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mardi 9 avril 2024

Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, un premier long métrage très réussi

Vous connaissez la chanson de Juliette Greco à propos de l’amour tendre d’un petit oiseau pour un petit poisson, nous interrogeant sur la manière de vivre une relation amoureuse quand on est deux personnes ne vivant pas dans le même milieu.

La chanteuse ne donnait pas de réponse. Ariane Louis-Seize reprend la métaphore dans le film qu’elle réalise et qu’elle a coécrit avec Christine Doyon et le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne nous laissera pas sur notre faim.

Vampire humaniste cherche suicidaire consentant est un film totalement déroutant. Il combine les codes du film d’horreur, du récit d’apprentissage et de la comédie dramatique comme de la comédie noire avec, pour nous autres français, un bonus puisqu’il est interprété dans une langue que nous comprenons et qui nous est pourtant souvent étrangère, le québécois.

Ce n’est pas si anecdotique de le pointer parce que l’effet de surprise de nombres d’expressions courantes employées outre-Atlantique apporte une note d’exotisme et un décalage qui gomment sensiblement la dimension tragique et renforcent le second degré, un peu à l’instar de Simple comme Sylvain qui a remporté un très grand succès récemment et dont je rappelle qu’il a obtenu cette année le César du meilleur film étranger.
Sasha (Sara Montpetit) est une vampire adolescente qui vit un conflit moral concernant la nécessité de tuer des gens pour se nourrir de leur sang. Sa compassion pour le genre humain empêche ses canines de pousser, ce qui la met en danger. Elle s'alimente grâce à ses parents qui chassent pour elle et lui fournissent des pochettes d’hémoglobine.
Un jour, elle rencontre Paul (Félix-Antoine Bénard), un garçon suicidaire et dépressif, au moment où il s'apprête à se suicider… Lorsque ses canines ont enfin poussé et que ses parents excédés s'en rendent compte, ils l'envoient vivre chez sa cousine, Denise (Noémie O'Farell), peintre portraitiste, qui va tenter de lui apprendre à tuer et se nourrir par elle-même. La jeune fille refuse toujours de sacrifier des vies. Paul est disposé à lui rendre service. Sasha pourrait accepter, mais à condition de l’aider d'abord à réaliser ses dernières volontés, parce qu'elle trouve que c'est vraiment important.
Je ne suis absolument pas fan de films d’horreur, ni même de tout ce qui touche au fantastique. Mais ce film là m’a conquise je suis surprise que, pour son premier long métrage, Ariane Louis-Seize ait si vite pu être aussi précise, sur le plan technique comme scénographique sans parler de la direction d’acteurs qui est parfaite, elle aussi. C’est une réussite qui a été saluée par de nombreux prix et récompenses à des manifestations internationales où il a été projeté en avant-première. J’attends son prochain film avec enthousiasme.

Depuis La peau sauvage, (2016), la réalisatrice avait jusque là tourné des courts métrages qui certes s’étaient démarqués à l’étranger comme en France, sans doute en raison de l'étrangeté de personnages mais qui n'étaient alors qu'en position d'observation. Ici ils restent évidemment étranges, mais avec quelque chose de familier et de poétique qui les rend attachants. L'aspect comique est souvent prédominant ce qui rend l'ensemble tout à fait accessible à un large public.

L'histoire commence presque comme un récit initiatique alors que les codes des films de vampire sont discrètement en place. C'est à peine si on s'étonnera que toutes les scènes se déroulent dans la pénombre ou nuitamment, afin de respecter le code de noirceur typique du genre. Parfois les lampes de chevet clignoteront, apportant une touche surréaliste au récit. Le travail sur les lumières entrepris par Shawn Pavlin, qui reste le directeur photo depuis le premier court métrage, est subtil, instaurant davantage de mélancolie, un peu à la manière de l’expressionnisme allemand plutôt que de l'angoisse. Certaines scènes sont cadrées dans une symétrie parfaite et la caméra est économe de mouvements de manière à vivre dans l'intimité des personnages.

C’est le cinéaste Stéphane Lafleur, connu pour son humour pince-sans-rire qui a monté le film avec finesse.

Le tournage a eu lieu en octobre-décembre 2022 à Montréal et ses environs. Au tout début, la scène d'anniversaire est étrange aussi en ce sens qu'on souhaite au Québec "une bonne fête". Par contre on "fait le parté" pour dire qu'on va à une fête. Le verre de boisson sera appelé "pichet". De la même façon que la tournure des interrogations comme "aimes-tu … ?" est strictement inverse du français qui dira "tu aimes… ?". "Tu sais il est où ?" sera donc équivalent à sais-tu où il est ? On utilisera "en vrai" pour en fait. On demandera "es-tu correct ?" au lieu de "ça va ?". "Prendre sa chance" signifie courir le risque. Il est question de runnings pour désigner les chaussures de sport. On porte un chandail et pas un pull-over (mot d'ailleurs anglais signifiant retirer par dessus la tête). On niaise quand on déconne. "Aucune chance" signifie pas question. On sort "peignée" pour dire coiffée. ll y a une vraie richesse linguistique. Les dialogues sont parfois colorés, toujours mesurés et riches de sens, laissant la place aux silences dès que nécessaire.

Les parents semblent mener une vie "normale" excepté leur mode d'alimentation. La mère se plaint d'une charge mentale lourde à porter, préoccupation tout à fait contemporaine. On verra que les deux mères se révèleront désemparées.

La première scène de dévoration est quasi plus surréaliste qu'angoissante. On retrouve ensuite Sasha lisant un ouvrage philosophique alors que ses parents se gavent de films d'horreur. Elle écoutera le trompettiste québécois Jack Kuba Seguin sur un vinyl (peut-être la Trilogie des odeurs) après avoir posé un gâteau sur le centre du tourne-disque. On remarquera que la musique réveillera des états d'âme chez la jeune fille comme chez le garçon.

La pauvre Sasha est hors normes. La mort stimule sa compassion et pas sa faim. Pourtant elle ne se nourrit que de sang. La psychologue conclut à un état de stress post-traumatique. Finalement Sasha tombera sur un panneau d'information des DSA (Dépressifs Suicidaires Anonymes, dont l'équivalent est en France SOS Amitié). 

Interrogée sur la raison de sa venue dans le groupe de paroles la justification de Sasha est large : je vis une situation délicate qui me force à faire du mal sinon je meurs. Pour Paul, un garçon martyrisé, victime de harcèlement scolaire et professionnel, dans certaines situations la mort pourrait être une option intéressante. Il s'affirme prêt à donner sa vie pour une bonne cause. La réalisatrice interroge avec finesse jusqu'où on pourrait aller par amour. Ne dit-on pas "je donnerais ma vie pour toi" ?

Ces deux là sont faits pour se reconnaitre et s'entendre. Paul a une collection de vinyles d'où il tirera celui qu'il estime idéal pour mourir. Suivra un ersatz de scène d'amour reprenant tous les codes du genre qui est un petit bijou. Allongés sur le lit, ils écoutent Emotions de Brenda Lee, une chanson de 1961 dont les paroles (malheureusement nous n'en avons pas la traduction en sous-titrage) collent parfaitement à la situation :
Émotions, qu'est-ce que tu fais ? 
Emotions, what are you doin'? 

Oh, tu ne sais pas, tu ne sais pas que tu vas être ma ruine ? 
Oh, don't you know, don't you know you'll be my ruin? 

Tu me fais pleurer, pleurer encore 
You've got me crying, crying again 

(…) Émotions, s'il te plaît, libère-moi
Emotions, please set me free.

Sasha n'ose pas passer à l'acte. Paul non plus lorsqu'on lui manque de respect. Et c'est Sasha qui va l'aider à s'entrainer à cela. Au bout du compte elle le vengera et se sauvera du même coup.

La musique tient une place essentielle dans ce film. Sasha avait reçu en cadeau un clavier et on avait compris qu'elle a la musique dans le sang puisqu'elle sait d'emblée en jouer. Lorsqu'elle se produit en extérieur c'est L'hiver de Vivaldi qu'elle fait résonner. Chacun des choix musicaux est judicieux. Pierre-Philippe Côté a placé des airs qui tombent à pic. Mysterious Night de TurchaWoW accompagne très bien la scène de l'hôpital avec la mère de Paul, qui elle aussi vit la nuit, mais comme infirmière. Et qui mieux que Andrés Pajares aurait pu accompagner le générique de fin avec son Drácula "Ye-ye" (2007) ?

Je ne connais pas les comédiens qui sont peut-être célèbres au Québec. En tout cas ils avaient déjà tourné avec la réalisatrice. Par contre Sara Montpetit, qui est parfaite dans ce rôle de jeune fille de 68 ans, venait de gagner l’Iris de la révélation de l’année au gala Québec Cinéma pour Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote, avec une profondeur qui avait décidé Ariane Louis-Seize à lui proposer le rôle de Sasha. Elle possède une étrangeté naturelle, tout comme Félix-Antoine Bénard (Paul) qui l'exploite d'une autre manière. Ce sont deux êtres marginaux par rapport à leur milieu social, qui sont très différents, mais qui partagent les mêmes combats intérieurs. Et pour nous, spectateurs, il y a une dimension supplémentaire avec nos propres effrois face à la mort, même si, encore une fois, je dois souligner que l'accent québécois apporte à nous autres une tonalité humoristique additionnelle.

Quant à la fin, que je ne raconterai pas, elle satisfait notre envie de happy end car le spectateur ressent trop d'empathie pour l'un et l'autre pour accepter une issue tragique. Même le personnage de Denise nous était devenu sympathique, les parents également. On est loin de la caricature de la Famille Adams. Ce film finit par devenir paradoxalement une ode à la vie.

Vampire humaniste cherche suicidaire consentant d'Ariane Louis-Seize
Scénario : Ariane Louis-Seize, Christine Doyon
Avec Sara Montpetit : Sasha, Félix-Antoine Bénard : Paul, Steve Laplante : Aurélien, le père de Sasha,Sophie Cadieux : Georgette, la mère de Sasha, Noémie O'Farrell : Denise, la cousine de Sasha, Marie Brassard : la tante de Sasha, Gabriel-Antoine Roy : JP, Madeleine Péloquin : Sandrine, la mère de Paul, Marc Beaupré : le clown, Patrick Hivon : le prof d'éducation physique, Micheline Bernard : la directrice de l'école, Ariane Castellanos : Claudie (Dépressifs et suicidaires anonymes), et Geneviève Boivin-Roussy, Emma Olivier, Arnaud Vachon, Isabella Villalba, Sylvie Lemay, Lilas-Rose Cantin : jeune Sasha …
Musique : Pierre-Philippe Côté
Direction artistique : Ludovic Dufresne
Costumes : Kelly-Anne Bonieux
Maquillage : Tania Guarnaccia et Coiffure : Jean-Luc Lapierre
Montage : Stéphane Lafleur
Sortie en Italie : 3 septembre 2023 (première mondiale au 80e festival international du film de Venise)
Canada : 10 septembre 2023 (première canadienne au Festival international du film de Toronto (TIFF))
Canada : 13 octobre 2023 (sortie en salle au Québec)
En salle en France depuis le 20 mars 2024

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