Pas ce soir est le seul livre d’Amélie Cordonnier que je n’avais pas encore lu.
J’adore la manière qu’elle a de traiter les tabous liés à la vie de famille et au couple. Elle parvient à merveille à se glisser dans la tête de ses héroïnes. Un loup quelque part abordait le thème sensible de l'amour maternel. Superhôte en est la dernière preuve éclatante.
Cette fois c’est depuis le cerveau d’un homme qu’elle raconte les choses, et s’il fallait la caractériser, je dirais qu’Amélie est l’auteure de la détresse humaine.
Avec l'absence de sexualité on perd la connivence, la tendresse, et c’est très difficile de s’en passer. Surtout si, comme cet homme dont on ne connaitra même pas le prénom, on est encore très amoureux de sa femme, et donc très malheureux.
Ne plus faire l'amour avec sa compagne est difficile à supporter mais subir qu'elle s'installe dans la chambre d'une de leurs filles est pire encore. Le lecteur suit les pérégrinations masculines qui manifestement ne lui laissent aucun répit, excepté le temps d'une journée entre Etretat et Honfleur. Et très franchement ce roman m'a été pénible tant j'avais de l'empathie pour lui, même si j'avais envie de lui crier de parler à sa femme et de chercher à comprendre ce qu'elle vivait plutôt qu'à gémir et se plaindre constamment à longueur de chapitres.
Il est vrai qu'on a davantage l'habitude d'explorer l'amour blessé selon le point de vue féminin ou maternel, très rarement masculin. Et franchement Amélie Cordonnier le fait à merveille. On sent qu'elle a dû interroger et noter précieusement les confidences de beaucoup d'hommes, en excellente journaliste qu'elle est, même si sa spécialité est plutôt la littérature.
Elle traduit donc parfaitement le mal que peuvent engendrer les mots qu’on ne dit pas quand le temporaire s’incruste avec violence, quand bien même celle-ci n’est pas intentionnelle de la part de sa femme Isabelle. On saura plus tard les raisons (légitimes et simples à comprendre) de son comportement.
Mais avant cela l'auteure s'incruste, et nous avec, dans le cerveau mais aussi dans le corps de cet homme abstinent malgré lui et rongé par l’obsession. Cela nous vaut des pages qui seraient assez drôles si elles ne reflétaient pas un trouble dramatique. On découvre son panthéon grivois littéraire où figure (p. 70) en première place Double vie de Pierre Assouline (Gallimard en 2001, Prix des Libraires).
L'écriture est précise, pudique, poignante. Alors qu'il existe un mouvement No Sex (dont Amélie Cordonnier ne dit pas un mot) elle sonde tout ce que la sexualité tue quand elle disparait et on s'interroge sur ce phénomène en se demandant s'il touche tous les couples (p. 54), surtout après le départ des enfants.
Heureusement qu'il y a des moments de respiration avec la reformulation et le détournement d'expressions courantes. Ainsi elle questionne (p. 40) : Est-ce qu’on peut rester cul et chemise avec sa femme quand elle ne vous montre plus son cul et refuse d’enlever sa chemise ?
On trouvera de multiples citations de titres de magnifiques chansons d'amour. Léonard Cohen apparait deux fois avec I’m your man (p. 54) et Dance me to the end of love (p. 66) qu'Isabelle fredonnait à l'oreille de son époux. Il est vrai qu'il en a écrites plusieurs de superbes.
On reconnaitra les petits seins de Bakélite de Sea, sex and Sun de Gainsbourg (p. 28). Que reste-t-il de nos amours ? de Charles Trenet en lisant Que reste-t-il des billets doux, des mois d'avril, des rendez-vous, puis plus loin l'allusion aux jours lointains (p. 124).
Je m'attendais à ce qu'il envisage de passer son amour à la machine mais c'est une autre chanson d'Alain Souchon qui est arrivée (p. 111) : Tu cherches des morceaux d'hier dans des gravats d'avant guerre … donnant envie de poursuivre : ta vie tu peux pas la refaire. Ce n'est pas la rumba qui est dans l'air mais un vrai état dépressif dont le point culminant est activé en entendant La tendresse de Marie Laforêt dans un taxi (p. 166). La référence au film iconique de Godard, Le mépris, est une autre évidence (p. 179).
Par contre ne prenez pas tout au pied de la lettre. La rue Pernety n'abrite pas de bouchon lyonnais au numéro 35 (p. 176). Mais vous y trouverez de quoi vous régaler dans La cantine du Troquet - Pernety, qui se trouve juste à l'angle … rue de l'Ouest.
On va suivre le couple, depuis la tête de cet homme qui va cogiter en plein désarroi pendant un an. S'énerver qu'il n'ose pas poser les questions essentielles à une Isabelle qui ne lui parle pas, mais dont le silence n'est pas ce qui est le plus insupportable … jusqu'à une fin pas tout à fait ouverte mais interprétable.
Pas ce soir d’Amélie Cordonnier, Flammarion, janvier 2022