Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 29 septembre 2023

Réussir une Tatin Express

Comment faire si on n'a pas de caramel (surtout si on n'a pas de gazinière mais juste des moules qui ne peuvent pas chauffer sur une plaque à induction) et si les pommes dont on dispose sont très abimées ?

Pour pallier le premier souci et gagner du temps j'ai recours au caramel liquide, ce qui ne change pas le goût du dessert.

J'en verse de larges trainées dans le fond d'un moule à bords hauts.

Si le mien est métallique cette technique autorise à prendre un récipient en céramique.

Pour ce qui est des pommes, je les laisse en gros morceaux. Elles peuvent être croquantes, plus ou moins acides et plus ou moins sucrées. Si les morceaux sont disposés sur le caramel en les alternant aucune des différentes saveurs ou textures ne prendra le dessus.
Je saupoudre de cannelle pour là encore lier les goûts. Puis je place la pâte en rentrant les bords et je trace des coupures pour permettre à la vapeur de s'échapper.
Après 40 minutes à 180° on peut renverser la tarte sur un plat creux, et se régaler sans attendre.

jeudi 28 septembre 2023

Des diables et des saints de Jean-Baptiste Andrea

Scénariste et réalisateur, Jean-Baptiste Andrea a rencontré un grand succès avec son premier roman Ma Reine, qui a reçu douze prix littéraires, dont le Femina des lycéens, puis avec son deuxième roman Cent millions d'années et un jour (toujours chez L’Iconoclaste). Il me restait à découvrir Des diables et des saints avant d’enchaîner sur Veiller sur elle (qui est déjà un immense succès de librairie) parce que je préfère largement lire dans leur ordre de publication les romans des auteurs que j’aime.

Le destin veille au grain. Agnès Ledig faisait une allusion élogieuse à ce livre dans Sous l’écorce alors qu’il était depuis un moment dans ma PAL Je reconnais que sa remarque accéléra son ascension. Il est monté en haut de la pile.

Elle n’avait pas précisé quel passage précis l’avait émue aux larmes. Était-ce celui-ci que je trouve bouleversant : Ces quatre là passaient leur vie à se regarder pour ne pas tomber, comme on se retourne pour s’assurer que papa n’a pas lâché le vélo sans rien nous dire, après avoir enlevé les petites roues et juré qu’il nous tenait (p. 159).

Les quatre en question sont des orphelins bouclés dans un établissement religieux lugubre où les adultes sont maltraitants. Leur seule fenêtre ouverte sur l'extérieur est a voix de Marie-Ange qui animait Carrefour de nuit, sur Sud radio, unique station que le poste bricolé par l'un d'eux pouvait capte clandestinement. Combien d'entre nous ont "tenu" grâce aux émissions de nuit ? Il n’y a rien d’autobiographique là-dedans mais ce n’est pas une consolation car l’histoire est bel et bien malgré tout réelle. C’est celle de Gérard, un lecteur rencontré dans un salon et à qui le livre est dédié à la toute fin, alors que la page traditionnellement dévolue à une dédicace comporte quelques lignes d'une partition musicale.

Peut-on se remettre des traumatismes de l’enfance ? Une passion artistique est-elle salvatrice ou enfermante ? A quoi peut-on croire quand on vit l’enfer sur terre ?

Jean-Baptiste Andrea fouille ces questionnements en créant une fiction à partir des bribes que son témoin lui a confié. Le roman est haletant, ponctué de scènes très fortes et faisant parfois craindre le pire. Dans la mesure où le passé nous est conté en flash-backs on peut penser que tout ne s'est pas mal terminé. L'allusion au tableau de Van Gogh accroché au-dessus de l'instrument de son si sévère professeur de piano serait-il de bonne augure ? Du bleu, du jaune, du vert. La nuit étoilée de Van Gogh (p.124).
Pourtant, savoir que Joe joue désormais dans les halls de gare, sur des pianos publics, en attendant quelqu'un qui ne descend pas encore aujourd'hui du dernier train, diffuse une forte mélancolie qui, malgré une très belle écriture, rend la lecture plutôt amère. Comme le fut sans nul doute la vie du confident de l'auteur.

Le passage concernant l’art de la muleta (p. 278) est de toute beauté même si on exècre la tauromachie. Son rêve d’enfant n’était pas de devenir toréador mais poète et il glisse quelques vers à l'intérieur du roman : Ils étaient durs, ils étaient drôles, ils étaient sans victoires.
Mes amis.
Les soirs de tristesse, les soirs de vin aigre, je pense encore à eux (p. 95).

C'est sous la cape du poète qu'il s'adresse à nous avec un lyrisme contenu, comme par exemple lorsqu'il nous apprend que les enfants ont inventé un jeu pour le plaisirun concours de tristesse (p. 159). Et bien entendu c’est le plus malheureux qui gagne. Quand ils signent un pacte, leur serment (p. 338), c’est chacun pour soi. Nous verrons bien s'ils le tiendront jusqu'au bout.

J'ai appris en le lisant que le titre de la Sonate au clair de lune de Beethoven ne portait pas un titre original. Clair de lune est un surnom ajouté à la pièce ultérieurement trente ans plus tard par un crétin (…) Beethoven avait déjà perdu une bonne partie de son ouïe. L’adagio de la N°14 n’est pas une promenande au clair de lune. C’est une marche funèbre. Une déploration. Ce qu’on entend, c’est un génie qui devient sourd (p. 98).

Peut-être parce que Jean-Baptiste Andrea a raison à propos de Dieu, qui à l’instar du musicien, serait sourd comme un pot (p. 104). Et j'ajouterai qu'il est également aveugle.

Des diables et des saints de Jean-Baptiste Andrea, L’Iconoclaste, en librairie le 14 janvier 2021
Grand Prix RTL Lire et Prix Étonnants Voyageurs

mercredi 27 septembre 2023

Je lacto-fermente et je conserve

Forte de ma lancée sur la récupération de légumes bons à jeter je me suis livrée à quelques expériences de conservation.

C'est ainsi que j'ai cuit des betteraves rouges au four sous une couche de gros sel. C'est plutôt intéressant.

J'en ai facto-fermenté d'autres. Mois convaincant mais tout à fait honorable.
En tout cas quand on regarde la photo des légumes avant leur transformation on se dit que c'était pas gagné.
J'ai entrepris la même manoeuvre avec du chou, des carottes, des radis, des concombres (en lamelles).
Evidemment il faut doser sel et eau, varier les aromates et surtout surveiller la fermentation en dévissant à peine le couvercle chaque jour pendant la première semaine.
Je ne vous explique rien. Marie-Claire Frederic, de Ni cru ni cuit est beaucoup plus spécialiste et vous trouverez les meilleures astuces et recettes sur son blog.
Je ne vais pas recopier … ce serait plagiat. Par contre je montre en photos ce que cela peut donner.
C'est assez joli à contempler mais vite envahissant.
Je n'ai pas pu résister à faire des concombres Malossol, toujours selon le procédé de Marie-Claire Frederic. Verdict dans trois-quatre semaines.
Quelqu'un a-t-il tenté de faire une infusion de pluches d'ail ? J'ai renoncé à boire la mixture … mais j'ai facto-fermenté les gousses. A voir …
Et petit conseil en passant, pour ne pas perdre d'ail lorsque vous achetez 4 ou 5 têtes (trop souvent elles sèchent ou moisissent), épluchez la totalité et conservez les gousses dans un pot en verre au réfrigérateur. C'est de plus très pratique car vous en aurez sous la main sans devoir éplucher.

mardi 26 septembre 2023

Tsunami de Marc Dugain chez Albin Michel

J’avais beaucoup entendu parler positivement de Tsunami de Marc Dugain que je n’avais pas pris le temps d’ouvrir au moment de sa sortie en librairie.

Je me suis rattrapée et … je ne suis pas si convaincue que cela. Peut-être l’aurais-je été davantage il y a quatre ou cinq ans. Mais voilà, les affaires politiques deviennent lassantes, faute de proposer des solutions innovantes. Tant qu’à faire de lire une dystopie j’aurais aimé y trouver un peu d’espoir même si -j’en conviens- c’est pure utopie de ma part.

Le parti pris de l’auteur de nous immerger dans la tête du président de la république (très inspiré de celui qui est aujourd’hui aux commandes) est intéressant, stylistiquement parlant. La France qui nous est décrite est cependant sans surprise de plus en plus agitée.

Cette lecture sera fascinante pour qui ne connait rien à la politique et aux affaires administratives. Pour moi qui ai travaillé en cabinet ministériel (j’étais chanceuse, c’était avant l’emprise des réseaux sociaux) et dans plusieurs institutions il n’y a rien de bien nouveau. On sait tous, et depuis longtemps combien l’adrénaline du pouvoir et la sensation de défier le pire (p. 188) est un carburant explosif.

Scandales passés ou à venir, compromissions, alliances, jeux de pouvoir, amours furtifs … tout cela a toujours existé. J’espérais la révélation de vrais secrets élyséens, comme le livre en faisait la promesse.

Il n’empêche qu’on ne pourra pas dire que personne ne nous aura prévenus. D’ici 2050 le modèle autoritaire (chinois) va faire table rase de la démocratie qui s’est transformée progressivement en médiocratie. (…) La montée des droites extrêmes le montre. (…). Le modèle chinois c’est l’avènement d’un Homo economicus satisfait par le modèle économique et qui échange le mirage de la liberté d’expression contre la prospérité assurée par le parti. Dans notre modèle ultra libéral ce n’est pas vous qui commandez, ni le peuple, ce sont les grandes multinationales qui méprisent l’Etat (p. 166).

L’auteur a sans doute raison quand il écrit que, pour nos dirigeants, il n’est pas question de remettre en cause la croissance comme modèle mais plutôt de la favoriser sans trop abîmer, si c’est possible, l’environnement (p. 114).

Il a sans doute autant raison quand il évoque le tout numérique et les relations contradictoires avec les GAFA. Mais quand il aborde la cause animale je ne peux m’empêcher de penser que c’est peut-être parce que c’est un thème à la mode en citant les écologistes qui se préoccupent du sort des animaux considèrent que les courses de chevaux relèvent de la maltraitante animale provoquée par des malfaisants qui les exploitent à des fins lucratives. Ils organisent des cycles funestes de poulains précipités dans la compétition avant de finir, trois ans plus tard, l’estomac brulé par l’avoine, et les tendons meurtris, sous le couteau du boucher (p. 186).

Il enfonce d’ailleurs le clou un peu plus loin avec humour et une pertinence acide : Comment avoir de la considération pour des hommes qui, pour chasser, mettent autant d’argent dans des tenues de camouflage sur lesquelles ils enfilent des gilets fluorescents ? (p.187).

Ses propos sur la Russie donnent le frisson : La Russie, contrairement aux Etats-Unis ne pratique pas le soft power, c’est à dire un modèle culturel attrayant. Ce qui est attirant pour certains Français c’est que la Russie vénère « la loi du plus fort » et la loi du talion, qu’elle ne fait pas de cadeaux aux islamistes et qu’elle serait comme le dernier bastion de la chrétienté contre les musulmans. Du côté russe, tout ce qui peut affaiblir la France, vue comme le maillon faible, c’est un pas vers la désagrégation de l’Europe. Ils font ce qu’ils savent faire de mieux, la corruption et la manipulation, qui est une de leurs spécialités sur Internet (p. 189).

On doit aussi lui savoir gré d’insister sur les conséquences de l’addiction des enfants aux écrans; il a raison de les qualifier d’alarmantes. C’est un facteur de dégénérescence de leurs aptitudes visuelles. En clair, nous fabriquons des myopes qui vont tranquillement devenir des aveugles. C’est un problème sanitaire majeur qui s’ajoute à l’obésité des enfants qui passent leur temps à manger devant des écrans sans faire de sport (moi pas). Qui dit obésité dit diabète. Et on sait à quel point il rend fragile devant certains virus. S’y ajoutent des problèmes neurologiques. On remarque de plus en plus de dyspraxies, et évidemment parce que l’industrie fait tout pour, on constate des phénomènes d’addiction semblable aux drogues (p. 195).

Rien de nouveau dans ces révélations mais elles ne sont pas inutiles pour sensibiliser davantage les consciences. Alors alarmons-nous de ces vrais problèmes sans se satisfaire qu’il s’agirait de fiction au motif que ce livre en est une.

Tsunami de Marc Dugain chez Albin Michel, en librairie 3 avril 2023

lundi 25 septembre 2023

Un dîner comme à Veracruz

Si je connais assez bien plusieurs états mexicains je ne suis jamais allée à Veracruz. Je ne pouvais donc que me réjouir à la perspective d’en découvrir les plats les plus traditionnels revisités par un chef mexicain aussi talentueux que Arodi Orea, venu de Veracruz pour présenter un menu "Totonaque"  inspiré des traditions de la région dont il est une référence en terme de gastronomie.

Outre la joie et l’honneur d’être invitée à la table de Madame Blanca Jiméner Cisneras, Ambassadrice du Mexique, j’allais avoir le privilège de goûter des plats réalisés avec des ingrédients qui ne sont pas encore commercialisés en France. J’espère qu’on pourra bientôt en disposer, du moins en région parisienne parce qu’ils le méritent amplement, notamment la vanille de Papantla et le café de Coatepec, mais aussi deux types de molé, qui sont des sauces complexes et savoureuses, très prisées au Mexique.

La soirée était placée sous le Haut Patronage de l'Ambassade du Mexique en France, le Gouvernement de l'Etat de Veracruz et à l’initiative de Ximena Velasco, directrice du Festival Qué Gusto! … originaire de cet Etat. C’est à un véritable voyage que ces trois entités nous ont conviés aujourd’hui à la résidence de l'Ambassade du Mexique.
Si vous n'avez jamais visité le Mexique, vous serez surpris par ces guirlandes de "papel picado" rectangulaires ajourées de trous formant un dessin figuratif, tendues dans le hall d'entrée de l'ambassade, les salons et même au-dessus des tables. Pour ceux qui en ont l'habitude, les voir procure  immédiatement le sentiment de se sentir "comme à la maison". Il serait inimaginable d'envisager la célébration de la fête des morts, de Noël, et même de cérémonies familiales comme des anniversaires, des baptêmes et les traditionnelles fêtes des 15 ans sans en avoir accroché une ribambelle.

Leur origine remonte à l'époque préhispanique, alors que le papier européen n'existait pas encore au Mexique où l'on faisait du papier d'amati. Le village de San Salvador Huixcolotla, dans l'État de Puebla, qui est célèbre pour ses ateliers de production de papel picado que l'on trouve dans toutes les couleurs, preuve ultime que le Mexique est bien le pays des couleurs. Et il me semble que la vaisselle très colorée, ornée de motifs floraux est elle aussi caractéristique de Puebla.
Je suis sensible à un autre détail, la manière dont les chaises sont recouvertes de tissu attaché par un gros noeud derrière leur dossier. Le menu détaillé posé sur chaque assiette est impressionnant. Savoir qu'il a été élaboré en référence à la civilisation Totonaque, bien antérieure à l'arrivée des ibériques est plutôt émouvante car nous allons vivre des expériences culinaires anciennes.

En haut à gauche du menu, on peut apercevoir un verre de Margarita, le cocktail iconique mexicain, composé de tequila, citron vert, et triple sec (Cointreau) et qui peut être servi avec un rebord salé pour rehausser la saveur aigre-douce. Il doit son nom à une Américaine, Margaret Sames, qui le servait régulièrement à ses convives dans sa grande maison d'Acapulco, dans les années 50.
Commençons par un Chile jalapeño frío en escabeche y puré de plátano macho (Piment jalapeño en escabèche & purée de banane plantain) :
La ville de Xalapa est le berceau du piment jalapeño. Arodo Orea, qui est né dans cette ville connait parfaitement les secrets de l’un de ses plats le plus représentatifs qui est le piment jalapeño froid. On le farcit avec de la viande de boeuf hachée et des fruits secs, avant de le recouvrir d’une escabèche élaborée avec du vinaigre de banane de Casa Stivalet, élaboré à San Rafael, une petite ville qui se trouve sur les côtes centrales de Veracruz, où les traditions des familles françaises arrivées en 1833 sont toujours présentes. A l'époque, il n'y avait pas de pommiers et il avait fallu trouver un autre fruit pour faire du vinaigre.
La particularité du jalapeño est de ne pas avoir une puissance constante d'un fruit à l'autre. J'ai vu des assiettes s'échanger pour adapter la force du plat au palais de certains convives. Le mien était juste parfait et m'a rappelé le fameux Chili en nogada, célèbre à Puebla et que j'aime tant.

dimanche 24 septembre 2023

À pied d’œuvre de Franck Courtès

Vingt ans après Autorisation de pratiquer la course à pied, Franck Courtès publie À pied d’œuvre, présenté par Gallimard comme "l’histoire vraie d’un photographe à succès, prêt à payer sa liberté au prix fort, en abandonnant tout pour se consacrer à l’écriture. Il découvre la pauvreté qu’il raconte dans un récit radical où se mêlent lucidité et autodérision".

Il a fallu que je la voie en gros plan pour la comprendre, cette photo de laveur de vitres qui illustre la couverture. Pourtant les références à ce travail sont récurrentes dans le livre. A celui là et à beaucoup d’autres … de ces "petits" boulots vers lesquels il se tourne parce qu’il faut bien trouver le moyen de gagner sa vie sans trop bloquer son emploi du temps et permettre de continuer à écrire.

Franck Courtès a longtemps très bien gagné sa vie comme photographe mais il a voulu faire un autre choix professionnel, très radical car il aurait pu, comme beaucoup d’écrivains cumuler son ancien emploi et écrire à temps perdu. Seulement voilà, il ne supportait plus l’artificialité de sa condition, ce qui est tout à son honneur et le virage s’est accompagné d’un changement radical de mode de vie.

Il aurait aussi pu se satisfaire de solliciter le RSA, dont la création est imputable pour partie à son père. Quelle ironie du sort ! Franck Courtès a tenu à vivre en homme libre … sans se douter qu’il allait être un otage du système libéral.

Il est vrai que les revirements de situation économique sont courants. J’ai ressenti son émotion à l'évocation de sa grand-mère devenue experte en soupe d'orties et salade de pissenlits à une époque où renoncer à l'argent condamnait à la vie pastorale (p. 102). J’ai pensé à mes arrières grands-parents, ruinés par les emprunts russes (et c’est encore plus triste aujourd’hui) contraints à imaginer comment consommer les poireaux de leur jardin sans se lasser de ce légume qui les sauvait de la famine.

Il n’est pas non plus le premier à raconter pareil bouleversement. J'écrivais en 2009 à propos de Bella Ciao dans lequel Eric Holder (qui -est-ce un hasard- a écrit la préface d’Autorisation de pratiquer la course à pied) fictionne ses expériences de vendangeur : La rédemption par le travail n'est pas un thème nouveau mais il a une façon bien à lui de livrer le combat, en n'ayant pas peur de s'abimer des mains qui lui servent aussi pour son travail d'écrivain.

Je pourrais presque dire la même chose de Franck Courtès. Sauf que ce travail qu'il nous décrit n'offre aucune rédemption. Vu avec un peu de hauteur on dirait que l'homme est dans le slow, la décroissance, mais c'est un leurre. Il esquinte ses mains, qui sont son second outil de travail, à tel point que paradoxalement il ne peut parfois plus s'en servir. Il lui casse le dos. Il l'use prématurément.

Dix ans après Holder, Joseph Ponthus publiait un livre choc, son premier, et unique, roman, À la ligne parce qu'il était aussi le reflet d'une société en mutation. Cet ouvrage était riche sur le plan littéraire (il fut d’ailleurs plusieurs fois primé). Il était également très touchant sur le plan émotionnel. Ce que Joseph Ponthus nous confiait de ses aléas professionnels était parfois terrible. Le monde du travail peut être sans pitié mais dans A pied d'oeuvre le niveau prend une profondeur abyssale. D’abord parce qu’il n’y a aucune humanité. Pas de patrons à qui se confronter. Tout est régi quasi anonymement par ce qu’on désigne sous le terme de Plateforme. Ensuite parce que la compensation affective est totalement absente (au moins Joseph se sacrifiait pour se rapprocher de la femme qu'il aimait), ce qui rend la situation plus terrible encore pour Franck qui subit la solitude et le mépris de ses enfants qui n’ouvriraient pas un de ses livres.

Ce roman devrait être "interdit au moins de 15 ans" parce que ce qu'il nous raconte de notre société est souvent insoutenable. Je ne fais pas d'achat en ligne et je ne pourrais pas m’y résoudre sans me sentir coupable depuis que j'ai vu le film de Ken Loach, Sorry we missed you. Je ne commande jamais de repas qui me seraient livrés par des sans-papiers qui se jettent comme une nuée de moineaux sur ces miettes de travail en y perdant le jus de leur enfance (p 148).

Comme il a raison de le souligner : Le libéralisme ne rend pas libre !

Quand je lis ce mot, plateforme, mon cerveau associe l’expression plate couture, comme dans se faire battre … A la Plateforme, à la moindre baisse de régime, on te remplace, il y a la queue dehors (p. 84). 

La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d'une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence dont on n'exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même (p. 158). L’auteur a diablement raison de souligner que ce type de "structure" menace l'entreprise traditionnelle et avec elle ce que le contrat de travail procure de protection aux travailleurs. (…) Aujourd'hui le Smicard avec CDI fait presque figure de privilégié. L'algorithme a remplacé le cadre (…) et transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent.

Franck n'a pas songé à la retraite. Il a été rejeté par son ex-femme et ses enfants. Cet homme autrefois adulé a très peu d’amis. Il n’est pas pour autant aigri mais on le devine souvent avec des pensées suicidaires. Le tableau qu’il dresse de sa vie s’inscrit dans un contexte général qu’il analyse finement et qui nous concerne tous. Ce qui est également très fort c’est que quoiqu’il arrive il conserve sa capacité de jugement. Y compris sur les conséquences de l’urbanisme à outrance. La grande banlieue est, on l'oublie quand on vit en ville, une zone en partie rurale, très éloignée cependant de l'image champêtre que l'on aime se faire des campagnes françaises (p. 63).

Comme en témoignent les autres chroniques que j'ai faites de ses précédents romans (ou nouvelles), j'aime beaucoup ce qu'il fait mais avec ce dernier livre Franck Courtès frappe fort, très fort. Je lui souhaite bien sincèrement qu'il fasse son beurre en publiant À pied d’œuvre dont les ventes feront décoller son statut et rendront vraie ces paroles d'un optimisme insensé : Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit.

Terrifié à l'idée d'être découvert par un véritable taxi alors qu’il se perd en banlieue il réalise le dérisoire de son taux horaire (p. 62). Comme on est loin des combines juteuses mises en avant dans le film Une année difficile.

À pied d’œuvre est un livre majeur comme le fut A la ligne. Cette lecture est un choc même s’il révèle sur notre société et le monde du travail des dérives que j’avais sous le nez … comme vous sans doute.

À pied d’œuvre de Franck Courtès, Collection Blanche, Gallimard, en librairie depuis le 24 août 2023

samedi 23 septembre 2023

Le règne animal de Thomas Cailley

Quelle chance que Le règne animal ait été programmé en avant-première dans le cadre du festival Paysages de cinéastes ! Ce film atypique est un bijou vers lequel je ne me serais peut-être pas tournée spontanément. Ne faites surtout pas comme moi. N’attendez pas pour le découvrir sur grand écran (je doute que la magie opérera autant en version DVD mais ce sera mieux que rien).

On m’avait promis le choc absolu. C’était pile ce qui pouvait me convenir pour me distraire de soucis que je ne parvenais pas à mettre à distance. Hélas, la bande-annonce ne m’avait pas du tout convaincue. Je ne suis pas fan de Romain Duris (dont je reconnais qu’il est un grand acteur et qui, d’ailleurs, ne m’a jamais déçue au cinéma). Voilà pourquoi je n’aurais pas estimé que ce film devait figurer dans mes priorités du moment. Quelle erreur !

Je vais, contrairement à mon habitude, en dire le moins possible pour vous laisser savourer chaque plan sans que vous vous attendiez à quelque chose de particulier. Pas facile pour un scénario de plus de 2 heures …

Le film commence par la main d’un enfant plongeant dans l’épaisse fourrure de son chien qui, on le remarquera plus tard, a curieusement un prénom d’homme. Et tout cela est signifiant, croyez-moi. La deuxième scène est purement incroyable. On s’exclame à la fin Quelle époque !? en même temps que les personnages, en se demandant en quelle année nous sommes et où.

Que vous dire de plus sans nuire à l’effet de surprise si ce n’est que le spectateur est vite mis au parfum et peut-être aussi que le réalisateur est marqué par le survivalisme, et cela depuis son premier film.

On comprendra que la mère de l’adolescent (formidable Paul Kircher) est malade et hospitalisée dans un lieu clos. Quelques indices sont perceptibles mais nous la verrons principalement de dos, ce qui ménage le suspens, à moins que nous ayons réussi à comprendre ce qui se trame en surprenant son regard un bref instant.

Désobéir (au système) c’est ça le courage aujourd’hui, sermonne le père (Romain Duris) qui enchaine les formules comme il le fait de ses cigarettes. Je me suis demandé si c’était un besoin vital de l’acteur ou une idée du réalisateur que de le filmer toujours en train de fumer.

Les voilà partis sur la route pour rejoindre le sud, où la mère a été transférée. Comme dans A la ligne de Joseph Ponthus, ce déplacement s’accompagne d’un changement de vie et de statut professionnel pour l’homme, prêt à toutes les concessions pour suivre sa femme. Le fils, Émile (et on ne peut s’empêcher de penser à Jean-Jacques Rousseau) se fait tirer par la main et on voit bien qu’il lui est difficile de s’intégrer parmi les autres collégiens alors que l’année scolaire est très avancée. Mais est-ce la seule raison ?

La nature est omniprésente et magnifiquement filmée. Le Parc naturel des Landes de Gascogne est d’une beauté étonnante, avec des évocations tropicales, et souvent émouvante à tirer les larmes. On est clairement dans la science-fiction, un genre que je n’affectionne pas vraiment et qui me fait toujours craindre de cauchemarder les nuits suivantes. Et pourtant, malgré la dureté de certains plans, ce ne fut pas le cas. Cependant je peux juste dire que je ne verrai plus jamais une plume de geai sans frémir.

La bande-son est judicieusement choisie. Y aurait-il une chanson plus pertinente que Elle est d’ailleurs que Pierre Bachelet a écrite en 1980 ? Et l’usage fréquent d’une musique entraînante apporte un contre-pied salutaire aux scènes qui ont de quoi effrayer.

Thomas Galley parvient à insuffler de l’humour et surtout beaucoup d’amour dans sa démonstration de la nécessité d’apprendre à vivre ensemble, laquelle ne peut pas se réduire à une volonté politique. Il offre à la gendarme (Adèle Exarchopoulos) un rôle dans lequel s’épanouit toute une gamme d’empathie. A la toute fin j’ai pensé que c’était peut-être « juste » un film démontrant la nécessité de la tolérance et de l’acceptation de l’altérité avec pour conclusion la promesse d’accorder la liberté à ceux qu’on aime.

Il y a tant de paroles vraies et justes qu’il faudrait avoir la capacité de toutes les mémoriser. Je n’ai avais pas songé jusqu’à présent mais il est vrai que Manger, c’est comme parler, ça définit comment t’existe au monde.

Le film commençait par la citation de René Char : Celui qui vient au monde pour en rien troubler ne mérite ni égards ni patience. Une chose est sûre, ce n’est pas le cas du Règne animal qui rend sa noblesse au film fantastique français tout en nous bouleversant. Il est entré dans conteste dans les films cultes, Je n’ai jamais vu un générique aussi fourni. Ils sont des dizaines et des dizaines à être crédités au maquillage, aux cascades et aux effets spéciaux. Et ils n’ont sans doute pas chômé.

Je ne connaissais pas le réalisateur mais je retiens son nom et je vais suivre ses prochains films.

Le règne animal, un film de Thomas Cailley, avec Romain Duris, Paul Kircher, Adèle Exarchopoulos, Tom Mercier, Maëlle Benkimoun, Nathalie Richard …
Au cinéma à partir du 4 octobre 2023

vendredi 22 septembre 2023

Sous l’écorce d’Agnès Ledig

Quand je vois le nom d’Agnès Ledig, je clique. Je veux dire par là que j’aime tellement son écriture que je ne lis même pas le résumé pour savoir que j’ai envie de la lire. Voilà comment je me suis retrouvée avec Sous l’écorce sans avoir la moindre idée du sujet.

Je peux être soulagée, je ne suis pas la seule et j’ai franchement ri de lire ces mots : j’ai quelques auteurs et autrices incontournables dont j’achète la nouveauté sans lire ni le résumé ni les avis.(p. 59).

Je m’attendais malgré tout à un roman et j’ai été surprise ! D’autant plus que, l’ayant reçu en version numérique, le texte n’était pas encadré par une couverture et une quatrième qui m’aurait fourni quelques pistes.

C’est en lisant le livre que j’en ai découvert le sujet. Et bien plus tard que j’ai apprécié la couverture imaginée par un illustrateur devenu un de ses amis, Frédéric Pillot, qui a remarquablement combiné l’image de l’arbre et de la plume.

Sous l’écorce est un mode d’emploi. Il est destiné à ceux qui voudraient se lancer dans l’écriture d’un roman et qui ne sauraient pas comment s’y prendre. Mais, derrière cette apparence, c’est un livre de confession comme le serait une autobiographie.

Je ne reviendrai pas sur l’origine de la vocation d’écrivaine d’Agnès Ledig. Elle en a suffisamment parlé, avec une sincérité souvent douloureuse. Elle refait malgré tout le point là-dessus dans ce livre, évidemment. Mais comme elle le mentionne elle-même, avoir publié dix romans devrait donner envie aux journalistes de la questionner sur l’avenir et plus sur le passé.

Il me semble que précisément elle se tourne vers quelque chose de l’ordre de la transmission, ce qui est in fine le sens de ce dernier ouvrage. Laisser une trace… Peut-être ce qui anime chaque auteur et chaque autrice (p. 29).

Agnès aime les arbres. La preuve, elle a rédigé le texte de présentation du livre de Georges Feterman, paru chez Albin Michel, en 2022 Les Arbres les plus remarquables de France. Avec Sous l’écorce, elle file la métaphore jusqu’au bout avec force et justesse.

Je soulignerai que j’ai été passionnée par ce qu’elle dit du travail éditorial (dont je trouve souvent qu’il manque à certains auteurs alors que je ne savais même pas en quoi consistait ce travail) même si jamais personne ne pourra vous dire qu’il faut écrire de telle ou telle façon. Car l’écriture appartient à chaque individu, en cela qu’elle s’inspire de qui il est (p. 152).  J’ai aimé cette analyse qui suggère que l’écriture serait chez chacun de nous équivalente en terme d’unicité à une empreinte digitale, totalement personnelle.

Je ne vais donc pas commenter sa méthode d’écriture. J’apprécie toutefois qu’elle nous en fasse cadeau. Toutefois, ce que j’ai surtout préféré c’est la conversation qu’elle lance avec le lecteur à qui elle s’adresse comme à un ami, un confident, une sorte de partenaire de lecture. Chacun pointera ce qui le touche.

Il est très juste de souligner la dimension thérapeutique de l’écriture (p. 36), même si la motivation reste la clé de voûte d’une réussite (p. 26), ce qui est vrai pour tout.

Certaines anecdotes en disent long sur la position de l’auteur. Il faut une sacrée dose de bonne volonté, et beaucoup de force de ne pas se laisser décourager par le peu de livres signés au cours de longues après-midis bloquées par des dédicaces dans des lieux parfois improbables (p. 42). Franck Courtès souligne lui aussi dans A pied d’œuvre combien ce « métier » n’est pas le meilleur moyen de gagner sa vie. Pour Agnès Ledig ce serait une triste motivation (p; 44) mais je crois que c’est surtout une réalité dramatique.

Je me suis reconnue dans la façon qu’avait son grand-père de tracer la lettre d (que j’avais copiée d’une personne que j’admirais) et sa manie de collectionner les carnets vierges pour noter tout ce qui concerne un livre en gestation. Théoriquement elle en a donc usé 10. J’y fait la prise de notes des spectacles auxquels j’assiste, des films, des expositions, des interviews, des ateliers culinaires, bref de tout ce qui va ensuite faire l’objet d’un article dans le blog. Mais je n’y rédige aucun brouillon d’article. Ils sont en quelque sorte les carnets intimes de tout ce que je fais, donc chronologiques et je dois en avoir rempli une centaine. C’est toujours un crève-cœur de devoir en sélectionner un nouveau quand le précédent a été rempli.

Dans l’idéal (et ce qui suit est destiné à ceux qui cherchent des « goodies » pour assurer la promotion des livres et qui voudraient trouver une meilleure idée que le « tote bag » …) il doit pouvoir tenir dans une poche, avec un élastique pour y glisser le stylo (qu’il n’est pas nécessaire de fournir), en papier sur lequel le stylo glissera vite, un peu jaune parce que le blanc fait mal aux yeux, surtout sans lignes car elles me sont inutiles quand j’écris dans le noir (au théâtre et au cinéma), plutôt à spirale, car il est moins encombrant pour prendre des notes par exemple sur une table de restaurant, pas trop épais car il pèserait lourd dans le sac. Et bien sûr sa couverture reprend celle du livre, ce qui assure la diffusion d’un message publicitaire pendant toute la durée de son utilisation.

Agnès Ledig a la sincérité de nous donner sa livre de livres indispensables parmi lesquels je n’en ai encore lu qu’un seul, pour lequel je partage son avis positif. Il faut du courage pour donner des noms, car on sait qu’on va susciter des reproches de tant d’auteurs appréciables au demeurant.

En tout cas me voici avec une nouvelle liste et donc du pain pour ma PAL …et le prochain livre prévu est précisément Des diables et des saints de Jean-Baptiste Andrea, qu’Agnès dit avoir récemment découvert. Serai-je moi aussi émue par le même passage qu’elle ? Je me souviens de mon enthousiasme à la lecture de son premier, Ma reine, en 2017.

Je ne vous donnerai pas la liste des romans d’Agnès Ledig à lire (si vous ne l’avez déjà fait). Ils sont tous excellents. Je me souviens malgré tout particulièrement de Juste avant le bonheur, seul titre qu’elle n’a pas véritablement validé (et que j’adore).

Il est toujours utile de rappeler les droits du lecteur formulés par Daniel Pennac. J’avais oublié qu’il avait prévu le droit de nous taire en ne parlant pas de livres qu’on a lus et qu’on n’a pas aimés. Que j’exerce très peu sur le blog car je trouve intéressant l’exercice d’expliquer pourquoi on n’a pas apprécié tel ou tel livre, à condition de l’avoir lu en entier. J’ajouterai le droit de changer d’avis, après relecture, des années plus tard, et dans un autre contexte.

Sous l’écorce est autant un témoignage humain qu’un manifeste écologique que résume assez bien cette maxime : Nous n’avons pas besoin de paillettes, mais de paille pour protéger nos chevreaux et notre potager (p. 50). Et si nos actions semblent dérisoires, au moins Le seul réconfort est de se dire que nous ne sommes pas restés les bras ballants en attendant la fin (p. 51).

Il n’empêche. Agnès Ledig n’hésite pas à utiliser la notoriété pour ses engagements Ayant toujours rêvé de changer le monde pour en faire disparaître les injustices, un des intérêts que je trouve à la notoriété est de pouvoir l’utiliser à ces fins, afin de rendre visibles certaines causes qui me tiennent à cœur. Le don du sang, la protection du vivant, les violences faites aux femmes, l’agroécologie. Autant de combats que j’aborde dans mon écriture et que j’essaie de porter au vu et au su du plus grand nombre (p. 146).

Ainsi la dimension thérapeutique de l’écriture déborderait de son action sur l’auteur pour se propager à la société toute entière, nous apportant un superbe message d’espoir.

Sous l'écorce d’Agnès Ledig, illustré par Frédéric Pillot, Albin Michel
Lu en version numérique de 176 pages
En librairie à partir du 12 octobre 2023

jeudi 21 septembre 2023

Les feuilles mortes d'Aki Kaurismäki

Les feuilles mortes a remporté le Prix du Jury au dernier Festival de Cannes. Si vous êtes déjà un inconditionnel du cinéma d'Aki Kaurismäki vous n’aurez besoin d’aucun argument pour aller le voir … et l’apprécier. Dans le cas contraire c’est l’occasion de découvrir ce cinéaste finlandais original avec un film qui se laisse regarder au second degré.

Il est économe de dialogues si bien qu’il n’est pas du tout fatigant de le suivre en VO, et même au contraire car on vit complètement à l’unisson des personnages. Le cinéaste exprime sa passion pour les relations humaines en les traduisant en images. Tout fait sens dans ses films et il n’est pas étonnant que les festivals le plébiscitent. Comme pour Au loin s'en vont les nuages en 1996, L'Homme sans passé, Grand Prix et Prix d'interprétation féminine pour Kati Outinen en 2002, Ours d'argent à Berlin avec L'Autre côté de l'espoir en 2017 après lequel le cinéaste avait annoncé sa retraite.

Les années ont donc passé. Les feuilles sont tombées. Le cinéma d’Aki Kaurismäki s’est adouci. Il nou revient et nous propose cette année le portrait poétique et touchant de deux solitaires accablés par la vie, qui voudraient croire que l'amour est la voie pour vivre un avenir enfin supportable.
Une femme et un homme solitaires se rencontrent par hasard dans un karaoké à Helsinki. Chacun croit trouver chez l’autre son unique et dernier amour. Mais Ansa et Holappa surmonteront-ils les obstacles ? En premier l’alcoolisme de l’homme qui perd le numéro de téléphone de la femme dont il ignore l’adresse, et réciproquement…
Le film est un message sur ce que peuvent apporter de positif le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre. Il prend pour cela tous les clichés à rebours. A commencer par la chanson d’Yves Montand qui donne son titre au film. On pourrait dire que si les feuilles sont mortes elles ont encore la capacité à fertiliser la terre dans une action très positive. Il faut juste être sensible à la dimension poétique du propos et apprécier la dérision.
A partir de là, tout fait sens. Le chien que la quadragénaire adopte, à défaut d’avoir un compagnon humain. L’alcoolisme de l’homme en clin d’œil à l’addiction bien connue de Kaurismäki.  Les nouvelles catastrophiques que la radio annonce sur l’Ukraine qui, ne l’oublions pas, a un millier de kilomètres de frontière commune avec la Finlande. Le réalisateur filme un monde qui s’éteint.

Les quartiers où vivent les protagonistes sont filmés sans concession. On a le sentiment d’être en Allemagne de l’Est juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale et les couleurs contrastent au moment où le couple va dîner ensemble. Mais les choses ne se passent comme l’autre l’a anticipé. Rien ne coule de source.
Chaque affiche de film servant de toile de fond fait référence à une oeuvre majeure des cinéastes que Aki Kaurismäki admire : Bresson, Ozu, et surtout Chaplin dont on retrouve l’humour désespéré. C’est une petite salle mais on y origramme Le Mépris de Godard, Rocco et ses frères de Visconti... 
On pourrait aussi dire que le film traite de la précarité, tout autant économique que sentimentale. Et on appréciera la sobriété des décors qui sert la thématique. Ansa et Holappa sont comme des feuilles mortes baladées par le vent. Il faut saluer leur courage malgré les déboires. Ansa travaille souvent pour rien, par suite d’enchaînements de problèmes. Les plans tournés en usine paraissent dater du siècle dernier. Les couleurs semblent s’être effacées. L’ouvrière passe beaucoup de temps dans les transports et travaille comme un homme, dans des conditions extrêmes, sans vraiment gagner sa vie. Ce n’est guère mieux pour lui et les situations relèvent souvent du tragi-comique, notamment au cabaret ou au cinéma qui sont les seuls endroits où le rêve est possible, même si les personnages ne se le permettent pas systématiquement. Il suffit de noter certains plans les montrant immobiles et pensifs.
Et pourtant il arrive qu’un jour les feuilles atterrissent sur un terrain favorable. La vie peut alors de nouveau germer. Petit à petit l’espoir chassera le désespoir. Les couleurs reviendront et l’amour pourra triompher.

Les feuilles mortes d'Aki Kaurismäki, avec Alma Pöysti et Jussi Vatanen
Au cinéma depuis le 20 septembre.2023 - Photos Diaphana

mercredi 20 septembre 2023

Version simplifiée de Bortch

J’ai proposé cette soupe iconique de toute l’Europe de l’Est il y a quelques semaines, et en version froide.

En voici aujourd’hui une version simplifiée et ultra-économique puisque je l’ai préparée avec des épluchures.

Au départ, j’avais une grande quantité de feuilles de chou, de diverses variétés, chou vert, frisé, et même chou-fleur, destinées à être jetées (première photo ci-dessous).

J’ai prélevé la partie encore tendre et en bon état (seconde photo) jusqu’à en avoir récupéré un volume équivalent à un pot de fromage blanc d’un kilo.

J’avais conservé l’eau de cuisson de pommes de terre avec lesquelles j’avais préparé une purée pour le déjeuner. Elle était parfumée au laurier et à l’ail, avec aussi un oignon piqué d’un clou de girofle.
J’avais aussi gardé deux petites pommes de terre que je n’ai pas utilisées pour la purée. J’ai jeté les feuilles dans l’eau de cuisson en ajoutant trois petites betteraves rouges, crues, épluchées, et deux belles tranches de lard fumé.

Après dix minutes de cuisson en autocuiseur la soupe pouvait être servie dans les assiettes. Quelques brins de coriandre ont apporté une saveur supplémentaire.

mardi 19 septembre 2023

Un métier sérieux de Thomas Lilti

Je suis allée voir Un métier sérieux et très franchement je me suis ennuyée entre les génériques de début et de fin, excellents au demeurant, tant sur la forme que sur la bande musicale.

Je ne dirai pas que ce n’est pas un bon film. Tous les ingrédients nécessaires y sont : des séquences bien construites, des acteurs que l’on aime voir jouer, et qui s’accordent ensemble pour célébrer la belle famille de l’Education nationale. Les clivages entre profs et élèves sont pointés. Les difficultés pédagogiques ou personnelles des personnages servent à construire des scènes plutôt plaisantes.

Alors qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? D’abord, l’entente entre les enseignants est si parfaite qu’elle ne peut pas refléter une réalité. Ensuite, si les séquences abordent de vrais problèmes, leur résolution est factice ou non aboutie. Trop de choses restent en suspens, à l’instar de ces séries (addictives au demeurant) dont chaque épisode s’achève sur une fin ouverte.

Que deviendra le jeune garçon expulsé de l’établissement bien qu’il ait fait des excuses à son professeur, lequel les a acceptées ? A quelle nouvelle péripétie devra faire face cette charmante prof de SVT de la part de son fils indiscipliné ? Et d’ailleurs, pourquoi est-il devenu aussi insupportable ? Les aurons-nous dans un prochain opus ? Le prof de maths parviendrait-il à reconquérir sa compagne ? Ce chef d’établissement si bienveillant aura-t-il une promotion ou se heurtera-t-il à un « vrai » gros souci, de harcèlement par exemple ? Benjamin (Vincent Lacoste) se réconciliera-t-il avec son père (Bouli Lanners, qu’on aurait aimé voir dans une seconde scène) ? Et que s’est-il passé pour installer leur mésentente ? On pourrait même observer que curieusement tous ces enseignants ont des problèmes familiaux à régler. Quant à l’autorité François Cluzet en fait une démonstration caricaturale. 

Je me suis demandé ce que Thomas Lilti avait voulu démontrer ou dénoncer … alors qu’être enseignant, comme l’écrit William Lafleur dans un essai qui vient de sortir chez Flammarion, c’est L'ex plus beau métier du monde.

Personne ne doute que le métier d’enseignant soit sérieux. A tel point qu’une crise de recrutement s’intensifie. Ce n’est pas le seul domaine. La situation est encore plus dramatique dans l’éducation des jeunes enfants puisque nombre de municipalités sont contraintes à fermer des crèches faute de personnel qualifié alors même qu’ils ont annoncé une augmentation du nombre de berceaux disponibles.

J’ai revu récemment Diabolo Menthe dans lequel Diane Kurys dresse un panorama de l’enseignement en 1963 (même si le film est sorti plus de dix ans plus tard). Je conseille cette plongée en arrière. Le milieu enseignant y est très finement observé et les personnages évoluent au cours d’une année scolaire, ce qu’on ne perçoit pas dans Un métier sérieux qui, bien que se déroulant sur le temps scolaire, semble davantage une succession de diapositives qu’un vrai film. Le réalisateur nous avait habitué à mieux dans ses longs-métrages sur le monde médical, notamment Hippocrate.

Il n’empêche que les musiques des génériques sont remarquablement choisies. D’abord le très nostalgique A wonderful world de Sam Cooke sur des images d’archives qui progressivement nous amènent à aujourd’hui. Arrêtons-nous sur les paroles qui ne sont que références à l’enseignement chantées par un garçon qui ne connait pas grand chose à rien en matière d’histoire, de biologie, de sciences mais qui croit que l’amour peut changer le monde. Et puis le dernier morceau, toujours nostalgique et même désuet, Il est revenu le temps du muguet de Francis Lemarque

Un métier sérieux de Thomas Lilti
Avec Vincent Lacoste, François Cluzet, Adèle Exarchopoulos, Louise Bourgoin, William Lebghil, Lucie Zhang, Bouli Lanners
En salles depuis le 13 septembre 2023

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