Vingt ans après Autorisation de pratiquer la course à pied, Franck Courtès publie À pied d’œuvre, présenté par Gallimard comme "l’histoire vraie d’un photographe à succès, prêt à payer sa liberté au prix fort, en abandonnant tout pour se consacrer à l’écriture. Il découvre la pauvreté qu’il raconte dans un récit radical où se mêlent lucidité et autodérision".
Il a fallu que je la voie en gros plan pour la comprendre, cette photo de laveur de vitres qui illustre la couverture. Pourtant les références à ce travail sont récurrentes dans le livre. A celui là et à beaucoup d’autres … de ces "petits" boulots vers lesquels il se tourne parce qu’il faut bien trouver le moyen de gagner sa vie sans trop bloquer son emploi du temps et permettre de continuer à écrire.
Franck Courtès a longtemps très bien gagné sa vie comme photographe mais il a voulu faire un autre choix professionnel, très radical car il aurait pu, comme beaucoup d’écrivains cumuler son ancien emploi et écrire à temps perdu. Seulement voilà, il ne supportait plus l’artificialité de sa condition, ce qui est tout à son honneur et le virage s’est accompagné d’un changement radical de mode de vie.
Il aurait aussi pu se satisfaire de solliciter le RSA, dont la création est imputable pour partie à son père. Quelle ironie du sort ! Franck Courtès a tenu à vivre en homme libre … sans se douter qu’il allait être un otage du système libéral.
Il est vrai que les revirements de situation économique sont courants. J’ai ressenti son émotion à l'évocation de sa grand-mère devenue experte en soupe d'orties et salade de pissenlits à une époque où renoncer à l'argent condamnait à la vie pastorale (p. 102). J’ai pensé à mes arrières grands-parents, ruinés par les emprunts russes (et c’est encore plus triste aujourd’hui) contraints à imaginer comment consommer les poireaux de leur jardin sans se lasser de ce légume qui les sauvait de la famine.
Il n’est pas non plus le premier à raconter pareil bouleversement. J'écrivais en 2009 à propos de Bella Ciao dans lequel Eric Holder (qui -est-ce un hasard- a écrit la préface d’Autorisation de pratiquer la course à pied) fictionne ses expériences de vendangeur : La rédemption par le travail n'est pas un thème nouveau mais il a une façon bien à lui de livrer le combat, en n'ayant pas peur de s'abimer des mains qui lui servent aussi pour son travail d'écrivain.
Je pourrais presque dire la même chose de Franck Courtès. Sauf que ce travail qu'il nous décrit n'offre aucune rédemption. Vu avec un peu de hauteur on dirait que l'homme est dans le slow, la décroissance, mais c'est un leurre. Il esquinte ses mains, qui sont son second outil de travail, à tel point que paradoxalement il ne peut parfois plus s'en servir. Il lui casse le dos. Il l'use prématurément.
Dix ans après Holder, Joseph Ponthus publiait un livre choc, son premier, et unique, roman, À la ligne parce qu'il était aussi le reflet d'une société en mutation. Cet ouvrage était riche sur le plan littéraire (il fut d’ailleurs plusieurs fois primé). Il était également très touchant sur le plan émotionnel. Ce que Joseph Ponthus nous confiait de ses aléas professionnels était parfois terrible. Le monde du travail peut être sans pitié mais dans A pied d'oeuvre le niveau prend une profondeur abyssale. D’abord parce qu’il n’y a aucune humanité. Pas de patrons à qui se confronter. Tout est régi quasi anonymement par ce qu’on désigne sous le terme de Plateforme. Ensuite parce que la compensation affective est totalement absente (au moins Joseph se sacrifiait pour se rapprocher de la femme qu'il aimait), ce qui rend la situation plus terrible encore pour Franck qui subit la solitude et le mépris de ses enfants qui n’ouvriraient pas un de ses livres.
Ce roman devrait être "interdit au moins de 15 ans" parce que ce qu'il nous raconte de notre société est souvent insoutenable. Je ne fais pas d'achat en ligne et je ne pourrais pas m’y résoudre sans me sentir coupable depuis que j'ai vu le film de Ken Loach, Sorry we missed you. Je ne commande jamais de repas qui me seraient livrés par des sans-papiers qui se jettent comme une nuée de moineaux sur ces miettes de travail en y perdant le jus de leur enfance (p 148).
Comme il a raison de le souligner : Le libéralisme ne rend pas libre !
Quand je lis ce mot, plateforme, mon cerveau associe l’expression plate couture, comme dans se faire battre … A la Plateforme, à la moindre baisse de régime, on te remplace, il y a la queue dehors (p. 84).
La Plateforme est la réalisation fourbe et géniale d'une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence dont on n'exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même (p. 158). L’auteur a diablement raison de souligner que ce type de "structure" menace l'entreprise traditionnelle et avec elle ce que le contrat de travail procure de protection aux travailleurs. (…) Aujourd'hui le Smicard avec CDI fait presque figure de privilégié. L'algorithme a remplacé le cadre (…) et transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent.
Franck n'a pas songé à la retraite. Il a été rejeté par son ex-femme et ses enfants. Cet homme autrefois adulé a très peu d’amis. Il n’est pas pour autant aigri mais on le devine souvent avec des pensées suicidaires. Le tableau qu’il dresse de sa vie s’inscrit dans un contexte général qu’il analyse finement et qui nous concerne tous. Ce qui est également très fort c’est que quoiqu’il arrive il conserve sa capacité de jugement. Y compris sur les conséquences de l’urbanisme à outrance. La grande banlieue est, on l'oublie quand on vit en ville, une zone en partie rurale, très éloignée cependant de l'image champêtre que l'on aime se faire des campagnes françaises (p. 63).
Comme en témoignent les autres chroniques que j'ai faites de ses précédents romans (ou nouvelles), j'aime beaucoup ce qu'il fait mais avec ce dernier livre Franck Courtès frappe fort, très fort. Je lui souhaite bien sincèrement qu'il fasse son beurre en publiant À pied d’œuvre dont les ventes feront décoller son statut et rendront vraie ces paroles d'un optimisme insensé : Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit.
Terrifié à l'idée d'être découvert par un véritable taxi alors qu’il se perd en banlieue il réalise le dérisoire de son taux horaire (p. 62). Comme on est loin des combines juteuses mises en avant dans le film Une année difficile.
À pied d’œuvre est un livre majeur comme le fut A la ligne. Cette lecture est un choc même s’il révèle sur notre société et le monde du travail des dérives que j’avais sous le nez … comme vous sans doute.
À pied d’œuvre de Franck Courtès, Collection Blanche, Gallimard, en librairie depuis le 24 août 2023
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