J’ai été enchantée par l’exposition Heinz Berggruen, un marchand et sa collection que j’ai vue au Musée de l’Orangerie alors qu’a priori je n’y venais que pour revoir les grands tableaux de Monet consacrés aux Nymphéas et en profiter pour revoir le fonds permanent.
C’est un petit tableau de Klee (1879-1940), un de ses peintres préférés, qui a été choisi pour l’affiche de l’exposition : Paysage en Bleu (Landschaft in Blau), 1917, Aquarelle, crayon, encre sur papier apprêté sur carton, 18,3 x 24,5 cm. Collection particulière, en dépôt au Berggruen Museum.
Le marchand-collectionneur allemand (1914-2007) a constitué un ensemble exceptionnel de ses maîtres du XX° siècle, en travaillant dans la lignée d’un Paul Guillaume, dont le musée conserve la collection, et à laquelle je vais consacrer un article spécifique.
Cette exposition temporaire permet d’explorer le rapport de ce galeriste singulier avec ses artistes et son réseau du marché de l’art de l’après-guerre à Paris. Il serait erroné de parler de "destin tout tracé" pour définir la vie de Heinz Berggruen. Né dans une famille juive à Berlin en 1914, il s’est exilé en Californie à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale. Après des études en France, il a ses premiers contacts avec le monde de l’art à San Francisco. Au lendemain de la guerre, Berggruen préfère retourner sur le vieux continent, d’abord dans son pays natal en tant que journaliste, puis au siège de l’UNESCO à Paris. Lassé, il s’engouffre petit à petit dans le marché de l’art : après une première galerie Place Dauphine, il s’installe définitivement rue de l’Université où il se spécialise notamment dans les arts graphiques des artistes modernes.
Passionné, il noue très rapidement des contacts avec la sphère culturelle parisienne et rencontre autant les artistes à exposer que les poètes, marchands, historiens, critiques et collectionneurs de l’époque. Berggruen se fait une place certaine dans la capitale et fort de son succès, il devient son "meilleur client". En effet, guidé par ses propres goûts et affinités, il constitue une solide collection d’œuvres du XX° siècle autour de ses deux maîtres favoris : Picasso et Klee, dont il mettra en avant l’ensemble quasi exhaustif de leurs oeuvres. Il se focalisera aussi sur les remarquables papiers collés de Matisse et les sculptures filiformes de Giacometti.
Le parcours de l’exposition, entre monographies et focus thématiques, souligne avant tout les goûts particuliers et personnels de Berggruen. Cédé à l’état allemand en 2000, quelques années avant la mort du collectionneur, sa collection trouve un écho particulier avec celle de Paul Guillaume, faisant de lui un acteur majeur du marché de l’art parisien de la deuxième moitié du XX° siècle.
Klee a occupé une place à part dans la collection de Berggruen. Il est tant fasciné par cet artiste qu'il le surnomme "le magicien". Ses paysages abstraits sont des fenêtres sur le monde intérieur du peintre. C'est particulièrement sensible avec Lieu dans le Nord, aquarelle, gouache et encre sur papier apprêté sur carton (1923) où l'aquarelle permet une extraordinaire harmonie des couleurs et des effets de contraste et de résonance.
Architecture de la plaine, aquarelle et crayon sur carton (1923) montre les réflexions de l'artiste autour de l'abstraction, des formes et des couleurs. Toutefois, la grille est tracée à main levée, et sous ce manque de précision combiné au jeu de transparence de l'aquarelle peut transparaitre sans doute une critique des théories rigoureuses du néerlandais Piet Mondrian.
Klee travaille toujours ses visages sous le prisme de l'étude de la condition humaine, entre exercice formel et auto-caricature. Les traits et les formes simples, l'unité de couleur et les mots allemands abrégés reprennent le titre malicieux de l'oeuvre, Maigres mots de l'homme économe, transfert de peinture à l'huile et aquarelle sur papier monté sur carton (1924) L'artiste "doit regarder à l'intérieur" quand il dépeint une personne : ici probablement lui-même, souvent décrit comme silencieux par ses collègues et élèves. Il fait en effet régulièrement "l'éloge de l'économie, autant dans l'art que dans le quotidien".
Autre peintre essentiel pour Berggruen, Henri Matisse (1869-1954) qui fut d'abord assimilé au mouvement fauve avant de se concentrer sur un style plus personnel qui ne cessera d'évoluer jusqu'à sa mort et ses expérimentations picturales n'ont pas fini d'inspirer les artistes.
Au début des années 1950 Heinz Berggruen acheta à Matisse un ensemble de dessins. Se noue alors une étroite collaboration entre le galerie débutant et l'artiste reconnu. Plusieurs expositions sont organisées, pour lesquelles Matisse conçoit affiches et couvertures de catalogues, au moyen de papiers découpés. En 1953, Berggruen présente une exposition de Matisse exclusivement dédiée à cette technique. Il contribue ainsi à la reconnaissance de cette production, une invention de l'artiste sans précédent dans l'histoire de l'art. De cette période le musée Berggruen conserve le Nu bleu, Sauteuse de corde (1952). Avec cette figure découpée dan sud papier gouaché, Matisse cherche, au moyen des ciseaux, à rendre sensible la dynamique du corps en mouvement. et pourtant, quand on y regarde de près on remarque que les superpositions sont loin d’être parfaites, à l’instar d’un coup de pinceau.
Ci-dessous, gouache découpée sur papier à dessin pour la Maquette d'affiche de l'exposition Matisse de la galerie Berggruen, Paris, 1953 (en 1952) ou même le texte est en papier découpé.
C’est parce qu’il était affaibli par une lourde opération, que Matisse a développé sa technique des gouaches découpées depuis quelques années. Berggruen lui achète des dessins à l'encre avant de lui proposer une exposition dédiée à ses papiers découpés. Pour le collectionneur, "les papiers découpés, qui se meuvent à la limite de l'abstraction, ont quelque choses de magique qu'il est difficile à définir". L'artiste accepte et prête ses oeuvres mais conçoit aussi l'affiche et la couverture du catalogue.
Pour cette gouache découpée sur bois (1947) intitulée Eléments végétaux, le peintre a d'abord peint des morceaux de papier dans lesquels il a découpé des formes végétales avant de les coller sur la toile. Cela revient à tailler directement dans la couleur, et à faire la synthèse entre le trait, le dessin et la couleur. Les éléments sont simplement posés sur un fond, sans aucune indication d'espace. Et pourtant cette sensation est créée par la confrontation des couleurs.
Le commissaire de l’exposition a eu la bonne idée d’accrocher côte à côte Intérieur à Etretat, huile sur toile sur bois d'Henri Matisse peinte en 1920 Nature morte devant une fenêtre à Saint-Raphaël, gouache et crayon sur papier de Pablo Picasso (1919) pour confronter deux visions de l'intérieur et de l'extérieur.
Matisse plante le décor, près de la jeune femme qui dort : la commode à tiroirs, le porte-manteau, la fenêtre ouverte sur la mer et les bateaux, comme s'il créait un tableau dans le tableau. Picasso (1881-1973) réalise aussi un intérieur et une fenêtre ouverte sur la mer. La composition et la touche diffèrent de l’autre tableau mais on y retrouve la table, la guitare et la partition de musique.
Peinte au bord de la Méditerranée, destination de prédilection des artistes en France, la petite oeuvre de Picasso ouvre un nouveau tournant dans sa carrière. Achetée en 1979 à la succession du marchand Paul Rosenberg, ce "tableau heureux" selon Berggruen montre en effet la transition entre un cubisme tardif et un retour aux formes classicismes, tout en utilisant un langage visuel proche de l'oeuvre de Matisse, que Picasso appréciait.
De nombreux portraits des compagnes du peintre sont exposés. Certains sont très connus. D’autres moins, comme cette Dora Mara aux ongles verts, huile sur toile de Picasso (1936).
Avant de quitter cet espace on remarque un pan de mur qui correspond à l’enceinte "des fossés jaunes" érigés à partir de 1566 pour protéger le palais des Tuileries, dont la découverte a été faite pendant les travaux de rénovation de l’Orangerie et qui en ont retardé la réouverture.
Juste au-dessus, et ce sera la dernière oeuvre, pend le Plâtre original d'un lustre créé par Alberto Giacometti (1901-1966) en 1949-50, conservé au Centre Pompidou-Musée d'art Moderne/Centre de création industrielle.
Il avait été inclus en 1949 dans la vente à Berggruen d’un nouvel espace situé rue de l'Université, cédé par l'éditeur Louis Broder, ami des frères Giacometti. Il trônera dans la galerie jusqu'au départ de Berggruen au début des années 1980. Le marchand en fit don au Centre Pompidou en 1984 mais en garda une version en bronze à son domicile en Suisse.
Heinz Berggruen, un marchand et sa collection - Picasso – Klee – Matisse – Giacometti. Chefs-d’œuvre du Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin
Du 02 octobre 2024 au 27 janvier 2025
Musée de l’Orangerie
Jardins des Tuileries - 75001 Paris
Ouvert tous les jours de 9 heures à 18 heures, sauf le mardi (jour de fermeture)
Nocturne le vendredi jusque 21 heures
Gratuit le premier dimanche du mois
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