J'avais rencontré Florence Aubenas à Nancy, au Livre sur la place, en septembre dernier pour la remise du Prix Livre et Droits de l'Homme qui lui avait été décerné à l'unanimité.
Cette récompense couronne un ouvrage majeur sur le monde de la précarité dans la France d'aujourd'hui. La personnalité chaleureuse de l'auteur et le sujet de son témoignage m'avaient convaincue de lire son Quai de Ouistreham. Mais le temps est passé "comme une lettre à la poste" et ce n'est que maintenant que j'ai mis ce projet à exécution.
Le récit correspondait à l'idée que je me faisais de la précarité des femmes, car ce sont elles qui souffrent le plus de la crise de l'emploi. J'ai suffisamment vécu dans des milieux pas toujours privilégiés pour savoir combien il est périlleux de joindre les deux bouts, économiquement parlant. J'ai été surprise que Xavier Emmanuelli qui pourtant en connait un rayon sur le sujet de la précarité, en tant que président fondateur du Samu Social, ait reconnu qu’il ne savait rien jusque là cet outre-monde qui se cache derrière ces petits boulots qui sont à la fois une survie et une galère.
On se souvient de la jeune femme, otage, dont la photo flottait au fronton de tant d’hôtels de ville et de bâtiments publics jusqu’à ce jour du 12 juin 2005 où elle est revenue sur l’aéroport de Vélizy, avec le sourire qui ne la quitte pas. Elle aurait pu depuis « se la couler douce ». Mais non. Florence est de ceux qui sont toujours au combat.
Être reporter sans frontières ne signifie pas qu’il faille toujours aller très loin pour voyager et connaitre un autre monde. Il lui aura suffit d’aller à Caen pour effectuer une plongée dans un milieu dont on ne parlait pas jusqu’à maintenant. Elle s'est présentée comme une femme de 48 ans, ayant le bac mais aucune référence professionnelle à la recherche d'un emploi. Elle n'a réussi que péniblement à travailler comme agent de propreté en saisissant ce que la conseillère de Pôle Emploi appelait "la chance de sa vie".
Son enquête est courageuse parce qu'elle l'a menée sans changer d'identité, et sans recommandation. C'est une évidence quand on la lit, mais c'est tout de même à préciser.
Florence Aubenas met les points sur les i du mot mythologie. La mythologie des droits de tous pour tous parce qu’on n'a pas les moyens de les mettre en œuvre. Et la mythologie de l’insertion, ou de la réinsertion parce que le paradis perdu ne peut se retrouver.
Elle-même avait cette impression que la précarité concernait une catégorie de personnes, alors que la plongée qu’elle y a faite lui a permis de se rendre compte que c’est devenu la France de tout le monde : des femmes qui ont dépassé l'âge de la retraite mais dont la pension est un peu trop juste et qui le soir se retrouvent à nettoyer les toilettes sur le ferry ; des lycéennes dont la famille a explosé et qui, après les cours vont nettoyer les toilettes sur le ferry ; celles qui pensent que c'est une échelle pour retrouver un meilleur travail ; celles qui a cause d'un licenciement sont tombées en bas de l’échelle sociale ; elles se retrouvent toutes à nettoyer les toilettes sur le ferry, toutes avec des raisons contradictoires d'être là, trop jeunes, trop vieilles, qui veulent se hisser ou qui dégringolent.
Les droits de l’homme concernent aussi cela, cette France de tout le monde qui bricole de petits boulots. La précarité n'est plus de remplacer une collègue malade ou d’éponger un surplus de commandes. Car aujourd’hui on ne trouve plus de travail, on trouve « des heures » (p.134). Et parfois même pas, puisqu'elle cite ce boulot chez un ostréiculteur, pour les hommes cette fois, et pour lequel on ne reçoit pas d’argent du tout, juste le repas, mais chaud …
La précarité c'est, pour 20% des salariés, des petits boulots qui s'empilent en horaires morcelés entre 4 heures du matin et 23 heures du soir, avec un temps de trajet qui parfois excède le temps travaillé, avec 5 employeurs concomitants pour 720 euros de revenus bruts mensuels qui ne permettront pas de trouver un logement, d’obtenir un crédit, de se faire soigner les dents. Et pourtant quitter son travail, est un crève-coeur, même pour Laetitia qui quitte le ferry où elle faisait 25 heures par semaine pour un fast-food où elle en aura trente, presque un coup de chance écrit Florence, qui ajoute que n’empêche Laetitia en est malade de quitter le bateau. Et son départ elle le fêtera au cours d’un pot d’adieu, pratique pas courante, qui lui coutera les yeux de la tête ...
Florence Aubenas insiste aussi sur les statistiques : 8 précaires sur 10 sont des femmes. Et alors qu’on n'a de cesse de féminiser les métiers nobles comme auteure, ministre, académicienne on gomme le féminin dans la précarité. Quand on disait femme de ménage, on savait bien qu’il n’y aurait pas d’hommes à faire ce travail. C’est devenu technicienne de surface. Aujourd’hui on ne dit plus que agent de propreté. Le sexe est gommé définitivement. De la même façon on disait fille-mère. Maintenant on parle de famille mono-parentale. Et quand ce sont les WC qu'on nettoie, on préfère dire qu'on fait les sanis.
Le travail de nuit des femmes n'avait plus cours depuis 1892. A l'usine Peugeot de Montbéliard il vient de reprendre. A force d’avoir menacé les employés de la concurrence possible en Tchéquie, en Pologne, les femmes ont été volontaires pour travailler de nuit, pour éviter, un temps, qu'on aille faire des voitures ailleurs.
Le quai de Ouistreham témoigne que ces droits de l'homme que l’on croit en progrès constants ne suivent pas une conquête permanente qui va toujours vers le haut. L'écriture de Florence est si alerte et joyeuse que le livre procure un vrai plaisir de lecture, ce qui ne va pas de soi avec un tel sujet.
Certains chapitres sont hilarants malgré la détresse qui se cache entre les lignes. La leçon de Mauricette qui se rue d’un bord à l’autre d'un espace exigu pour montrer comment on doit procéder (page 91) pour faire place nette tout en tenant la cadence est un morceau d'anthologie. Marilou vire au rouge, trempée de sueur comme si elle était passée à la machine à laver, Florence elle est méconnaissable, mauve. Travailler impeccable a son prix.
Il faut ABSOLUMENT le glisser dans sa valise pour apprécier le bonheur qu'on a si on a un travail, même quand il nous fait ... suer. Car jamais il ne le fera autant que tous ces jobs précaires et partiels que leurs détenteurs ne lâcheraient pourtant pour rien au monde. Si ! quand même, pour un CDI, sigle magique que Florence a réussi à décrocher au bout d'un an d'effort.
Florence Aubenas, le Quai de Ouistreham, éditions de l'Olivier, 2010
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