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mercredi 15 novembre 2023

Le théorème de Marguerite, un film de Anna Novion

Ce n’est pas un des blockbusters du moment mais la sensibilité et l’intelligence avec laquelle Anna Novion a tourné ce film est à pointer et je ne suis pas étonnée qu’il ait été remarqué dans plusieurs festivals, Angoulême, Cannes bien sûr et en sélection offficielle, et Cabourg où il a obtenu le Grand prix du public. J’ai adoré, preuve que je peux encore m’enthousiasmer au cinéma malgré quelques récents coups de griffe.

C’est le troisième long-métrage de la réalisatrice franco-suédoise dont je me souviens parfaitement du premier, Les grandes personnes, avec Jean-Pierre Darroussin et Anaïs Demoustier, que j’avais découvert en 2007, juste avant la création du blog. Plus récemment, elle a réalisé plusieurs épisodes des saisons 4 et 5 de la série de Canal +, le Bureau des légendes.

L’avenir de Marguerite, brillante élève en Mathématiques à l’ENS, semble tout tracé. Seule fille de sa promo, elle termine une thèse qu’elle doit exposer devant un parterre de chercheurs. Le jour J, une erreur bouscule toutes ses certitudes et l’édifice s’effondre. Marguerite décide de tout quitter pour tout recommencer.

Ce qui est intéressant, c’est qu’en tant que spectateur, on ne connait pas beaucoup le milieu des mathématiques et on n’irait pas vraiment spontanément voir un film qui traite de ce sujet. Il est a minima abordé dans À beautiful mind, peut-être aussi La machine de Turing, voilà tout.

La réalisatrice -qui n’est pas mathématicienne ni d’ailleurs joueuse de maj-jong- démontre qu’il peut y avoir de la poésie dans cet univers pourvu de le traiter avec sérieux mais sous l’angle de la comédie romantique, sans occulter le plaisir lié à l’activité de recherche en mathématiques, l’exigence scientifique, le dépassement de soi, la liberté de création, la confrontation aux autres, l’épanouissement personnel et humain, qui sont d’ailleurs des caractéristiques applicables aussi à son métier de réalisatrice.

Le film n’aurait pas pu se faire sans le concours d’Ariane Mézard, une brillante mathématicienne française, qui a coaché sa huitième doctorante, d’abord imaginaire. Il a donc fallu trouver un sujet de thèse, travailler la bibliographie, trouver un cheminement, défendre et présenter le théorème obtenu. C’est Anna Novion qui a suggéré la pyramide de Goldbach et elles ont travaillé trois ou quatre ans, le temps d’un doctorat. Anna a produit des idées de scénario qu’il fallait mettre "en mathématiques" un peu comme "en musique"  y compris instiller une erreur, ce qui fut très difficile à imaginer.

Ceci permit que les plans sur les écritures mathématiques soient tous exacts. On peut y reconnaître les intensités de blanc des craies, leur réflexion de la lumière, certaines formules ayant été "maquillées" pour devenir fluorescentes. Les équations que l’on voit dans le film sont belles comme des hiéroglyphes mais toutes authentiques, c’est Ariane Mézard qui s’y est engagée. La conjecture de Goldbach, que veut prouver Marguerite, est un problème qui n’a pas encore été résolu. Et ce qui est fou, c’est qu’Ariane a fait de vraies avancées sur le sujet en amont du tournage. Les mathématiciens qui, dans le futur, voudront démontrer Goldbach pourront voir le film et y trouver des éléments clé.
Ariane a bien entendu rencontré Marguerite Hoffman, alias Ella Rumpf, cette fois bien réelle, autant volontaire que la réalisatrice pour mettre en lumière des mathématiques exigeantes quitte à se confronter aux travaux de médaillés comme Fields Timothy Gowers (1998), Terence Tao (2006) ou James Maynard (2022). La comédienne a été révélée par Grave et on l’a vue notamment dans la série Tokyo Vice.

Ella portait la possibilité de montrer la recherche en maths à une échelle inédite au grand public, de proposer une incarnation nouvelle, et surtout un modèle féminin autant qu'une jeune femme libre qui choisit sa vie dans un univers exclusivement masculin où les participants estiment d’emblée qu’elle n’a pas sa place, qu’elle ne peut pas égaler les hommes.. Elle a intégré l’ENS pendant trois mois au milieu d'autres doctorants Coline, Vadim, Romain, Anthony et Béranger qui n’étaient pas là pour jouer. En la voyant griffonner au stylo-plume ou à la craie des équations on devine qu’elle applique la "Method Acting". J’avais d’ailleurs remarqué sur son visage dès le début du film la présence de tics minuscules mais bien présents, trahissant une certaine anxiété et une pensée en ébullition.

Le premier plan nous fait entrer dans l’Ecole Normale Supérieure, filmée comme un cloitre, et commence avec une interview dans la cafétéria. Il se poursuit sur un échange avec le professeur (Jean-Pierre Darroussin) dont le bureau est celui même d’Ariane, qui servit aussi de loge pour les acteurs. Seule la salle W est restée elle-même, une salle de cours qui sera utilisée pour la présentation du théorème des nombres premiers.

La mise en scène  rend compte du caractère brute et direct de Marguerite. Au début l’ENS est monochrome et silencieuse. Les cadres sont géométriques. Tout est ordonné. Mais quand  l’irrationnel surgit, les images sont plus colorées et la caméra est portée à l’épaule. Les mouvements traduisent l’ébullition qui électrise le cerveau. Il y a même un vrai vent de folie quand les deux jeunes gens repeignent l’appartement de Noa en noir pour y écrire les équations.

Anna Novion a construit un personnage féminin qui, contrairement à ce que suggère le moment où son erreur est révélée et qu’elle quitte l’ENS, ne lâchera rien. Elle est habitée par sa passion, y est totalement engagée, presque jusqu’à frôler la folie, ce qui donne un effet tragi-comique, et capable d’abnégation si nécessaire, qui sont des qualités qu’on retrouve aussi chez Anna Novion. Je ne pourrais pas vivre sans confie la jeune Marguerite.

La jeune femme est en complet décalage avec les gens de son âge, peut-être parce qu’elle évolue dans un domaine hyper intellectuel mais aussi parce qu’être étudiante, et de surcroît brillante, dans une grande école vous coupe un peu de la réalité. Sa rencontre fortuite avec Noa Noa (Sonia Bonny) et Lucas (Julien Frison de la Comédie-française) vont infléchir le cours de sa vie et aussi l’influencer.

Marguerite vit en chaussons et n’a jamais pris soin de son physique. Elle ignore son potentiel de séduction. Noa, inversement, est danseuse et dépensière. Leur rencontre se fonde sur des points communs, la générosité, l’absence de préjugés et la réciprocité. La liberté de parole de Marguerite épate Noa dont la liberté de femme inspire Marguerite dont un des premiers pas de côté sera de faire l’amour à un inconnu dragué dans la rue au cours d’une scène à la fois étonnante et drôlissime. Les codes habituels de séduction. Sont inversés et Marguerite s’y révèle subversive sans en avoir conscience, presque prédatrice.

Elle n’aura pas davantage d’état d’âme à gagner des sommes folles au mah-jong -encore un univers très masculin réclamant des capacités intellectuelles hors normes pour s’y imposer- parce que c’est vital d’avoir l’argent pour payer les dettes de loyer de sa co-locataire, ce qui n’empêche pas ses tics de concentration de réapparaître. Quoiqu’elle fasse, Marguerite reste naturelle et sincère, fidèle à ses valeurs. Mais on constatera que le refus de perdre, au jeu comme dans ses recherches, va la conduire au bord du gouffre, comme si la folie était un corolaire inévitable du génie.

Jean-Paul Darroussin joue dans ce film un rôle ambigu, inhabituel, presque antipathique et contrasté. Il est Laurent Werner, professeur et mentor, un ambitieux frustré qui cherche à prendre sa revanche en profitant des travaux de ses élèves en doctorat, sans manifester jamais le moindre cas de conscience en se justifiant  que « les mathématiques ne doivent souffrir d’aucun sentiment » sans doute parce que ce serait une perte de temps.

Un peu à l’instar de l’adolescente du film dans Les grandes personnes, qui s’émancipe de son père (déjà Jean-Paul Darroussin) le temps des vacances sur une petite île suédoise, Marguerite va s’acharner pour prouver à Werner qu’elle verrait presque comme père protecteur qu’elle mérite sa place, ce qui fait du film un véritable récit d’apprentissage.

Sa confrontation avec Lucas est d’abord conflictuelle, en toute logique puisqu’ils sont en compétition et qu’il cherche la réussite et une certaine forme de gloire. La révélation de son erreur de raisonnement est plus qu’un grain de sable et provoque un tsunami dans la vie de la jeune femme. Mais la passion des mathématiques va les réunir, au moins un moment. Il devra batailler pour la convaincre qu’avoir des sentiments ne risque pas de la fragiliser. Pour Marguerite, le problème, c’est que les sentiments sont par essence irrationnels et qu’elle ne peut pas les maîtriser comme un raisonnement scientifique. Lucas est plus léger, très actif dans la fanfare de l’ENS (qui existe réellement et dont on entend plusieurs morceaux).

Pascal Bideau, le compositeur attitré de la réalisatrice depuis son premier film, aurait pu composer une musique mathématique, cérébrale, un peu à l’instar de la musique sérielle de Phil Glass mais il a fait le choix d’une musique lyrique et romanesque qui traduise la richesse d’âme de Marguerite. En musique additionnelle il a eu la très bonne idée d‘inclure quelques morceaux du répertoire pop et brass band de l’Ernestophone, comme Zizany d’Ulysse Vhabrol et Misirlou. Ils sont interprétés par la véritable fanfare de l’ENS qui intervient autant à l’école que dans la rue. Il a aussi utilisé Paris de l’album Nuit de rêve de Scratch Massive (Daniel Agust, Sebastien Chenut, Maud Geffray), qui est un peu électro.

Je retiens plusieurs répliques qui sont applicables à notre vie de tous les jours : La recherche, ce n’est pas répondre à une question mais s’en poser de nouvelles (…) Parfois, pour résoudre un problème il faut le considérer à l’envers (c’est le même principe qu’on retrouve parfois en proposant de copier un dessin de Picasso en le retournant, ce qui mobilise davantage el cerveau droit).

Reste enfin à espérer qu’à travers Marguerite, le film (qui est dédié à la mère de la réalisatrice) donnera envie aux femmes de se battre pour accomplir leur passion.

Le théorème de Marguerite, un film de Anna Novion
Avec Jean-Paul Darroussin, Ella Rumpf, Clotilde Courau, Julien Frison de la Comédie Française, Sonia Bonny …
Scénario  d’Anna Novion, Mathieu Robin, Marie-Stéphane Imbert et Agnès Feuvre
Image de Jacques Girault
Montage d’Anne Souriau
Musique originale de Pascal Bideau
Décors de Anne-Sophie Delseries
Conseillère mathématiques Ariane Mézard
Festival de Cannes 2023, sélection officielle, séance spéciale
Festival du film de Cabourg 2023, Grand Prix du public
Festival du Film Francophone d'Angoulême, Avant-première
En salles depuis le 1er novembre

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