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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 30 septembre 2020

Derrière ses mots de Marie-Laurence Willemart

J'ai eu très envie de lire Derrière ses mots parce que ce roman aborde le sujet d'une correspondance entretenue sur Internet, comme démarre le livre de Stéphanie Dupays Comme elle l'imagine que j'avais tant aimé, et en craignant malgré tout une (petite) déception comme je l'avais ressentie avec le fameux et immense succès remporté par Quand souffle le vent du nord, écrit par Daniel Glattauer.

En outre je suis particulièrement attentive aux premiers romans, ce qui est le cas ici, et j'estime que Marie-Laurence Willemart signe un ouvrage bien écrit, intelligemment construit. Je l'ai lu presque d'une traite, en ayant constamment envie de connaitre la suite d'une aventure qui n'est au final pas ordinaire du tout.

À bientôt quarante ans, Emma a une vie banale, rythmée par son travail et ses enfants. Jusqu’au jour où cette maman divorcée rongée par la solitude entame une correspondance sur Internet avec un homme qui ravive peu à peu la flamme intérieure qu’elle avait laissée s’éteindre. Qui est ce correspondant mystérieux qui se cache derrière le pseudo "Last Sorrow" ? Emma aimerait le découvrir, mais il refuse de la rencontrer et lui fait promettre de ne pas tomber amoureuse car il affirme avoir "perdu le droit d’aimer". Intriguée, vite passionnée, Emma décide malgré tout de partir à sa recherche. Et en plongeant dans des secrets qui dépassent tout ce qu’elle aurait pu imaginer, elle va remettre en question leur histoire naissante. Car la vie de cet homme est construite sur un mensonge qui pourrait tout faire voler en éclats... Pour écrire l’avenir, il faut faire la paix avec le passé.

Après Les lettres d'Esther, j'ai le sentiment d'être en ce moment un peu "abonnée" aux romans épistolaires. Voilà un des hasards de ma vie de lectrice. Et je suis donc sensible à ceux qui ne cessent de jalonner le parcours d'Emma.

Le roman est publié depuis quelques semaines mais cette web love story (p. 112) est censée commencer en 2012, ce qui me semble être particulièrement original pour l'époque, mais ce n'est qu'un détail.

L'intrigue a beau être complexe, elle est totalement crédible et on croit immédiatement que la relation ne sera pas que "épistolaire" comme l'espère lui-même le héros masculin (p. 50).

J'ai beaucoup aimé la présence d'expressions anglaises, ce qui à la réflexion ne m'étonne pas puisque j'ai appris que Marie-Laurence Willemart avait passé une partie de sa vie professionnelle dans le secteur du textile (où travaille Emma ... ) avant de décider de changer de vie en enseignant l’anglais. Elle doit bien connaitre Londres car elle fournit au lecteur de précieuses indications. J'ai ainsi appris que Top Shop, sur Oxford Street était " le temple de la fringue branchée" (p. 85).

Je ne serais pas étonnée qu'elle ait aussi expérimenté les références de Bed and Breakfast et de pub qu'elle donne pour Burley (p. 145).

On remarque aussi quelques traits d'humour. Par exemple avec l'allusion au PDA comme disent les Américains quand ils croisent quelqu'un qui ne sait pas rester sous le contrôle (Public Demonstration of Affection p. 223). Par contre j'ai regretté que le livre se termine par un flash-back explicatif qui aurait pu figurer à une autre endroit. Mais que cela ne vous empêche pas de vous y plonger.

Derrière ses mots est son premier livre, un roman sensible sur les rencontres offertes par la vie. Je lui souhaite de poursuivre et j'ouvrirai avec intérêt le prochain.

Derrière ses mots de Marie-Laurence Willemart chez City Editions, en librairie depuis le 19 août 2020

mardi 29 septembre 2020

A l'abordage d’Emmanuelle Bayamack-Tam, mise en scène de Clément Poirée

Louise Grinberg et Elsa Guedj
Voilà un spectacle qui m’a enthousiasmée. J’aurais pu avoir une idée précise de ce qui allait m’attendre si j’avais reconnu l’auteure.

Mais connaissant Emmanuelle Bayamack-Tam sous le nom qu’elle emploie lorsqu’elle publie en littérature jeunesse, à savoir Rebecca Lighieri, je n’avais absolument pas imaginé que c'était elle qui avait écrit la pièce; et pourtant j'ai songé à elle plusieurs fois en raison notamment de la préoccupation écologique exprimée par les personnages. J'avais particulièrement pensé à un de ses derniers romans pour la jeunesse, Eden, paru à l'Ecole des loisirs.

Le dispositif quadrifrontal permet de multiplier par 4 le nombre de premiers rangs et la visibilité est maximale pour davantage de spectateurs. Il est particulièrement adapté à la situation sanitaire parce que, du coup le public n’est pas pénalisé par l’obligation de s’écarter les uns des autres. Je me suis interrogée sur cette disposition. Était-elle intentionnelle pour assurer de meilleures places à plus de personnes ? En tout cas cet espace plus clos est à propos.

Un voile léger occulte pour partie la vue de ce qui se passe sur scène alors que le public entre dans la salle, le plaçant en position de voyeur et lui donnant envie que ces rideaux soient tirés. Je dois dire que, ajouté à la buée qui occulte soudain les lunettes (à cause du masque) Je me suis sentie en plein brouillard ....

Sasha (Louise Grinberget Carlie (Elsa Guedjse sont introduites dans une communauté très fermée où une sorte de gourou impose l’interdiction d’aimer, imposant un voeu de chasteté, la méditation et la permaculture. Seulement voilà, Sasha est immédiatement tombée amoureuse d’un jeune homme, Ayden (David Guez), et elle est prête à tout pour obtenir le droit de l’approcher. Le séduire ne sera ensuite qu’une formalité.

Son amie Carlie est quant à elle totalement épatée par le cadre : Tu sens comme on respire bien ici : le buis, le potager bien tenu, la mousse ... Mais Sasha n'écoute pas. Elle est obnubilée par son désir : Je vais leur apprendre l’amour ! À l’abordage ! Et pas de quartier !

Voilà, le cri de guerre est lancé. Et même les multiples clins d'oeil tombent à propos, par exemple l'affirmation "l'amour au premier regard, ça existe" (qui peut faire allusion à l'émission de télé-réalité reprenant cette expression) ou les paroles de la chanson de Mike Brant Laisse-moi t'aimer. Ou encore, et c'est un moment très beau, l'interprétation de Be My Baby (août 1963) écrite par Phil Spector, Jeff Barry et Ellie Greenwich et chantée à l'époque par The Ronettes, qu'Elsa Guedj interprète admirablement.

On se sent en phase avec le parti-pris, fut-il osé. On ne peut que l’approuver : Oui l’avantage de l’amour est que tu deviens expert sur le champ. Autrement dit, aimer donne des ailes. Et quand on aime on ne regarde pas aux moyens. L'amour est un parcours qui s'apparente à une randonnée. Le choix des costumes est donc pertinent. Et on verra combien Hanna Sjödin est inventive dans le domaine.

Les deux jeunes filles sont confrontées à des personnes qui ont une toute autre vision de la vie. Pour qui, l’abstinence n’est pas une mode mais une façon de respecter le temple de nos corps. On comprend qu’on va assister à de multiples échanges de type passing-shots. Et on se délecte d'avance.

L’auteure a une écriture très fluide. Les dialogues sonnent juste. Les double sens font écho aux doubles jeux des personnages sans jamais choquer ou verser dans le ridicule. En toute logique puisque Clément Poirée, le directeur de la Tempête, avait demandé à l'auteure de concevoir sa version du Triomphe de l'amour de Marivaux en en reprenant les grandes figues et les archétypes. A l'exception d'Arlequin (François Chary) qui encouragera d'enterrer nos vies de vieux garçons confinés, les noms des personnages ont été modifiés mais le parallèle est souvent évident.
Et c'est dans une langue d’aujourd’hui qu'Emmanuelle Bayamack-Tam propose une relecture jubilatoire de l’utopie formulée trois siècles avant, une mise à l’épreuve de la philosophie d’Hermocrate devenu Kinbote (Bruno Blairet). Un triomphe de nos corps désirants, l’amour inconditionnel comme horizon. La question étant de comment conquérir son désir et gagner sa liberté. Et c’est une interrogation universelle.

Clément Poirée a raison de dire qu'au final il s'agit du triomphe de la jeunesse, au sein d'un monde qui considère qu'il n'y a pas de salut hors de la mise à l'abri. Je recommande donc d'aller voir ce spectacle en famille ... et puis de débattre ensuite de l'existence de l'amour.

A l'abordage d’Emmanuelle Bayamack-Tam, mise en scène de Clément Poirée
Avec Bruno Blairet, Sandy Boizard, François Chary, Joseph Fourez, Louise Grinberg, Elsa Guedj et David Guez
Scénographie Erwan Creff
Lumières Guillaume Tesson assisté d'Edith Biscaro
Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy
Création au Théâtre de la Tempête
du 11 septembre au 18 octobre 2020

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Morgane Delfosse

lundi 28 septembre 2020

Les lettres d'Esther de Cécile Pivot

J'ai beaucoup aimé Les lettres d'Esther alors que je ne suis pas très fana, en général, des romans épistolaires qui très vite m'ennuient parce que je me sens mise de côté.

Honnêtement il est souvent rasoir de suivre les échanges quand ils sont limités entre deux personnes, malgré tout l’intérêt que l’auteur peut avoir tenté de distiller entre les lignes. Y compris par exemple avec le fameux et immense succès remporté par Quand souffle le vent du nord, écrit par Daniel Glattauer.

Il n'en est rien avec le livre tricoté par Cécile Pivot parce qu'il y a plusieurs protagonistes, de tempéraments très différents, ce qui ouvre autant de possibilités de styles, et de manières d’écrire.

En souvenir de son père, Esther, une libraire du nord de la France, ouvre un atelier d’écriture épistolaire. Ses cinq élèves composent un équipage hétéroclite : Jeanne une vieille dame isolée, Juliette et Nicolas un couple confronté à une sévère dépression post-partum, Jean un homme d’affaires en quête de sens et Samuel un adolescent perdu qui depuis un an prend les choses comme elles viennent.
À travers leurs lettres, des liens se nouent, des coeurs s’ouvrent. L’exercice littéraire se transforme peu à peu en une leçon de vie dont tous les participants sortiront transformés, y compris l'initiatrice du projet.

Du coup il ne s’agit pas complètement d’un roman épistolaire, comme on a eu l’habitude d’en lire. Ici on ne s’ennuie jamais. Et l’auteur se permet aussi de mettre en quelque sorte du liant entre les morceaux puisqu’elle ne s’interdit pas de nous donner son point de vue sur la manière de vivre de ses personnages. C'est très intéressant qu’il y ait autre chose que les lettres même si l'ajout de cette voix apportant des parenthèses entre elles a dû compliquer ce qu'on pourrait désigner comme une "post-production" au moment d'architecturer définitivement l'ouvrage.

Le personnage d'Esther annonce malgré tout au début qu'elle fera progresser chacun en écriture, et c'est logique puisque c'est un atelier. L'auteure occulte néanmoins cet aspect, en n'intégrant jamais les corrections de l'animatrice, ce qui en fin de compte allège le roman dont le propos n'est pas d'étudier comment progresser en écriture. Elle se limite à quelques indications, comme par exemple en pointant les répétitions de Samuel, ou l'emploi des adverbes par Jean. Cela étant on remarque au fil des lettres que ces travers s'atténuent.

Cécile Pivot a d'autant eu raison de procéder ainsi que Esther étant elle aussi une des participantes à l'atelier il aurait été très compliqué de lui faire changer de casquette entre chaque courrier. La libraire souligne elle-même la difficulté de prendre garde à séparer notre conversation de ce qui a trait stricto sensu à l’écriture (p. 23).

Ce qui est véritablement passionnant c'est de voir les personnages vivre et évoluer comme dans une pièce de théâtre. Chacun a de grosses difficultés dans la relation à l'autre et Esther a raison de croire profondément qu’on peut se reconstruire avec l’écriture (p. 22) à condition bien sûr de ne pas s’écrire pour rester à la surface des choses et se parler franchement (p. 28).

dimanche 27 septembre 2020

Les apparences de Marc Fitoussi

La bande-annonce du film de Marc Fitoussi, Les Apparences, semblait révéler l'essentiel mais ne vous y fiez pas, vous aurez d'autres fortes surprises jusqu'à la dernière image.

C'est un thriller digne d'un polar qu'aurait pu écrire une auteure de la trempe de Patricia Highsmith. Il est l'adaptation d'un livre de Karin Alvtegen, une suédoise que la productrice Christine Gozlan a fait découvrir au réalisateur.

Le titre du roman, Trahie, était focalisée sur Eve (Karin Viard) alors que le film démontre qu'ils sont plusieurs à cacher un passé ... ou un présent. Marc Fitoussi a pris certaines libertés avec l'intrigue originale et on pourra donc lire le roman et éprouver de la surprise après avoir vu le film.

Henri est chef d’orchestre, Ève travaille à l’Institut français. Elle découvre qu’Henri la trompe avec Tina, l’institutrice de leur fils. Malheureuse, elle se console dans les bras de Jonas, rencontré dans un bar. Pour Ève, c’est la rencontre d’une nuit. Elle l'exprime clairement : "Parlons-nous mais ne parlons pas de nous".  Mais Jonas n’entend pas la laisser partir...

Marc Fitoussi a déplacé l'action dans le milieu (relativement fermé) des expatriés vivant à Vienne (alors que le livre se situait à Stockholm) et le nom de code du projet fut longtemps "Valses de Vienne", caractérisant parfaitement la ronde des rapports entre tous les protagonistes. Chacun passe son temps à suivre les autres ou à être suivi. Les apparences, en effet, s’appliquent à chaque personnage, y compris les secondaires. Cet intitulé faisait  aussi référence aux conséquences des actes des uns et des autres et montrait combien la trahison est plurielle mais qui aurait pu laisser supposer un film en costumes sur Johan Strauss et qui donc a été abandonné.

Il en subsiste néanmoins une trace à travers la scène de rue où l'on voit des musiciens habillés comme au XVIII°, un peu à l'instar du Rondò Veneziano sur lequel la belle-mère d'Henri, le chef d'orchestre brillamment interprété par Benjamin Biolay, suggère de prendre modèle pour égayer son anniversaire.

Dans cette communauté vivant en vase clos et où l'on est fier d'être soudés, Eve ne craint pas de dire qu'avec son mari Henri on est en quelque sorte leur boussole. L'affirmation fera vite sourire car s'ils parviennent à garder le cap et à faire longtemps illusion le spectateur voit vite combien ils perdent le Nord. Mais avant cela ils ont l'un et l'autre, chacun à leur manière, vécu sous un masque, Eve pour cacher sa détresse, Henri pour occulter son désamour.

Quand Eve découvre la tromperie elle préfère user de stratégie pour tenter de le récupérer que d'affronter la réalité. Très vite, c'est l'engrenage, une chose en entrainant une autre. Dans le roman, il y a déjà les envois de mails dénonciateurs mais la psychologie du personnage féminin était moins fouillée.
Internet est presque un personnage (comme l'est ce milieu d'expatriés et la ville de Vienne par ses cotés artificiels). C'est un outil familier qui permet de discuter par Skype en famille avec la grand-mère. C'est la messagerie de l'iPhone par laquelle Eve apprend la trahison. C'est l'ordinateur qui est le moyen d'assouvir sa vengeance. Ah comme la découverte du mot de passe de sa rivale est bien tournée !

Sont-ils coupables, ou du moins responsables, de tenir à ce point à maintenir les apparences, qu'elles soient conjugales, familiales, sociales, morales… ? On a le sentiment qu'il s'agit d'un ciment qui fédère toutes les pièces, même la vieille Madame Belin (collante mais délicieuse Evelyne Buylequi gentiment soutiendra Eve : Ne gâchez pas votre vie pour des imbéciles !

samedi 26 septembre 2020

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy

Je vais avoir du mal à vous dire l’immense bien que je pense de Mon père, ma mère, mes tremblements de terre. J’ai peur que mes compliments semblent surfaits. Je ne saurais vous conseiller qu’une chose : ouvrez-le à n’importe quelle page et lisez ce qui tombe sous vos yeux. Vous serez immédiatement conquis par l’élan que Julien Dufresne-Lamy insuffle dans ce récit qui se trouve être son cinquième roman.

L'action se situe essentiellement dans la salle d'attente d'une clinique en quelques heures d'une après-midi ensoleillée, faisant pense à un huis-clos théâtral.

Charlie, quinze ans, patiente avec sa mère. Bientôt, son père sortira du bloc. Elle s’appellera Alice. Durant ce temps suspendu, Charlie se souvient des deux dernières années d’une vie de famille terrassée. Deux années de métamorphose, d’émoi et de rejet, de grands doutes et de petites euphories. Deux années sismiques que Charlie cherche à comprendre à jamais. Tandis que les longues minutes s’écoulent, nerveuses, avant l’arrivée d’Alice, Charlie raconte la transition de son père. Sans rien cacher de ce parcours plus monumental qu’un voyage dans l’espace, depuis le jour de Pâques où son père s’est révélée. Où, pour Charlie, la terre s’est mise à trembler.

Il raconte la transidentité de son papa en utilisant le lexique de la géologie. Le ton est décalé et pourtant totalement juste. L'annonce a fait l'effet d'un séisme "force 10 sur l'échelle de Richter" (p. 22). Son père l'a dit sur le mode scientifique avec des mots comme dysphonie de genre et non-congruence de genre, avant de traduire en termes plus clairs, je suis une femme, mais surtout en ajoutant un je vous aime absolument essentiel.

C'est l'adolescent qui raconte le secret d'une famille, dans le prisme du quotidien, en relatant chaque étape du passing (p. 128), et en donnant aussi la voix à son entourage et les personnes secondaires sont eux aussi bien campés. La voix de Charlie est d'une grande sagesse. Il analyse fort bien la situation, avec juste ce qu'il faut de distance pour tenir, en laissant éclater sa colère autant que nécessaire. Il a raison de souligner combien A quoi tu penses est une question perverse (p. 59).

C'est un livre où chaque mot compte. Tracé d'une écriture qui relate le dérisoire et l'essentiel avec la même subtilité métaphorique. Charlie décide de "tout écrire. Ce qui ne se verra jamais. L'émotivité. La vulnérabilité. Les doutes dans les yeux bleus de mon père. Les précipices, la transe et le trac. La fin. Tous les dangers d'être femme ou minorité dans notre impitoyable société" (p. 69).

Il détaille chaque étape (p. 38) avec autant de mots qu'il en faut, pas un de plus, pas un de moins. "J'ai treize ans, la terre se désagrège et, avec cette vue plongeante sur le vide, j'entrevois le plus grand de nos vertiges" (p. 35).

Ça n’est jamais donneur de leçon. Ni militant. C’est précis sans être trop médical. Mais surtout ça sonne extrêmement juste. C’est un roman qui parle différemment de la transition et qui s’adresse à tout le monde et qui dégage une immense humanité. Comme je comprends que nous soyons si nombreux à le qualifier de coup de coeur de cette rentrée littéraire !

La vie est compliquée pour les personnages comme on peut aisément le supposer -d'autant que le garçon est lui-même en pleine construction identitaire- mais les difficultés auxquelles ils se heurtent ne sont jamais sans solution et l’auteur nous les fait vivre avec un humour subtil que l’on aimerait communicatif. Ce roman nous parle du courage d'être (ou de devenir) pleinement soi ... mais ensemble, et surtout sans fautif, ni coupable, ni victime (p. 202).

Julien Dufresne-Lamy a trente-deux ans et vit à Paris. Son précédent roman, Jolis jolis monstres (Belfond, 2019), avait reçu le Grand Prix des blogueurs et le prix Millepages. On peut considérer qu'il compose un dytique sur la question de l'exploration de l'identité et du genre.

Je le connaissais d'abord comme auteur pour la jeunesse. En effet j'avais énormément apprécié Les étonnantes aventures du merveilleux et minuscule Benjamin Berlin chez Actes Sud Junior, qui avait été finaliste du dernier Prix Gulli. L'histoire d'un petit garçon qui sait lire les pensées des gens.et qui, une fois ado, remontrera au Japon deux autres enfants possédant comme lui un don très spécial. Julien Dufresne-Lamy publie d'ailleurs chez ce même éditeur à la rentrée un nouvel ouvrage pour des adolescents, qui sera le premier volet d'une série jeunesse de quatre tomes, Darling, retraçant une année adolescente sur les réseaux sociaux, et qu'il a co-écrite avec Charlotte Erlih.

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy, collection Belfond Pointillés, en librairie depuis le 27 août 2020
Finaliste du prix Landerneau 2020

mardi 22 septembre 2020

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, un film d'Emmanuel Mouret

On disait beaucoup de bien du film, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait. Le résumé avait confirmé mon envie d'aller le voir.
Daphné, enceinte de trois mois, est en vacances à la campagne avec son compagnon François. Il doit s’absenter pour son travail elle se retrouve seule pour accueillir Maxime, son cousin qu’elle n’avait jamais rencontré. Pendant quatre jours, tandis qu’ils attendent le retour de François, Daphné et Maxime font petit à petit connaissance et se confient des récits de plus en plus intimes sur leurs histoires d’amour présente et passé…
On avait promis au public une sorte de vaudeville très amusant dans le décorticage des contradictions affectives à une réflexion sur la définition et les règles de l’amour.

J'adorais le titre, laissant présager des surprises. Malheureusement elles ne furent pas au rendez-vous puisque tout était prévisible.

Malgré un jeu d'acteurs auxquels je reconnais beaucoup de qualités, je me suis lassée des répétitions de situations, un peu à l'instar des Gymnopédies de Satie, un choix musical assez conventionnel pour un scénario qui se voudrait original en démontrant les thèses du philosophe René Girard, à propos de la théorie mimétique dans les relations amoureuses. Selon lui on ne désire s'approprier que ce qui est possédé par un autre, ce qui, dans la bouche des comédiens devient, en raccourci, on ne désire que le désir de l'autre, que l'on prend à tort pour de l'amour.

C'est sans doute vrai en théorie. La "solution" consistant à construire une relation durable sur des projets communs plutôt que sur un plaisir appelé à être éphémère est d'une grande banalité. Et le choix de la forme d'une comédie, à la frontière du vaudeville,  décrédibilise la démonstration. Reste l'interprétation magnifique d'Emilie Dequenne dans le rôle de Louise, mais sans doute précisément parce qu'elle n'est pas drôle, donc émouvante.

Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, un film d'Emmanuel Mouret, sortie en salles le 16 septembre 2020
Avec Camélia Jordana, Niels Schneider, Vincent Macaigne, Emilie Dequenne

Mise à jour du 15 mars 2021 : Avec treize nominations pour les César 2021, le film égale le record de Cyrano de Bergerac. Il n'en reçoit cependant qu'un seul, celui de Meilleure actrice dans un second rôle pour Émilie Dequenne alors que Cyrano était reparti avec 10 statuettes.

dimanche 13 septembre 2020

Carnet de vol d'une hôtesse de l'air, de Fabienne Baron

Quel plaisir de lire la biographie d’une personne ordinaire. Fabienne Baron, hôtesse à Air France depuis 30 ans, et toujours en activité, n’est en effet ni une célébrité, ni une héroïne. Et pourtant, elle retrace avec vivacité et pétillance une vie (je n’ose écrire une carrière) passée en altitude, à exercer avec passion un métier qui n’a rien de folichon mais qu’elle qualifie de formidable (page 36). Elle s’est fait aider par le journaliste Serge Herbin pour mettre en forme ses souvenirs et le dit franchement. 

Son Carnet de vol d'une hôtesse de l'air, annoncé comme un témoignage, commence très prosaïquement par l’aveu de deux traumatismes, un crash et une prise d'otages, qui ont bien failli lui gâcher définitivement le plaisir de voler.

C'est un peu curieux de démarrer par ces épisodes qu'elle n'a pas vécus en vol. Pas davantage que des retours d’expériences insolites de collègues comme les évacuations d'urgence ou une prise d'otages qu'elle n'a heureusement pas subies (p. 80 et 82). Ni les attentats des tours jumelles (le 11 septembre 2001) qui l'ont également marquée ... même si nous avons tous été sous le choc. On a le sentiment que la profession, malgré le maintien de l'uniforme, et des destinations qui font rêver, encore aujourd’hui, avec leurs escales découvertes souvent festives (même si le Covid a sans doute bien freiné leur nature), est un peu moins tentante après cet événement "qui a rendu envisageable, voire plausible, le risque de mourir dans un attentat (page 21) même si la sécurité a été considérablement renforcée depuis". Quitte à modifier le code d'entrée dans le cockpit quand un humoriste le révèle à la télévision, ce que fit Jean-Philippe Janssens dans une émission de Laurent Ruquier (p. 98).

Elle raconte avec honnêteté les à côtés de son métier et ses confidences, souvent insolites, suscitent la sympathie. Elle connaît le sujet sur le bout des ongles puisque, en parcourant plus de 12 millions de kilomètres, elle a fait plus de 300 fois le tour de la terre, à 10 000 mètres d’altitude. C’est donc une experte et elle mentionne aussi ce qui a changé au fil du temps, par exemple la préoccupation écologique en terme de pilotage.

Bien entendu on apprend plein de détails plus ou moins utiles à connaître et on se régale d’anecdotes accumulées en dix ans. On est étonné par tout ce qui peut se dérouler en plein vol, un accouchement comme un concert improvisé, un transfert policier sous escorte, ou encore un coup de foudre (p. 111). Des moments heureux comme des instants tragiques ou comiques.

vendredi 11 septembre 2020

L’enfant de Noé d'Eric-Emmanuel Schmitt

J'ai bien conscience que L’enfant de Noé n'est pas une nouveauté mais il se trouvait dans la bibliothèque de la maison où je suis en vacances et sa lecture s'imposait en quelque sorte en cette date symbolique du 11 septembre.

L'histoire commence en 1942 alors que Joseph, âgé de sept ans, est recueilli par le père Pons, un homme simple et juste, qui ne se contente pas de sauver des vies. Mais que tente-t-il de préserver, tel Noé, dans ce monde menacé par un déluge de violence ? Un court et bouleversant roman dans la lignée de Monsieur Ibrahim (que j'avais vu avec intérêt au théâtre il y a un moment) et d'Oscar et la dame rose.

Le curé lui fait une curieuse proposition : - Nous allons conclure un marché, veux-tu ? Toi, Joseph, tu feras semblant d'être chrétien, et moi je ferai semblant d'être juif. Ce sera notre secret, le plus grand des secrets. Toi et moi pourrions mourir de trahir ce secret. Juré ? - Juré.

Le jeune Joseph est de bonne composition mais ne cache pas ses étonnements. Lui qui n’avait, semble t’il jamais quitté le cocon familial, découvre successivement l’absurdité de la guerre et les règles à suivre pour rester en vie. Une naïveté optimiste et confiante se dégage de ses pensées et l'auteur saupoudre son texte d'un humour léger qui contrebalance le tragique de la situation. Surtout quand quand le salut passe par le mensonge.

Ses interprétations sont pleines de bon sens et si elles font sourire c’est de tendresse. L'enfant rencontre des personnages hauts en couleur mais qui restent assez représentatifs de ces justes qui ont oeuvré pour le bien dans les villages. Eric Emmanuel Schmitt excelle dans ce genre, à mi-chemin entre conte et récit. L’histoire se déroule au fil des lignes, avec fluidité. On se prend d’affection pour le père Pons, et surtout pour cet enfant qui cherche à (tout) bien faire et qui parvient à contenir son chagrin pour ne pas empêtrer les adultes dans leur œuvre salvatrice.

En outre le lecteur en apprend davantage sur les règles fondatrices des religions juive et catholique.   Sans prendre parti car, comme l'écrit l'auteur avec intelligence (p. 101) : Une religion n’est ni vraie ni fausse. Elle propose une façon de vivre. Et il ajoutera que comparaison n’est pas raison.

L’enfant de Noé, de Eric-Emmanuel Schmitt, chez Albin Michel, 2004

jeudi 10 septembre 2020

Les amis ça sert à ça de Raffaele Salis au Théâtre de Dix Heures

Ce Théâtre a ouvert en 1890 au coeur de Pigalle sous le nom de Cabaret des Arts et a été rebaptisé en 1904 Logiz de la Lune Rousse, puis en 1925, Théâtre de Dix Heures, par Roger Ferréol, en référence au roman de Georges Courteline, Les Linottes (1912) : "Je vous dis que l’homme qui fondera un théâtre de Dix heures, pratique, confortable, élégant et où on ne jouera que des pièces gaies – car les heures ont leurs exigences – gagnera une fortune, par la force des choses, par le seul fait qu’il aura étanché une soif."

On ignore si la prédiction s'est réalisée. On sait bien que la crise sanitaire n'est favorable pour personne. Et pourtant un lieu d'où l'on sort avec le sourire est forcément utile puisque le rire, tout le monde le sait, est bon pour la santé.

Des comiques illustres se sont produits dans la salle comme Jean Poiret, Michel Serrault, Anne-Marie Carrière, Thierry Le Luron… jusqu'à ce qu'au début des années 1980, la programmation s’oriente vers le théâtre, notamment sous la direction de Michel Galabru et de son fils.

Sont arrivés plus tard des personnalités comme Elie et Dieudonné, Franck Dubosc, Patrick Bosso, Stéphane Guillon, le Jamel Comedy Club… mais aussi Juliette, Marie-Paule Belle, Guy Montagné, Hervé Vilard, Nicole Croisille… et Muriel Robin qui en fut la marraine.

Le théâtre a été repris en octobre 2015 par Roméo Cirone avec deux associés. Il accueille le public dans sa très belle salle de 140 confortables places, dans le respect des normes en vigueur. Il affiche actuellement une programmation joyeuse avec notamment Les amis ça sert à ça ou Sois un homme mon fils, écrit et interprété par Bouchta qui tord le cou aux tabous, à l'intolérance, à l'homophobie et aux mariages forcés avec un humour décapant et une humanité très touchante. J'avais découvert ce spectacle en Avignon l'an dernier est je le recommande. Il sera à l'affiche du Mardi au Jeudi à 21h30 (du 6 Octobre au 31 Décembre).
Pour le moment on peut voir deux pièces de et mises en scène par Raffaele Salis. J'ai assisté aux Amis ça sert à ça et j'ai passé un bon moment en compagnie de Fred (Arthur Berne), Alain (Raffaele Salis , Sandra (Anne Hardel) et Charles (Joël Grimaud), quatre quadras et loosers magnifiques qui partagent l'appartement de la tante de l'un d'eux.

On s'interroge sur leurs liens tant les chamailles s'enchainent dès le réveil. Leur amitié est-elle de façade et sont-ils unis seulement par les nécessités économiques ? Chacun agace l'autre avec ses projets. Fred pour qui partir en trek en Haute-Savoie représente une aventure de l'extrême. Charles qui se croit un vrai étudiant en médecine alors qu'il est en rattrapage et qu'il a dépassé l'âge de l'étudiant moyen depuis plusieurs décennies. Alain qui invite son ex à un brunch tous les samedis à 11 heures sous prétexte qu'elle le fait rire. Les copains s'emballent et Sandra compte les points en mettant les pendules à l'heure : Tu invites ton ex pour avoir la sensation d’une vie de couple.

Il est vrai que pas un ne dépasse du lot. Ils vivent par procuration, ne savent pas agir et la coloc devient une cocotte-minute où chacun tente de sauver la face en envoyant des piques... jusqu'à ce qu'ils comprennent à quoi ça sert d'être amis ...

Les répliques fusent. On rit de bon coeur et on passe un bon moment. Le théâtre ... ça sert (aussi) à ça !
Les amis ça sert à ça de et mis en scène par Raffaele Salis
Avec Anne Hardel, Arthur Berne, Joël Grimaud, Raffaele Salis
Au  Théâtre de Dix Heures
Les Mercredis à 20h / Les Jeudis à 21h30 (du 9 Septembre au 7 Octobre)
36, Boulevard de Clichy - 75018 Paris - 01 46 06 10 17
reservations@theatrededixheures.fr

mercredi 9 septembre 2020

Un autre tambour de William Melvin Kelley


Un autre tambour est un livre étonnant que je n'aurais sans doute pas ouvert spontanément s'il n'avait figuré dans la sélection de la Médiathèque d'Antony (92).

Il est surprenant d'abord parce qu'il a été rédigé par William Melvin Kelley en 1963 et qu'il est probable que l'auteur ne l'aurait pas conçu de la même manière s'il n'avait été publié que maintenant.

Sa réédition en 2019, deux ans après la mort de William Melvin Kelley rend perplexe et interdit toute discussion avec lui sur ce qu'il pense de l'évolution de la situation raciale aux Etats-Unis. De plus il revient au moment où la question est rendue très sensible avec la modification de tous les intitulés qui peuvent être lus, de près ou de loin, comme étant de nature raciste. Ainsi la version française de "Dix petits nègres", un des polars les plus connus au monde, sera désormais rebaptisée "Ils étaient dix". Et pourtant le titre provient d'une comptine et n'a aucune connotation raciste sous la plume d'Agatha Christie.

A ce propos Un autre tambour résonne dès le premier chapitre comme un conte et les inférences sont multiples, à Shakespeare comme à Beckett, car enfin il y a un coté absurde dans la narration qui rend son interprétation plus complexe qu'il y parait. L'action se situe en Juin 1957 à Sutton, petite ville tranquille d’un État imaginaire entre le Mississippi et l’Alabama. Un jeudi, Tucker Caliban, jeune fermier noir, répand du sel sur son champ, abat sa vache et son cheval, met le feu à sa maison et quitte la ville. Le jour suivant, toute la population noire de Sutton qui part un à un ou en grappe (p. 68) et déserte la ville à son tour.

Outre cet exode apparemment spontané et les conséquences pour la ville, soudain vidée d’un tiers de ses habitants le lecteur est surpris d'apprendre l'histoire de la bouche de plusieurs protagonistes, uniquement ceux qui restent et qui sont des enfants, des hommes et des femmes, libéraux ou conservateurs, mais tous des blancs. Les opinions des noirs sont donnés, mais à travers le prisme de la réflexion des autres personnages.

Les chapitres se succèdent en suscitant un intérêt irrégulier mais croissant à l'instar d'un paysage qui se révèlerait avec la pose des dernières pièces d'un puzzle. La dimension philosophique est évidente, initiée dès la couverture où l'on voit la chaine de l'africain qui se rompt.

A la fin le lecteur connaitra la justification du choix de Tucker : je veux ce terrain sur la plantation parce que c'est là que le premier des Caliban a travaillé, et il est temps, maintenant, que cette terre soit à nous. (...) Mon bébé ne travaillera pas pour vous. Il sera son propre maître. (...) Vous avez essayé de nous libérer autrefois, mais on est pas partis, et maintenant il faut qu’on se libère nous-mêmes (p. 222).

Au lecteur d'interpréter la profonde motivation de Tucker. Après avoir songé à la vengeance ou la colère, on pourra estimer qu'il s'agit là de dignité. Comme le mentionne l'auteur (p. 154) : certaines choses nous apparaissent étranges alors qu’elles sont fondées (parfois par des raisons que l’on ignore nous-mêmes).

Le personnage de Tucker apparait par touches et il devient extrêmement attachant dès lors que l'on comprend combien, déjà enfant, il éprouve d'empathie pour les adultes qu'il respecte. Il n'a simplement pas les mots pour qualifier ses émotions. Mais celles-ci résultent de fines observations. Ainsi conseille-t-il la patience à la femme de son maitre désarçonnée par le manque de communication qui s'est instauré entre elle et son mari : la princesse devrait attendre, elle ne devrait pas s’enfuir. (il n’a que 9 ans).... (...) parce que le prince va se réveiller un de ces jours et arranger tout çà (p. 179).

En multipliant et en décalant les points de vue, Kelley pose la "question raciale" de façon inédite (et incroyablement originale pour l’époque). Il n'a pas cherché à donner une vérité unique, mais à fournir plusieurs clés d'analyse, autrement dit à nous livrer une version historique décalée d'un ton. Il a dit à propos de son roman : Personne ne prétend que cette histoire est entièrement vraie. Ça a dû commencer comme ça, mais quelqu’un, ou des tas de gens, ont dû penser qu’ils pouvaient améliorer la vérité, et ils l’ont fait. Et c’est une bien meilleure histoire parce qu’elle est faite à moitié de mensonges. Il n'y a pas de bonnes histoires sans quelques mensonges.

Un autre tambour est ainsi une histoire alternative, féroce et audacieuse, un roman choc, tant par sa qualité littéraire que par sa vision politique. Il reste malheureusement d'actualité.

Un autre tambour par William Melvin Kelley, traduit de l'anglais (États-Unis) par Lisa Rosenbaum, Delcourt,  Parution le 4 septembre 2019

Né à New York en 1937, William Melvin Kelley a grandi dans le Bronx. Il a 24 ans lorsque paraît son premier roman, Un autre tambour, qui sera accueilli en triomphe par la critique. En 1966, il couvre le procès des assassins de Malcom X pour le Saturday Evening Post, ce qui éteint ses derniers rêves américains. Anéanti par le verdict, il regagne le Bronx par la West Side Highway, les yeux pleins de larmes et la peur au fond du cœur. Il ne peut se résoudre à écrire que le racisme a encore gagné pour un temps, pas maintenant qu’il est marié et père. Quand il atteint enfin son foyer, sa décision est déjà prise, ils vont quitter la "Plantation", pour toujours peut-être. La famille part un temps pour Paris avant de s’installer en Jamaïque jusqu’en 1977. On ne peut manquer le parallèle avec ce qui était écrit dans le livre deux ans plus tôt. Et Kelley, promis à une brillante carrière, disparaitra quasiment de la scène littéraire. 

Il est l’auteur de quatre romans dont Dem (paru au Castor Astral en 2003) et d’un recueil de nouvelles. En 1988, il écrit et produit le film Excavating Harlem in 2290 avec Steve Bull. Il a aussi contribué à The Beauty that I saw, un film composé à partir de son journal vidéo de Harlem qui a été projeté au Harlem International Film Festival en 2015. William Melvin Kelley est mort à New York, en 2017.
Livres précédemment chroniqués :
Joseph Ponthus, A la ligne 
Alexis Ragougneau Opus 77
Line Papin, Les os des filles
Natacha Appanah, Le ciel par-dessus le toit
Franck Bouysse, Né d'aucune femme

vendredi 4 septembre 2020

Petit Pays d'Eric Barbier, d'après Gaël Faye

La sortie de Petit pays était programmée le 18 mars mais l’annonce du confinement a contraint l’équipe à en différer la sortie. Il arrive du coup à un moment où les préoccupations sont différentes, d’autant que cette crise sanitaire perdure. Ainsi, il n’y aura pas de festival Paysages de cinéastes cette année mais des séances gratuites pour revoir tous les Prix du public pendant une semaine entière.

Ce n’est pas une "compensation", mais en recevant ce soir, Eric Barbier, le réalisateur de Petit pays, Carline Diallo, la directrice du Rex de Chatenay-Malabry a permis aux spectateurs de se sentir un peu dans cette ambiance si agréable que nous aimions tant vivre au début de chaque mois de septembre, parce que la circulation d’une parole libre (exempte de tout jugement de valeur) n’est pas chose fréquente.

Voilà pourquoi je peux dire que ce film m’a dérangée alors que j’en apprécie la réalisation et que je le trouve en quelque sorte indispensable pour susciter une prise de conscience, surtout chez ceux qui n’ont pas eu connaissance de ce qui s’est passé dans cette région d’Afrique. J’ai beaucoup aimé le travail d’adaptation et tout ce qu’Eric Barbier a révélé, à la fin de la projection était passionnant, y compris à propos de sa collaboration avec Gaël Faye, auteur-compositeur-interprète et rappeur, auteur du roman éponyme que j’avais chroniqué à sa sortie.

Le livre fut un immense succès de librairie et d'estime, . Publié en 2016, l'oeuvre, qui est inspirée du vécu de son auteur (qui a fui son pays natal du Burundi pour la France à l'âge de 13 ans) s'est écoulée à plus d'un million d'exemplaires. On parla de Gaël Faye pour le Goncourt. Il aura fait partie du dernier carré d'ouvrages sélectionnés par l'Académie Goncourt pour son prix 2016 et remporte le prix Goncourt des lycéens. Il a été également sélectionné pour d'autres prix : Fémina, Médicis, Interallié, de l'Académie française et Renaudot.

Mes réserves concernent la démonstration de la violence. Ce génocide a été (évidemment) atroce et les images sont parfois insoutenables. Il n’aurait pas pu en être autrement, j’en ai cependant bien conscience. Ceux qui ne connaîtraient pas les faits historiques en trouveront un rappel à la fin de ce billet.

Au début des années 1990, Gaby Chappaz (Djibril Vancoppenolle), double revisité de Gaël Faye, a une dizaine d'années et vit dans le confortable quartier d’expat, au Burundi, son "petit pays" avec son père (Jean-Paul Rouve), un personnage complexe et ambivalent d'entrepreneur expatrié français, sa mère (Isabelle Kabano), d'origine rwandaise, et sa petite sœur Ana (Delya De Medina). Gaby mène une enfance heureuse dans une famille aisée, et passe son temps à faire les quatre cents coups avec ses copains de classe. Mais son bonheur va être menacé par la séparation de ses parents et la dégradation géopolitique du Burundi, avec la guerre civile burundaise suivie du génocide des Tutsis au Rwanda, qui mettront fin à l'innocence de son enfance.  
Comme on le constate sur la carte projetée dès les premières images, le Burundi mérite totalement ce surnom de Petit pays que lui a donné l’écrivain, qui est aussi musicien. Il est enserré au coeur de l’Afrique par le Rwanda, le Zaïre et la Tanzanie. Il compte 5,6 millions d’habitants regroupés en deux ethnies principales, les Hutus qui sont minoritaires et les Tutsis qui sont majoritaires. Cette supériorité en nombre n'empêche aucunement le drame. La famille de Gaby est Tutsi et comme le prédit hélas son oncle Pacifique (quel prénom !), communiste, et qui se prépare à la guerre : Si les Hutus prennent le pouvoir ils vont virer les Tutsis et ce sera là une pagaille pas imaginable. C'est ce qui adviendra en juin 1993, quelques mois après les premières élections libres et démocratiques pour le Burundi de Janvier.
L’histoire commence en 1992. Les enfants chapardent des mangues et les revendent à des prix exorbitants. Ce sont des gamins joyeux de courir dans la verdure qui utilisent un van Volkswagen comme une cabane. Les mangues qui n’ont pas été vendues sont dégustées et les noyaux servent de projectiles. On remarque le culot de Gaby, le héros du film, qui a l’habitude de donner des ordres et parallèlement la distance de la mère souvent à l’écart de la vie familiale tout en restant proche de ses enfants.

A l’instar de son précédent film, La promesse de l’aube, qui était lui aussi une adaptation d'un roman (écrit par Romain Gary), Eric Barbier a filmé aussi Petit pays à hauteur d’enfant (vous remarquerez que la caméra est la plupart du temps positionnée à un mètre du sol) pour aborder ce drame historique sous l’angle familial.

mercredi 2 septembre 2020

Yourte, mise en scène Gabrielle Chalmont

Le spectateur n'en a pas la perception (les costumes sont peu datés) mais la première scène se passe il y a une vingtaine d'années, un soir d’été 98, alors que la France entière agite des milliers de drapeaux tricolores, et que des millions de pauvres regardent quelques individus courir après un ballon.

Quatre enfants en protestation se font une promesse : "Un jour on vivra toutes et tous ensemble dans une Yourte !". Quitter la ville, troquer mille supermarchés pour un potager, larguer patrons, voitures, ordinateurs, smartphones, argent, et ne viser plus qu’un seul but ensemble : la cohérence. Vingt ans plus tard, ces enfants ont grandi, leurs rêves aussi… Résisteront-ils ? Le pacte est-il toujours sacré et irrévocable ? Est-il encore temps de réaliser leur promesse ?

Yourte raconte l’histoire de ces enfants du XXIème siècle qui ont grandi sous l’ère de la mondialisation et du capitalisme et qui, face aux menaces écologiques et les enjeux politiques qu'elles sous-tendent, décident de tout plaquer pour se réinventer. Ils et elles imaginent, inventent et construisent un nouveau monde, une manière de vivre qui leur ressemble et qui les rassemble.

Vivre ensemble en redécouvrant les saveurs de l'entraide, du partage, de l'égalité au sein d'un espace vert où béton, consommation, carriérisme et individualisme n'ont plus leur place.

C’est pour rendre compte de leurs rapports au temps, à l’espace, au travail, à la beauté, aux autres et à eu -mêmes que la compagnie Les mille Printemps cherche à analyser les étapes et les enjeux humains de cette migration utopique. À quel point peuvent-ils se libérer du monde qui les a construits ? Est-il réellement possible de se réinventer ?

Narrer leur histoire c’est aussi parler de celles et ceux qui ne rêvent pas, qui ne rêvent plus, ou qui rêvent de tout l’inverse. C'est confronter les utopistes aux fatalistes, les optimistes aux sceptiques.

Voir ce spectacle alors qu'on a été privé de théâtre (à quelques rares exceptions) et que l'on a réfléchi sur un monde que l'on espère meilleur rend l'attente du public plus forte. Et je me suis interrogée sur ce point puisqu'il a été créé avant la crise sanitaire.

mardi 1 septembre 2020

Le jour où la nuit s'est levée, de BeKa, Marko et Maëla, chez Bamboo édition

Il ne fallait arriver ni avant ni après leur (pardon de vous casser les pieds avec ces préliminaires qui surprendront les lecteurs du blog qui découvriront l’article dans trois ou quatre ans…).

Masque, gel hydroalcoolique, distanciation, chaises espacées les unes des autres, pas de passage de micro pour poser des questions. Il fallait lever la main et un peu hausser la voix mais voilà nous y étions et il est toujours sympathique d'entendre les auteurs parler de leurs intentions d'écriture. Plus tard ils ont dédicacé à des personnes qu’ils ne reconnaîtront jamais. Il n'y eut pas de selfies, cette manie (que je n'ai jamais approuvée) est devenue obsolète.

Mais le sourire toujours illumina les visages des Beka, puisque c'est ainsi qu'on désigne le duo constitué par Bertrand Escaich et Caroline Roque. Ils étaient accompagné du dessinateur Marko qui est surtout connu pour une série historique sur Verdun et pour animer depuis 2014 une page Facebook intitulé Vivre avec un dessinateur.

Nous étions une poignée (forcément le nombre de participants aux rencontres est en chute libre) aujourd'hui à l'invitation de Babelio à l'occasion de la sortie du dernier livre de la série Le jour où ...
Le titre complet du tome 5 est Le jour où la nuit s'est levée, et il est comme les autres né de la collaboration entre BeKa, à l'écriture, Marko à l'illustration et Maëla (pour la couleur), lui aussi publié chez Bamboo édition.
Bertrand et Caroline s’expriment avec leur joli accent chantant. Ils s'intéressent depuis longtemps à des questions que l'on peut considérer comme appartenant au développement personnel, un domaine qu'il n'a pas été simple de traiter en bande dessinée, même si notre époque est sans doute plus favorable aujourd'hui à ces thématiques qu'il y a quelques années. La série est née de cette envie.

C'est au fil du temps que le terme de "développement personnel" s'est imposé mais ils n'avaient pas réfléchi en ces termes. Le nom de code du fichier était Bonheur, et il l'est resté.

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