutant de la musique comme Catherine confie l’avoir fait pendant l’écriture : avec les symphonies et les lieder de Gustav Mahler, les poèmes symphoniques de Richard Strauss et les sonates de Franz Schubert (p. 182), auxquels on pourrait ajouter des valses viennoises, Wagner, également Mozart qu’Hannah interprète au piano.

Intitulé Le mot de la fin, le dernier chapitre donne l’impression que la boucle est bouclée et qu’un point final est posé à la saga. Le dernier chapitre est émouvant . Cependant le livre se termine par une invitation : On se donne rendez-vous pour une prochaine aventure ? (p. 183)

Interrogée sur ses projets, Catherine a exprimé un doute sur le choix d’un nouveau destin de femme en finissant par lâcher que ce serait peut-être un récit davantage fictif. Pour ma part j’aurais parié sur un autre prequel, orienté sur la jeunesse de Wil, le futur époux d’Almah. Parce que nous sommes très nombreux à ne pas vouloir quitter ces Déracinés. 

Almah - une jeunesse viennoise - 1911-1932 de Catherine Bardon, Les Escales, en librairie depuis le 10 octobre 2024
L’un en version numérique de 192 pages

dimanche 6 octobre 2024

Ingrid Beurkman de Sophie Di Malta

Je n’ai découvert le roman de Sophie Di Malta que récemment, à la faveur d’un extrait dans la bibliothèque Hors concours.

Il existe sur Netflix une série documentaire sur les meilleurs chefs du monde cuisinant des pâtes. Certains épisodes sont époustouflants car ils expriment la dimension philosophique de ce type de plat. Alors un livre, présenté comme un conte moderne écrit au féminin, résolument cinématographique, aux confins de l’absurde et de la drôleriequi plus est un premier roman, mettant en scène une jeune femme chef ne pouvait qu’attirer mon attention.

Un restaurant de pâtes renommé, une critique cinglante et voilà Ingrid Beurkman partie en tornade sur les routes, direction la mer, pour dénicher le saumon parfait qui sublimerait ses lasagnes. Et quitte à mettre le cap sur les embruns, autant chercher son marin de père qui l’a abandonnée à la naissance. Un voyage au long cours, jalonné de personnages hors normes qui confronteront Ingrid à ses fantasmes et à ses démons.

J’ai adoré l’humour de Sophie Di Malta, même lorsqu’elle pousse le curseur à l’extrême. J’ai apprécié le thème de la quête identitaire mais le traitement est devenue très vite d’une telle loufoquerie que j’ai décroché. J’ai poursuivi jusqu’au bout mais sans parvenir à savourer ce roman, articulé en deux parties dont la seconde m’a déçue, peut-être parce que j’en avais compris l’issue.

Dommage, parce que ça avait bien commencé. Ingrid Beurkman faisait l’objet de nombreuses moqueries, en raison d’un nom aussi douteux, qui plus est transmis par un homme qui n’avait pas voulu rester. Marchant dans les traces de sa mère plutôt que dans celles de son marin fantôme de père elle se découvrit, très jeune, une passion pour les pâtes en tout genre : grandes, petites, épaisses, fines. (…) Si bien qu’un jour, elle ouvrit un restaurant : Les pâtes sans nom . Les clients réservaient un mois à l’avance. Le lieu ne désemplissait pas, Ingrid faisait fondre les papilles les plus difficiles. Sa spécialité était la lasagne, large, mais fine, forte et douce, agréable en bouche et fondante. Un jour, un célèbre critique gastronomique écrivit un article élogieux à son propos en se risquant à un reproche :, mademoiselle Beurkman gagnerait en originalité à varier un peu ses lasagnes, en les accommodant par exemple avec du poisson (p. 9).

Voilà donc la jeune demoiselle partie à la recherche du meilleur fretin. Elle se met en quête de pêcher un saumon. Hélas celui-ci la convainc (car il parle) de ne pas le cuisiner. L’amour semble s’être invité entre eux (p. 16).

Face à l'incongruité de la situation, Ingrid exprime des reproches à Dieu, lequel invoque un loupé dans le processus et pourtant se justifie : Ce qui te paraît insurmontable aujourd’hui trouvera tout son sens demain. L’amour se glisse souvent dans des interstices qu’on n’attendait pas. On traverse parfois des déserts, mais ce sont des déserts nécessaires (p. 17).

Ingrid perd son saumon mais se met en route pour en capturer un autre à qui elle se promet de ne pas faire de cadeau. Elle rencontrera Puton, un nain orphelin puis un créancier de son père qui la mettre plus ou moins sur la piste de son paternel, la faisant perdre de vue son objectif de départ. N’ayant pas réussi à lui mettre le grappin dessus à la fin de la première partie Sophie Di Malta en a écrit une deuxième partie, consacrée essentiellement à la quête identitaire tout en demeurant dans un style proche.

Les gens recherchent généralement l’agréable, ils fuient les emmerdes. Vous, vous allez à contre-courant (p. 47). A tel point que je me suis noyée.

Quand je lis un livre, surtout quand l’auteur m’est inconnu, je relève ce qui me touche, un peu à l’instar de la mère d’Ingrid qui lui avait dit un soir : « Mon monde , je le choisis ou je le quitte ». Elle l’avait soigneusement écrit dans un carnet afin de s’en souvenir, comme de nombreuses phrases attrapées au vol tels de précieux trésors à suivre. Bien qu’elle n’en comprenne parfois pas l’essence, mais dont elle sentait l’importance (p. 102).

Cette méthode ne m’a pas pour autant conduite à aimer ce roman mais j’ai grappillé quelques ablettes :
- Il faut des fins pour les recommencements (p. 44).
- Tant qu’on reste un mystère pour l’autre, l’espace est entier pour se connaître (p. 69).

Comme j’aurais aimé vous communiquer un enthousiasme de lecture ! Toujours est-il que j’ai fait une découverte (même deux si je compte l’éditeur) et que je serai attentive à un second roman.

En attendant je vous recommande la lecture d’un roman qui n’est pas une nouveauté mais qui a pour thème le saumon : Taqawan d’Eric Plamondon. Et dans la foulée ma recette de lasagnes au saumon puisque c’est le plat que Ingrid Beurkman ambitionne de réussir et qui m’avait donné envie de lire ce roman.
Née dans une famille où l’art est omniprésent, Sophie Di Malta est très tôt attirée par la littérature et la peinture. Passionnée par la force des mots et la puissance de l’image, elle développe également un goût prononcé pour le cinéma, se forme à l’acting, joue au théâtre, à la télévision, anime des ateliers de théâtre et d’écriture, dessine et chante dans des groupes de musique.

Côté cursus, elle suit des études de Lettres Modernes à la Sorbonne avant de se spécialiser en journalisme, ce qui lui permet d’être journaliste indépendante pour divers médias dans lesquels elle aime mettre à l’honneur les parcours singuliers, les histoires atypiques et les sujets autour de l’identité, des racines et du féminin.

Ingrid Beurkman de Sophie Di Malta, Most Editions, novembre 2023
Lu en format numérique de 124 pages.

samedi 5 octobre 2024

Quel(s) plat(s) associer au Muscat Sec IGP Vallée de Thongue, du Domaine Saint-Georges d’Ibry

Le Muscat est une dénomination qui recouvre un ensemble d'environ 200 cépages blancs (sans doute originaires du Moyen Orient) dont les raisins ont un arôme muscaté, donc très parfumé, rappelant légèrement celui du musc. Il en existe de nombreuses variétés, dont les grains ont une peau allant du jaune pâle au bleu-noir.

Il est probable que pour beaucoup d’entre vous le nom est associé à un apéritif comme le Muscat de Rivesaltes, le Frontignan ou le Beaume-de-Venise, des vins doux naturels aux arômes d’abricot et de rose. Et vous connaissez sans doute le Moscato d'Asti et Asti qui est pétillant. Mais Il faut savoir que ce n’est pas la véritable expression de ce cépage, naturellement citronné et qui offre une large palette aromatique.

J’ai d’abord découvert le Muscat Sec IGP Vallée de Thongue, résultat d’une production raisonnée réalisée par la famille qui exploite le Domaine Saint-Georges d’Ibry en le dégustant en fin de déjeuner se clôturant avec une tartelettes de fraises.

Il aurait pu être servi sur un fromage de chèvre ou de brebis. Encouragée par des messages à propos d’une de mes publications sur Facebook, j’ai osé une association plus audacieuse avec un carpaccio de poire, préparé à la minute, arrosé de balsamique et saupoudré de parmesan. La qualité rend créatif !
C’est un vin qu’on peut sans crainte proposer à ses convives avec d’autres plats, tout au long d’un repas. Il peut être associé avec des asperges, ce qui n’est pas l’apanage de beaucoup de vins blancs, et se marie avec la brandade et les plats exotiques relevés, par exemple un curry. On l’apprécie également sur le foie gras, et les fromages de chèvre et roquefort comme je l’ai mentionné plus haut.

Sa robe est d’un jaune pâle brillant. Tout en rappelant la saveur gourmande du raisin à maturité, ce vin met en évidence des arômes subtils et raffinés de litchis et des senteurs de pétales de rose. Une grande finesse investit alors le palais, apportant fraîcheur et persistance.
La bouteille a été récemment redessinée conférant à ce superbe Muscat Sec davantage d’élégance et de raffinement.
J’ai eu envie de l’associer avec une tourte épaisse, servie en plat unique. Sans vous donner la recette exacte (il n’y en a pas car on procède avec les moyens du bord) j’indiquerai deux astuces. La première consiste à employer un moule à manqué, donc à bords hauts, qui soit démontable grâce à une charnière qui permet de dégager la tourte sans la briser. La seconde est de précuire les légumes afin de réduire le temps global de cuisson pour que la pâte ne détrempe pas.
Pour cette tourte j’ai utilisé une pâte feuilletée (je la préfère à la pâte brisée), des carottes coupées en dés, des champignons en morceaux moyens et des chutes de saumon frais. Sans oublier la crème fraîche, trois œufs battus, une cuillère à soupe de farine, sel et poivre.

Il m’arrive, si j’ai des tranches fines de jambon et de courgettes taillées dans la longueur du légume de les disposer en composant des rouleaux comme on le voit sur la photo ci-dessous où le jambon est superposé sur la courgette autour d’une rondelle de chèvre. Je comble les interstices avec des tomates cerise, du poivron en brunoise et des oignons rouges confits. Dans ce cas j’ajoute du curry au mélange œufs-crème.
Quant au domaine Saint-Georges d’Ibry, il propose plusieurs vins de grande qualité, qui plus est à des prix très abordables. Je ne peux que vous conseiller de jeter un œil au site qui présente les viticulteurs et leurs productions. À déguster, cela va de soi, en toute modération.

vendredi 4 octobre 2024

Pages volées de Alexandra Koszelyk

L’amour pour les livres nous a rapprochées. Je ne compte plus les années depuis lesquelles je connais Alexandra Koszelyk. C’était elle qui m’avait la première orientée vers les 68 premières fois, un groupe dont je partage l’intérêt pour les premiers romans. Je savais intuitivement qu’un jour je découvrirais le sien.

Les premières fictions se nourrissent nécessairement d’éléments autobiographiques. Ce fut d’abord son ascendance ukrainienne qui orienta sa plume. Avec À crier dans les ruines il y a cinq ans. Pages volées marque un cap après plusieurs autres romans.

Alexandra est une femme pudique. Elle n’élude pas les questions mais elle ne s’expose pas et j’ignorais, comme sans doute la majorité de ses lecteurs, que le drame de sa vie s’était déroulé en France, et avait déterminé son enfance.

Ses parents ont péri dans un accident de voiture alors qu’elle n’avait que huit ans et dans lequel elle fut grièvement blessée. Son frère est resté entre la vie et la mort durant plusieurs semaines. La fratrie été recueillie par une tante. Comment grandir entre amitiés adolescentes et premiers amours quand un immense vide demeure en soi ? Comment construire son identité ? Se sent-on davantage orpheline, Ukrainienne ou plus simplement peut-être écrivaine ? 

Ce sont ces interrogations qu’elle a pu creuser, vingt ans plus tard, à l’occasion d’une résidence d’écriture en Normandie et qu’elle nous livre, sous forme d’une enquête sur ce qui a permis sa survie : la langue, la littérature et l’écriture.

Je ne peux rien dire sur le fond. Chacun d’entre nous fait comme il peut avec les traumatismes qu’il a subis et je me réjouis d’apprendre que les pans de sa vie que le destin lui a dérobés ne sont pas lettres mortes.

Nous suivons avec elle le chemin de son introspection et, chose curieuse et néanmoins pas si étonnante que ça, je réalise que nous avons des points communs. La Normandie qui est la terre de mes ancêtres paternels, installés en Mayenne (p. 204), le métier de cultivatrice (p. 97) de ma grand-mère (nous aussi ne disions pas agricultrice), la phobie de l’eau ( p. 92), la bassine faisant office de salle de bain. Au-dessus de l’évier, un miroir tacheté, accroché à un vieux clou. (p. 94). La lecture salutaire de J’ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates qu’Alexandra découvre dans ses textes autobiographiques (p. 24), la marque de notre première voiture, une Polo (p. 70). La mienne était orange et ma fille m’en parle encore trente ans plus tard.

J’ai eu moi aussi, car mon père s’était mis en tête après notre déménagement en banlieue orléanaise, d’en visiter en famille un par mois, les châteaux de la Loire comme terrain d’expérimentation, les musées parisiens comme lieux de confirmation (p. 171).

Comme elle j’entretiens une prédilection pour les greniers plutôt que les caves. J’en garde aujourd’hui une affection tendre pour les puces, les braderies et les brocantes (p. 76). Ma fille arrivée au lever du jour s’appelle Lucie et sa fille qui vient de naître porte le prénom de Léa (p. 180). 

J’ai démarré À bride abattue un an après qu’Alexandra ait lancé son blog. Les correspondances s’arrêtent là. Je n’ai pas perdu mes parents tragiquement, même si je suis aujourd’hui orpheline, et je ne suis pas devenue écrivaine même si l’écriture a pris une place importante dans ma vie.

Cela peut sembler stupide de faire les rapprochements qui précèdent et pourtant tout lecteur entre dans un texte en se projetant ou en se reconnaissant. Je ne connais pas d’autre voie. La proximité fugace avec un auteur alimente l’empathie indispensable pour apprécier un ouvrage.

Bien entendu j’ai remarqué aussi des occurrences avec quelques-uns de ses romans en lisant les mots archives ou ruines : J’attrape tout. Et j’archive (p. 28). Aujourd’hui, malgré plusieurs tentatives, parfois avortées de mon propre chef, je n’ai toujours pas récupéré ces archives perdues (p. 49). Mes morceaux sont ceux d’une ruine (p. 61). "Là où il y a des ruines, il y a l’espoir d’un trésor" Rûmî (p. 233).

S’il est vrai que la fiction est une forme de masque (p. 162) elle ne l’emploie pas ici puisque la forme choisie est celle du journal mais elle apparaît malgré tout à travers les paroles des poèmes qui ponctuent le texte.

Elle a raison de chercher des réponses dans l’étymologie pour dans le noir des mots trouver une ressemblance frappante entre "Orphée" et "orphelin" (p. 102). Connaître l’étymologie est une façon de retourner à la naissance d’un mot. Si elle ne permet pas de le définir, elle éclaire sa création (p. 105). Il n’y a pas de hasard si elle a appris le latin (ce que j’ai également fait) et le grec qui lui répondait que le futur n’existait que dans le présent (p. 100).

Ses interrogations sur l’épigénétique sont légitimes. Par quelle magie certains traumatismes passent-ils de génération en génération ?  s’interroge-t-elle p. 12. Mais il faut se rassurer car les généticiens estiment que la transmission des traumatismes par les gènes n’est pas systématique. Beaucoup de témoignages, de romans et de films témoignent qu’il est possible de rompre un cycle infernal et que l’histoire ne se répète pas systématiquement, pourvu qu’on en ait conscience.

Brigitte Giraud en parlait avec acuité dans le poignant Vivre vite. La culpabilité affleure à intervalles réguliers : Arrive un problème, rapidement suivi par la tentation de se demander "et si ?. Elle devient même une véritable spirale (p. 49).

Il est logique de s’inquiéter et de craindre la répétition : Et si ma famille s’inscrivait elle aussi dans cette fatalité, marquée par le sceau d’une mort certaine une fois ses membres arrivés à l’âge adulte ? Mon père orphelin, moi orpheline. Qui sera le prochain à mourir ?  (p. 43) Si aujourd’hui, je remplace ma mère morte, hier je remplaçais ma sœur morte (p. 48).

Alexandra trouve la meilleure antidote dans la littérature. Les livres sont ces histoires qui me permettent de saisir que la vie est faite d’embûches dont il faut se relever (p. 66). Chaque mot est un barreau d’échelle qui m’élève. Ouvrir un livre est le même geste que celui d’ouvrir le cercueil et de me plonger dans le froid du tombeau, d’être avec eux, mes parents, de pouvoir ressentir, explorer d’autres vies comme la leur, de goûter à des instants que nous n’avons pas partagés, enfin de m’autoriser à pleurer à leurs côtés (p. 69).

Dans les premières pages on entend que l’ère du deuil impossible commençait (p. 22). Dans les dernières on lit que survivre est une dette envers ceux qui sont morts (…) et qu’il faut apprendre à ne pas tout contrôler (p. 156). Il faut espérer que les pages perdues ont été comblées.

Ces pages volées, à l’éternité et à l’oubli (p. 238) qu’on pourrait estimer "restituées" vont marquer un tournant dans la carrière d’Alexandra et je parie qu’elle va désormais écrire différemment, mais toujours avec autant d’élégance. Je suis curieuse d’avoir entre les mains son prochain roman.

Pages volées de Alexandra Koszelyk, Aux forges de Vulcain, en librairie depuis le 23 août 2024
Lu en version numérique de 242 pages

jeudi 3 octobre 2024

Le festival Imago propose sa 5ème édition

C’est un fait et c’est heureux. On parle différemment du handicap et une sorte de visibilité positive est en train de s’installer progressivement. Pour preuve, les jeux paralympiques ont été très populaires. Les commentaires se concentraient sur la performance bien davantage que sur le physique des athlètes. 

Le festival Imago s’inscrit dans cette logique de regarder le handicap sans le stigmatiser. Il est d’abord question d’esthétique artistique et seulement ensuite de déficiences. Le politique par contre est encore en retard, surtout pour ce qui est d’accéder à l’intermittence.

S’agissant du festival, Richard Leteutre (co-directeur avec Olivier Couder) note une évolution manifeste qui se traduit par un afflux de propositions dans de multiples disciplines artistiques et l’intérêt de nouveaux lieux d’accueil. Si elle est présente en Île de France depuis 2016 une des conséquences est l’exportation de la manifestation à Bordeaux cette année.

De plus, Imago Le réseau porte des actions de terrain à travers des rencontres et des colloques dans de multiples lieux répertoriés sur le site.

Le calendrier des spectacles est très conséquent avec 58 lieux qui couvrent beaucoup d’endroits en île de France, auxquels s’ajoute la ville de Bordeaux. Ce ne sont pas moins de 109 représentations qui sont programmées entre le 7 septembre et le 10 décembre. Et il faut ajouter 7 rencontres et 4 expositions.

Vous comme moi ne pourrez pas courir d’un bout à l’autre des 9 départements mais je suis certaine que chacun retiendra plusieurs propositions. Pour ma part j’en ai coché 14.

La plus importante est sans doute Hamlet que la compagnie péruvienne Teartro La Plaza présenta au Festival d’automne (au Théâtre de la Ville en 2023) et qui sera joué les mardi et mercredi 19 et 20 novembre à l’Azimut de Châtenay-Malabry, nouveau lieu partenaire. Il promet le droit à la différence à travers un texte faisant le lien entre les vers de Shakespeare et les mots illustrant le vécu des acteurs. Être ou ne pas être résonne furieusement pour ce groupe de comédiens trisomiques.

Le festival aura démarré avec C’est beau ! le samedi 7 septembre à la Fondation Goodplanet qui a accueilli la conférence de presse de lancement. Avec ce spectacle de danse, scénographié par Diane de Navacelle de Coubertin (ci-contre en compagnie d’une danseuse venue d’Australie) on veut démontrer que le handicap cesse d’être une déficience pour devenir un argument artistique.

J’ai noté qu’il sera donné le jeudi 28 novembre à 19 h 30 au Musée du quai Branly-Jacques Chirac (et je ne saurais trop vous recommander de vous hâter pour visiter l’exposition Mexica qui est prolongée jusqu’au 8 octobre).

À propos de Goodplanet il faut souligner que si Yann Arthus-Bertrand l’a créée pour développer une action militante en terme de transition écologique, il a aussi voulu en faire un lieu qui prône la justice sociale.

La compagnie Lamento a imaginé Danser la faille sous la forme d’une conférence dansée avec une esthétique très forte combinant délicatesse et humour que j’espère pouvoir suivre le jeudi 21 novembre à 19 h à Guyancourt. Ce même soir la compagnie interprétera aussi Tout ce fracas qui éprouvera le corps et ses limites.

Humour encore qui cette fois se combinera avec l’écriture pour faire bon ménage entre Jean-François Auguste et jean Claude Pouliquen pour leur Conversation entre Jean ordinaires que l’on pourra découvrir à Coulommiers le 19 octobre ( mais aussi à Paris à Théâtre Ouvert).

Les HPI, autrement dits les surdoués, ne sont pas mis de côté. Zébrures, la face cachée des HPI a été écrit par Anne-Sophie Nédélec à partir de témoignages. La compagnie du Lézard bleu le jouera le vendredi 8 novembre à 20 h 30 à Buc (78).

L’autisme au sein d’une fratrie et la pression sociale de la normativité sont des sujets qui tiennent à coeur à Emma Pasquer. Voilà pourquoi elle a conçu Atypiques qui sera interprété devant un public de scolaires d’un lycée de Seine-et-Marne. Elle a la conviction que la sensation d’être différent est bien plus universelle qu’on peut le croire. Un second spectacle, Cabane, explore cette question à hauteur d’enfant. Avec sa compagnie, Les Eduls, elle rêverait qu’un (autre) festival programme une version hors les murs. Elle a aussi conçu Ma fille ne joue pas qui combine théâtre et danse et sera présenté à Chelles (77) le 3 décembre.

Le théâtre bilingue en langue des signes a bien entendu totalement sa place dans le festival, notamment avec Les mots qu’on ne me dit pas d’après le texte de Véronique Poulain (j’avais tant aimé ce livre, paru chez Stock) du 21 au 24 novembre à l’IVT.

Les scolaires sont conviés à Faraëkoto, le mardi 26 novembre à Plaisir (78) pour suivre un spectacle inspiré du conte Hansel et Gretel mêlant danse, mots et vidéo.

Place à la musique avec le concert de Luc Boland, le bruxellois demi-finaliste de The Voice, atteint du syndrome de Morsier qui réussit à vivre de son art. Sa chanson Je m’appelle Lou a fait le tour du monde. Il chantera et jouera du piano le 3 décembre aux Lilas (93).  

Il y aura aussi du Nouveau Cirque avec l’époustouflant À 2 mètres dans lequel un acrobate atteint de mucoviscidose parvient à tenir debout (ou la tête à l’envers) grâce à l’aide de ses partenaires (et d’un apport en oxygène). J’espère le voir le mardi 3 décembre à 20 h 45 à l’espace Robert Doisneau de Meudon.

Il y aura aussi des visites théâtrales décalées, des marionnettes, du conte, de la comédie musicale, un bal… 
Je rappelle que la fondation Goodplanet est elle-même un lieu qui fourmille de propositions passionnantes, aussi bien en intérieur qu’en extérieur,  au 1 carrefour de Longchamp, 75016 Paris.

L’article est illustré par la photo de l’œuvre de Bordalo II, un artiste devenu une figure emblématique de l’art écologique contemporain. Le travail de cet artiste urbain né à Lisbonne relève autant de l’art que de la récupération. Il transforme des déchets (peneux, morceaux de plastique, débris métalliques) en oeuvres d’art provocatrices pour mieux pointer la double problématique de la surconsommation et de la pollution.

mercredi 2 octobre 2024

Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès

Vous ne connaissez rien de moi nous culpabiliserait presque. On l’a connue sous le nom de "La Tondue de Chartres" parce qu’elle a été photographiée par Robert Capa le 16 août 1944, non loin de la préfecture, rue Collin-d'Harleville (dont cette portion de rue a été renommée place Jean-Moulin). Aurait-elle été jugée -sans forme de procès- par des gens qui voulaient faire un exemple ?

Julie Héraclès a mené l’enquête sur cette terrible époque qui, faisant suite à la Libération, prétendait mettre de l’ordre quitte à dépasser elle aussi les bornes.

Il ne s’agit pas de réhabiliter cette femme dont le comportement n’est pas acceptable. L’intérêt du roman, qui est revendiqué en tant que fiction, est d’éclairer l’époque et de lancer des hypothèques pour nous permettre de comprendre comment les choses ont pu s’enclencher et en arriver là en ce 16 août 44. C’est ce processus sur lequel l’auteure nous alerte en ayant choisi une citation de Philippe Claudel pour figurer en dédicace de son ouvrage : "Les salauds, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… (p. 6).

L’auteure n’a conservé de Simone que le prénom et quelques éléments biographiques connus et indubitables. Pour le reste, il faut considérer son ouvrage comme un roman qui brosse le portrait d’une femme intelligente, maltraitée par la vie, courageuse et volontaire, dénuée (hélas) de sens patriotique, quasi naïve lorsqu’il est question de politique et ignorante des enjeux humains liés à la Seconde guerre mondiale.

J’ai beaucoup apprécié le travail de la romancière, qu’il faut saluer d’autant plus que c’est un premier roman. Mais je me suis aussi intéressée à la véritable femme, Simone Touseau, âgée de 23 ans en 1944, tenant dans ses bras un bébé né quelques mois auparavant de sa relation avec un soldat allemand. Ce forfait lui valu d’être tondue, comme dix autres femmes (dont deux prostituées) mais elle sera la seule à être marquée au fer rouge. 

Le roman s’arrête le 16 août. Après cette journée effroyable, Simone et sa mère seront incarcérées. L’insuffisance de charges contre elles leur permettront de sortir de la prison de la Roquette deux ans plus tard. La famille quittera Chartres pour Saint-Arnoult. Simone travaillera dans une pharmacie, se mariera, aura deux autres enfants, ira rendre visite plusieurs fois à la famille allemande de son aînée. Mais, rattrapée par son passé, elle perdra son emploi, sombrera dans la dépression et l’alcool. Elle mourra en 1966. A seulement 44 ans.

La lecture du roman et la connaissance du contexte amènent forcément à des interrogations. Les choses auraient-elles été différentes si les parents de Simone n’avaient pas été victimes de la dépression économique de 1929 et s’ils avaient supporté leur déclassement ? S’ils n’avaient pas élevé leur fille dans un conservatisme catholique en lui inculquant des "valeurs d’extrême-droite ? S’ils lui avaient permis de se forger un esprit d’analyse et d’acquérir de la maturité (preuve qu’être une excellente élève à l’école ne suffit pas).

On est tenté de répondre que non, que la responsabilité (culpabilité) de Simone est totale puisque sa sœur n’a pas emprunté le même chemin. Mais celle-ci n’a pas étudié l’allemand à l’école, n’est d’ailleurs pas allée dans le même établissement (où Simone a subi des humiliations qui aujourd’hui seraient qualifiées de harcèlement). Elle n’a pas connu, suite à des punitions sévères, une alopécie réactive (p. 34) qui lui donne déjà l’allure d’une tondue.  Elle n’a pas été abusée par le fils de son enseignante, puis rejetée par lui et sa famille.

Quel moment pathétique quand elle annonce sa grossesse à celle qu’elle imaginaire devenir sa belle-mère mais se heurte à un mur : "Ça suffit, Simone. Ne me parle pas de famille. Les gens comme toi, on leur donne la main et ils se croient autorisés à toutes les grossièretés. Nous n’avons plus rien à nous dire. Adieu, Simone." ( p. 132)

Quelle horreur que de devoir alors avorter, dans les conditions périlleuses. On pense au film Une affaire de femmes de Claude Chabrol, à bon escient puisque Julie Héraclès l’a revu. Il n’empêche que cette fiction fut une horrible réalité, parfois mortelle.

Il ne s’agit pas de chercher des circonstances atténuantes mais on notera tout de même que le fils "bon" patriote se conduit comme un salaud, à ce moment là, et guère mieux à la Libération quand il n’intervient pas pour protéger Simone de la folie de ses tortionnaires.

Elle va continuer à être une excellente élève, avec pour principal objectif de réussir le bachot. Simone doit ensuite travailler. Elle est embauchée par l’administration allemande (et ce n’est pas un agent secret, loin de là). Elle tombe amoureuse d’un soldat allemand qui garde ses distances vis à vis du mouvement nazi. On ne peut pas dire qu’elle est grandement coupable d’avoir eu de vrais sentiments. On en a la preuve en apprenant avec quel courage elle est allée le retrouver en Allemagne dans l’hôpital où il est soigné à son évacuation du front russe.

Le lecteur n’a aucune peine à entrer dans son cerveau en ce 16 août 1944 qui constitue le fil rouge du roman : Aujourd’hui, vous m’avez rasé le crâne, vous m’avez marquée au fer rouge et maintenant vous m’insultez comme une chienne. Mais vous ne me détruirez pas. Vous n’aurez pas cette étincelle qui me pousse à continuer, envers et contre tout. Car, aujourd’hui, encore plus qu’hier, je suis forte d’un trésor inestimable. Un trésor que beaucoup d’entre vous passerez toute une vie à chercher et n’obtiendrez jamais. J’ai aimé. Et j’ai été aimée.

Ce qui est admirable dans la construction littéraire, c’est d’avoir inséré des épisodes qui auraient pu déclencher une prise de conscience. Comme son amitié avec sa camarade de classe, Colette dont elle ne prête pas attention à la religion (juive). Il faut dire que Simone est naïve, ne fait pas grande différence entre les personnes et qu’en octobre 1939 la guerre est encore invisible pour elle. Et pourtant elle refuse alors d’intégrer un groupe de jeunes désireux d’ordre et qu’elle devine trop extrémiste.

Une chose est certaine, Simone ne manigance pas. Elle dit les choses en face et si elle connaissait la réalité elle s’offusquerait. Le personnage s’exprime quasiment sans filtre et le récit étant à la première personne nous sommes dans sa tête, parfois dans ses tripes, et on ne peut alors que compatir lorsqu’elle se heurte à l’injustice, apprécier les interventions régulières et bienfaisantes de sa sœur, accepter son admiration pour cet allemand philanthrope qui l’aime d’abord d’un amour platonique.

J’ai retrouvé avec bonheur des mots qui appartiennent à mon enfance et que je n’entends plus comme croûter ou becqueter pour signifier avec humour le moment de déjeuner. Il ne fait aucun doute que Julie Héraclès s’est documentée sur le lexique quotidien de l’époque. Etant elle-même une habitante de Chartres elle a soigné ses descriptions de la ville et c’est un autre point fort de sa narration.

Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc Il était important de nuancer ce moment consécutif à la Libération. Simone fut tondue (et marquée au fer rouge). Certaines femmes ont été torturées, violées ou même assassinées. Ce furent des épisodes de joie et d’excès, emprunts de folie. On a condamné sans juger et Julie Héraclèes, elle, considère, pèse, estime, propose.

Son roman est remarquable. Je ne suis pas étonnée qu’une adaptation cinématographique soit déjà envisagée. Et je ne le serai pas davantage de voir bientôt un nouvel ouvrage sous la plume de cette auteure.

Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès, JCLattès, en librairie depuis le 23 août 2023
Prix Stanislas 2023 Meilleur premier roman de la rentrée littéraire
Lu en version numérique

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