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jeudi 4 avril 2024

Dans l’atelier de Leonardo Cremonini, exposition, au Pavillon Conti

J'ai visité en avant-première l’exposition "Dans l’atelier de Leonardo Cremonini" qui se tiendra du 5 avril au 29 mai 2024 au Pavillon Comtesse de Caen (27, quai de Conti, 75006 Paris) de l’Institut de France.

L’Académie des beaux-arts a voulu, à travers elle, rendre hommage à l’œuvre graphique de cet artiste majeur de la deuxième moitié du XX° siècle (1925 à Bologne-2010 à Paris),  et membre associé étranger de l’Académie des beaux-arts où il enseigna de 1983 à 1992 la taille douce, la sérigraphie, et l’estampe.

On le connait jusqu’à présent surtout pour ses peintures. En quelque 75 pièces, l’accrochage se propose de rendre compte de la puissance et de l’originalité de son œuvre imprimée qui va être montrée pour la première fois au public, suivant un parti pris chronologique révélateur de la montée en puissance des thématiques et de leur récurrence : la plage et l’été, l’enfance et ses mystères, la dialectique intérieur/extérieur, la sensualité des corps ou encore les surgissements de formes aléatoires dans la nature.

Les oeuvres ont été choisies parmi les presque 200 pièces (gravures, lithographies, sérigraphies, dont 160 éditions originales et une trentaine d’épreuves de fond d’atelier) données par son fils unique, aujourd'hui architecte à Paris et seul héritier, né en 1963 de son union avec Giovanna Madonia, linguiste. Pietro a monté deux corpus rassemblant au moins une épreuve de chacune des estampes réalisées par son père, qu’il a transmis en octobre 2022, d’une part à une institution italienne de Bologne, et d’autre part française, en l’occurrence l’Institut de France, parce que son père avait enseigné aux beaux-arts.

En parallèle de l’exposition, l'école des Beaux-Arts de Paris publie le catalogue raisonné de ses oeuvres gravées, réalisé par Anne-Marie Garcia, par ailleurs commissaire de l’exposition, et qui s’est livrée à un énorme travail de défrichage et de sélection des oeuvres accrochées parmi les "états". Choisir un ordre thématique aurait sclérosé l’ensemble. Elle a préféré suivre la chronologie de manière à faire ressortir le processus, quitte à donner un sentiment de carambolage qui est le reflet de ce qu’il avait dans la tête. En tout cas, l’exposition réservera de multiples surprises à qui songera à aller et venir d’une salle à l’autre. Il ne faut pas hésiter à regarder les oeuvres dans le détail, en s’approchant de manière à tenter d’appréhender sa vision du monde.

Ce fut aussi une gageure de réaliser un catalogue raisonné imposant de décrire la technique, ce qui ne fut possible que grâce à l’appui de trois experts. Mais c’est une rédaction simplifiée qui a été choisie pour les cartels.

Elle a disposé de peu d’archives, composées essentiellement d’un carnet, de quelques agendas et des lettres conservées par deux de ses éditeurs, Il Bisonte de Florence et la fondation Adriano Olivetti de Turin. Par chance, l’artiste a dès le début, daté, signé et justifié chacune des épreuves. Par contre, s’il leur a attribué un titre, il n’a pas toujours reporté celui-ci sur l’œuvre même, préférant les moduler dans le temps. Anne-Marie Garcia a remarqué qu’ils ne sont pas très stables d’un tirage à un autre et que parfois un jeu de mots, entre le français et l’italien, complexifie encore leur attribution.
Il sole negli occhi, (planche 4), lithographie, 19, impression en six couleurs sur vélin, 74,4 x 50 cm

Cremonini a converti en eau-forte et sérigraphie beaucoup de dessins et même de peintures qu’il avait exécutés auparavant, en en modifiant éventuellement le cadrage ou l’échelle. Il pouvait travailler de nombreuses années sur plusieurs tableaux en parallèle.

Ce qui est fabuleux dans cette exposition c’est qu’elle fait comprendre comment il pratique tout à la fois la gravure, la lithographie et la sérigraphie jusqu’au paroxysme, allant jusqu’à superposer les techniques, mélanger les encres, multiplier les couleurs, saturer le papier, découper les cuivres, juxtaposer les plaques pour obtenir du relief, gaufrer, laisser des empreintes digitales (comme sur cette lithographie ci-dessus où la main entière évoque les continents quand on la regarde de loin), ce qui à chaque fois, représentait un nouveau défi pour ses imprimeurs.
Finestre al balcone, Fenêtre au balcon, (planche 2), lithographie, 1968, 
impression en treize couleurs sur vélin, 50 x 74,4 cm
On a très vite les enfants, parfois les yeux bandés, fouillant le thème de colin-maillard cher au graveur qui, s'il ne travaille pas les yeux fermés, oeuvre tout de même à l’envers.
Mosca cieca, Colin-maillard, lithographie, (planche 3), 1968,
impression en neuf couleurs sur vélin, 50 x 74,2 cm

Umberto Eco disait de Cremonini que sa peinture est une fenêtre qui devient théâtre où il raconte, organise des intrigues ambiguës et sous-entend une série de raisonnements [visuels bien sûr] sur le rôle du sujet, du regard, du désir et de la voluptéPour lui, les miroirs servent non pas à se regarder mais à épier ce qu'on ne devrait pas voir. 

En tant que linguiste, la mère de Pietro, a ouvert à Cremonini le monde intellectuel et universitaire. Il sera admiré par ses pairs tels que Francis Bacon et par les plus grands intellectuels de son temps, à l’instar d’Alberto Moravia, Italo Calvino, Umberto Eco, Louis Althusser, Michel Butor ou Régis Debray qui interprèteront son art, puissamment poétique et l’atmosphère métaphysique et mélancolique de sa peinture en clé psychanalytique et philosophique.

Althusser, qui n’a écrit que sur un artiste, lui consacrera un texte. Michel Butor publiera Les parenthèses de l’étéItalo Calvino verra dans ses oeuvres la réminiscence et le souvenir. Quant à Alberto Moravia, il sera sensible au voyeurisme de l’enfance. C’est une chance que ces textes aient été rassemblés par la commissaire pour figurer au catalogue.
(à gauche) Treno di notte, Train de nuit , lithographie, 1971,
impression en couleur sur vélin, 39,4 x 29,4 cm
(à droite) Fuori la notte, Dehors la nuit, Au balcon lithographie, 1969, lithographie, impression en noir et en couleur sur vélin, 65,4 x 747,2 cm
Ces deux oeuvres sont impressionnantes par leur effet de trompe l’œil. Ce n’est qu’en s’approchant qu’on comprend qu’il n’y a pas de relief obtenu par une superposition.
(en haut) La Canicola sulla spiaggia, Canicule à la plage, 1971, eau-forte avec aquatinte,
impression en cinq couleurs en deux plaques assemblées sur vélin, 27 x 42 cm
(en bas) La Canicola sulla spiaggia, Canicule à la plage, 1971, eau-forte avec aquatinte,
impression en couleurs en deux plaques assemblées sur vélin, 27 x 42 cm

Pietro se souvient d’un échange entre son père et un imprimeur. Ce dernier s’apprêtant à jeter le fruit du hasard en l’estimant non reproductible s’entendit opposer par l’artiste le désir impérieux de "quand même essayer". Il conserva tous les tirages qu’il désignera sous le terme générique d’épreuve d’état avant de les signer et de les numéroter. Le hasard est magique, j’essaie de l’accueillir et de lui donner une forme disait celui qui ne hiérarchisait pas les étapes même s’il distinguait un tirage "final".

Il a considérablement multiplié les essais et les tirages, jusqu'à obtenir satisfaction; épuisant ses éditeurs qui perdent patience. On le lit clairement dans la correspondance jointe au catalogue même si l’artiste y fait tout autant preuve de respect pour eux. Il lui est d’ailleurs arrivé aussi de faire des tirages pour sortir l’un d’eux de la ruine.
Mosca cieca, Colin-maillard, Le corridor, lithographie, 1972,
impression en couleur sur vélin, 65,5 x 46,8 cm
Double page de la Bible imprimée en 2008 et composée de 352 pages illustrée de 8 sérigraphies  imprimées en couleur sur vélin. Illustration 4 : Cainavec (à droite) 8 Caino alto la mano contro il fratello Abele e lo uccise, sérigraphie, impression en couleur sur vélin, 42,8 x 56,4 cm

Pour faire cette Bible, il réutilise des oeuvres précédentes. Une grenouille minéralisée revivra la création du monde. Un enlacement amoureux, gratté, rehausssé, deviendra Cain.
Germinazione circoscrittra, Germinations et contraintes, eau-forte et vernis mou avec aquatinte, empreintes digitales, encrage à la poupée, 1972-73,
impression en couleur en deux plaques découpées sur vélin, 32 x 42 cm

Ici on voit nettement ce qu'a apporté la découpe des plaques de cuivre.
Le indiscrezioni, Les indiscrétions, 1973, eau-forte avec aquatinte, gaufrage,
impression en sept couleurs avec roulage en quatre plaques assemblées sur vélin, 34,7 x 99,5 cm
de toute évidence en hommage à son grand ami Bacon tout autant qu'à son maitre, Rembrandt.
La faille, corpo aperto, 1974, sérigraphie, impression en couleur sur papier, 55,9 x 89,8 cm

Plaçons nous à distance et on remarquera une nouvelle fois un grand os barrer la feuille verticalement en son milieu.
Le rideau, les coulisses sans théâtre, 1975, sérigraphie, impression en couleur sur papier, 108 x 84 cm
Il labirinto, 1994-1998, sérigraphie,
impression en dix-huit couleurs sur papier, bois, plexiglass, laque 100,4 x 75,6 x 3 cm

C’est à la fin des années 60, quand son art est à pleine maturité que Cremonini abandonne la peinture et se tourne vers l’estampe alors qu’il a mûri un autre formalisme autour de sujets intimistes. Mais il conserve le même processus créatif partant de coulures (la matière) avant de structurer. On le voit nettement dans cette oeuvre qui est effectuée en trompe l’œil et en relief. C’est la seule qu’il fera en trois dimensions, en assurant lui-même le collage et l’encadrement.
Il labirinto, détail
Il desiderio, la Notte, le Désir, la nuit, 1979, eau-forte avec aquatinte, roulage, encrage à la poupée, impression en quatre couleurs sur vélin, 48 x 62,2 cm

On repère chez lui les thèmes de l’enfance (qui ose le regard indiscret), la puissance de la canicule balnéaire, la sieste et enfin la minéralisation des choses quand on découvre qu’un montant de miroir est un os, probablement de tibia.
En 1985, il est choisi pour réaliser le drappellone, l'étendard remis au vainqueur du Palio de Sienne du mois d'août. L’œuvre est représentée ci-dessous à gauche et c'est le visage de Roberta qu'il a retenu pour représenter celui de la Vierge :  Il Palio di Siena, 1985, Sérigraphie, impression en couleur sur papier, 125,4 x 40,4 cm

(au centre) Sous le rêve du soleil, 1986, eau forte avec aquatinte,
impression en couleur sur vélin 36,7 x 57,1 cm
Sous le rêve du soleil, 1987, eau forte avec aquatinte, impression en couleur sur vélin 36,7 x 57,4 cm
Sous le rêve du soleil, 1987, eau forte sur vélin 37 x 57,5 cm

Sous le rêve du soleil, 1987, eau forte sur vélin 37 x 57,5 cm

C’est en 1970 que l’artiste rencontre Roberta Crocioni, également artiste-peintre, qui sera sa dernière compagne et qui est ici représentée. Pour elle il achète une maison en Toscane en 1972 où ils connaîtront des étés caniculaires. On remarque avec la dernière eau-forte que loin de complexifier le sujet Cremonini l'épure de tirage en tirage au fil des essais.
I nuotatori, 1992, Sérigraphie, impression en couleur sur vélin, 63 x 90,3 cm
Cette sérigraphie a été placée dans la dernière salle parce que partout ailleurs elle captait le regard.  Elle fait face sans l'écraser à Il Palio di Siena

Les corps suspendus, quasiment acéphales, semblent baigner entre deux eaux turquoises, striées des coulures habituelles de son style. Cette oeuvre appartient à une série réalisée pour les Jeux Olympiques de Barcelone, publiée par Olympic Centennial et imprimée en  250 exemplaires.
(à gauche) Sussuri e assortie, Chuchotements et absences, Murmures et absences, 1975,
offset lithographique, impression en couleur sur vergé, 67 x 48,9 cm
(à droite) Canicola alla spiaggia, Canicule à la plage, 1984, Sérigraphie,
impression en couleur sur vélin 38,4 x 50, 5 cm

Cremonini affectionne particulièrement les fauteuils cabine typiques des plages italiennes de son enfance, peut-être parce qu’ils préservent l’identité de leur occupant, même si le peintre choisit de les représenter vides. Il a beaucoup représenté des scènes balnéaires et des atmosphères d'intérieur qui évoquent souvent les vacances, la mer, la chaleur accablante, le farniente mais aussi la vie de couple, le désir et la fin de l'amour. On voit bien au fil de l'exposition ce qui poussa Moravia et Régis Debray à consacrer l'artiste comme le peintre de l’angoisse existentielle.
Alle spalle di uno specchio, Au dos du miroir, 1991, eau forte avec aquatinte, roulage, encrage à la poupée, impression en couleur sur vélin, 38,8 cm x 41,7 cm


Dans l’atelier de Leonardo Cremonini 
Commissaire Anne-Marie Garcia, conservatrice 
Du 5 avril au 29 mai 2024
Au Pavillon Comtesse de Caen - 27, quai de Conti, 75006 Paris
Entrée libre

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