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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 31 octobre 2024

Le père Goriot adapté et mis en scène par David Goldzahl

Manifestement Le père Goriot ne connaissait pas le proverbe Qui aime bien châtie bien. Il a pourri gâté ses deux filles Anastasie (Mme de Restaud) et Delphine (épouse du baron de Nucingen, banquier) qui ne lui en seront pas reconnaissantes. Il sera ruiné et mourra dans le dénuement. Deux mondes s'affrontent entre Goriot qui ne place jamais son intérêt au centre de ses préoccupations et Eugène que l'on voit goulu dans la jouissance, résolu à appliquer sa devise : quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel il faut viser dieu !

Le jeune étudiant en droit, Eugène Rastignac s'acharnera à sortir de sa condition, quitte à s'élever grâce à une femme. Et s'il est rabroué par l’une, il séduira l’autre tout en s'appuyant sur une troisième, sa bonne marraine Madame de Beauséant.

On a un peu de mal à se laisser envahir par le tourbillon qui agitait Paris au XIX° oscillant entre la flamboyance des riches et la misère des pauvres. Les descriptions minutieuses de Balzac sont occultées en raison d’un décor fait de grilles et découpé de clairs-obscurs et d’ombres (construits par le toujours génial éclairagiste Denis Koranskydont l’intérêt est malgré tout d’instaurer de la froideur et de suggérer l’emprisonnement des personnages dans leurs ambitions ou leur pauvreté, à l'instar d'une musique parfois assourdissante.

La scénographie de Charlotte Villermet nous éloigne du naturalisme de l’auteur tandis que les costumes qu’elle a également conçus fait hésiter notre œil entre les temps anciens et un certain modernisme, encore à l’œuvre au temps des trente Glorieuses quand les espoirs d’ascension sociale restaient permis.

C’est astucieux car le roman est entièrement centré sur cet aspect. Le déterminisme social ne résiste pas à une ambition démesurée et libérée de tout frein moral. La sincérité amoureuse n'a guère de place en dehors des intérêts des uns et des autres. Place au jeu, au propre comme au figuré.

Dans cette comédie de l'hypocrisie, si un mot ouvre les portes, il en ferme d’autres. La galerie de personnages est multiple. La bonne idée de David Goldzahl est d'abord d'avoir adapté ce roman-fleuve pour le resserrer à l'essentiel et ensuite d'avoir construit une distribution reposant sur seulement trois comédiens, Delphine Depardieu (tellement différente de al femme qu'elle joue dans Les liaisons dangereuses au même moment qu'on en est abasourdi), Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouëtchacun exceptionnel, qui vont nous donner le tournis grâce à une interprétation et une mise en scène qui tient de la bande dessinée.
On se perdra, c'est voulu, car les apparences sont toujours trompeuses, n'est-ce-pas ? On redécouvre le cynisme de Balzac, à son paroxysme, jusqu'à en devenir drôle et nous faire oublier que c'est un drame qui se joue sous nos yeux.

Le Père Goriot
De Honoré de Balzac / Adaptation et mise en scène de David Goldzahl
Avec Delphine Depardieu, Jean-Benoît Souilh et Duncan Talhouët
Scénographie et Costumes : Charlotte Villermet
Lumières : Denis Koransky
Son : Xavier Ferri
Au Théâtre des Gémeaux Parisiens - 15 rue du Retrait - 75020 Paris
Du 23 Septembre 2024  au 31 Décembre 2024 
Les lundis et mardis à 21h sauf le mardi 31 décembre à 18h
Réservations par téléphone au 01 87 44 61 11

mercredi 30 octobre 2024

L’allègement des vernis de Paul Saint Bris

Je suis impressionnée par le palmarès de Paul Saint Bris en découvrant que son (premier) roman L’allègement des vernis a déjà reçu plus de vingt prix littéraires dont le prestigieux (et futur défunt) Prix Orange du Livre, créé en 2009.

Mon intérêt provient surtout du fait qu’il s’agit d’un premier roman et que le chantier de rénovation des peintures de Notre-Dame a stimulé mon intérêt pour ce sujet. En outre les tableaux sont manifestement une forte source d'inspiration pour les écrivains, comme en a témoigné l'excellent ouvrage de Camille de Peretti, L'inconnue du portrait. Il faudrait aussi citer Grégoire Bouillier (Le syndrome de l’Orangerie) et Thomas Schlesser (Dans les yeux de Mona). D’autres encore peut-être.

L’héroïne de L’allègement des vernis est La Jocondeen italien La Gioconda. Encore désigné sous les noms de Monna Lisaou Portrait de Monna Lisa, ce tableau a été peint par Léonard de Vinci entre 1503 et 1506 ou entre 1513 et 1516, et peut-être jusqu'à 1517. Il représente un portrait mi-corps, celui de la Florentine Lisa Gherardini (p. 204), épouse de Francesco del Giocondo, sur un panneau de bois de peuplier de 77 × 53 cm, exposé au musée du Louvre. C’est l'un des rares tableaux attribués de façon certaine à Léonard de Vinci.

Ces gens ne viennent que pour elle. Pour elle, ils ont fait le tour de la terre , parfois ils ne connaissent qu’elle et cela leur suffit. (…) Elle est l’art, sa figure incarnée. Ils la miment, la copient, l’adulent ou la détestent. Ils n’en détournent jamais le regard (p. 45). Aurélien n’en fait pas mystère. Le directeur du département des Peintures du Louvre préfère de loin les peintures d’un autre italien de la Renaissance, Andrea Del Sarto (1486-1530).

Il n’occulte pas la querelle politique a propos de sa présence dans les collections françaises en nous rappelant que ce tableau n’a jamais été livré à son commanditaire. Il voyagea à dos de mule avec Leonardo quand il rallia Le Clos Lucé pour rejoindre François 1er (p. 211) qui l’avait très probablement acquis. Il revient à plusieurs reprises sur son histoire en s’arrêtant longuement sur son vol en août 1911, qui lui aussi est véridique. 

La crise pandémique a participé à la baisse de fréquentation des musées, c’est un fait connu. Malgré une notoriété planétaire, le phénomène a touché la belle dame en ralentissant la venue de visiteurs étrangers à Paris. Paul Saint-Bris s’appuie sur cette vérité pour monter une fable autour de la nécessité de la restauration du plus célèbre des tableaux de ”notre” patrimoine. Car la vieille dame baigne dans une marée verdâtre. D’où la suggestion de procéder à un allègement de ses vernis ( p 46) en conclusion d’implacables arguments marketing.

L’idée est portée par la nouvelle présidente du Louvre, une certaine Daphné, dont Aurélien a trouvé un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lubeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht. ( p 29). Cette femme énergique, d’un pragmatisme désinhibé, adepte du nudge, technique de management visant à suggérer le changement plutôt que l’imposer (p 28), rompue à l’exercice des médias, voudrait faire croire qu’avant elle le musée était à l’âge de pierre. Sois le maître et le sculpteur de toi-même, telle est la devise qu’elle a emprunté à Zarathoustra (p. 28).

L’auteur s’est manifestement soigneusement documenté, ce qui nous vaut des pages intéressantes sur les technique de restauration (p. 102 puis plus loin p. 135) comme sur le processus administratif (p. 140). A peine commence-t-on à s’ennuyer de ces méandres imposés par une mission si périlleuse et à se lasser de la procédure en comptant le nombre de pages restant à lire (malgré les circonvolutions amusantes d’Homero, homme de ménage tout autant que Roméo) que l’auteur envoie Aurélien en Toscane. Il s’y rend un peu à contrecœur tandis que nous sommes éblouis par la demeure de Gaetano, un restaurateur illustre, esthète autant que bon vivant qui nous envoûte littéralement.

L’homme sera-t-il assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre ? Sa personnalité intense et libre nous le laisse croire. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…

Paul Saint-Bris a conçu un roman qui navigue entre plusieurs styles, à la frontière du polar et de la fantaisie, pour se moquer du monde de l’art et donc des artifices en tous genres, qu’ils soient d’ordre social (à travers le personnage de Claire, la compagne d’Aurélien), entrepreneurial (à travers Daphné et les multiples sociétés d’études et de conseil), marketing, car le parcours pédagogique de l’exposition Raviver la Joconde, ambition et technique d’une restauration, peut-être trop scientifique et difficile d’accès ne réussira pas à attirer le public et se conclure à par un flop (p. 257), qu’également mégalomaniaque (à travers Gaétano), ridiculisant au passage les procédés de surveillance par caméras électroniques dont il souligne l’intérêt comme leurs limites. Avec parfois un humour franchement ironique dont les artistes font les frais, à l’instar de Buren qui, dans la cour du Palais-Royal, à la porte du ministère de la culture, aurait créé le meilleur terrain de chat perché au monde (p. 122).

Il en profite aussi pour déplorer la diminution de l’intérêt des jeunes générations pour la culture et l’appauvrissement de leurs connaissances si bien que, bientôt, les références connues aujourd’hui leur feront cruellement défaut (p. 99).

Considérant que Monna Lisa a fait l’objet de multiples déclinaisons commerciales j’ai choisi d’illustrer cet article par l’affiche ”She si Mona”, à prononcer Cheese Mona, que j’avais remarquée lors de ma visite du Musée vivant du fromage.

De 42 cm x 59,4 cm (format standard A2), elle représente La Joconde tenant en ses bras trois fromages d'exception : Le Persillé de Tigne, le Bleu de Termignon, et l'Abondance.

Je signale que l’impression est faite sur un papier mat couché de 170 g/m², pour assurer une qualité visuelle élevée. Le papier, issu de forêts gérées durablement, allie respect environnemental et rendu esthétique. Un vernis UV sans solvant recouvre l'affiche, offrant une protection renforcée contre l'usure et le frottement, assurant ainsi une longévité accrue et un toucher agréable. 

Son auteur promet qu’avec ses couleurs dominantes marron vert, cette affiche apportera une touche d'élégance et de caractère à tout espace de vie ou de travail. Ces mots, qui reprennent la description du produit auraient pu avoir été écrits par l’auteur du roman, prouvant la minceur entre la fiction et la réalité.

L’allègement des vernis de Paul Saint Bris, chez Philippe Rey, en librairie depuis le 12 janvier 2023

mardi 29 octobre 2024

Pascal et Descartes

L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune est devenu plus simplement Pascal et Descartes.

L’équipe du théâtre des Gémeaux parisiens a eu la bonne idée de reprendre le spectacle créé en octobre 1985 au Théâtre de l'Europe dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel, avec Henri Virlogeux (René Descartes) et Daniel Mesguich (Blaise Pascal). La pièce a été reprise en 2007 au Théâtre de l'Œuvre dans une mise en scène de Daniel Mesguich, avec Daniel Mesguich qui, ayant pris quelques années, interprétait alors Descartes alors que son fils William devenait Pascal.

Il me semble que si celui-ci avait déjà joué sous la direction de son père (et au moins dans trois spectacles avec sa sœur Sarah, Des saisons enfer, La seconde surprise de l’amour, Antoine et Cléopâtre, c’était la première fois que père et fils se trouvaient sur la même scène, et qui plus est seuls, en face à face.

Ce fut un succès, à tel point qu’ils eurent envie de récidiver avec un second texte de Jean-Claude Brisville, Le Souper, qui fut créé en 2019. Depuis, l’un et l’autre de ces deux spectacles est régulièrement à l’affiche mais ce sera la première fois qu’une salle les proposera en même temps. Pascal et Descartes depuis le 24 Septembre et le Souper à partir du 30 Septembre. Et tous deux sont désormais annoncés avec conjointement Daniel et William Mesguich pour l'adaptation, la mise en scène et l'interprétation.

Qui l’aura remarqué ? Le 24 septembre est une date très symbolique puisque c’est le 24 septembre 1647 que les deux philosophes les plus célèbres de leur temps se sont rencontrés à huis clos durant plusieurs heures, au couvent des Minimes à Paris. Blaise Pascal, déjà très malade, n’avait alors que 24 ans, René Descartes, 51. De cet entretien historique, rien n’a filtré, sinon une ou deux courtes notes jetées sur le papier par l’un et l’autre.

Descartes fait les cent pas alors que résonne un tonnerre fracassant. Pascal arrive, un peu pompeux chez un hôte un peu mielleux : Je crois que nous avons des choses à nous dire, fait-il mine d’être aimable. Mais quelles sont ces choses ? 

La conversation qu’ont pu avoir ces deux hommes est imaginaire. Ils se découvrent progressivement, s'estiment mais qui sont tant à l’opposé l’un de l’autre que le conflit est constamment sous-jacent : Descartes est rationaliste, réaliste, pragmatique, grand voyageur (il se plait à Amsterdam), bon vivant (il fera habilement l’apologie du loisir) ; Pascal, mystique ardent, intransigeant, malade, tourmenté, exaltant la souffrance et la mort.

Il est évidemment question de ”raison”, à propos de laquelle Descartes estime que sa raison aujourd’hui le tient quitte d’avoir raison. Mais on le voit discuter pied à pied pour faire basculer la conversation à son avantage et chacun argumente pour tenter de convaincre l’autre. La grande question serait de parvenir à penser en toute liberté, notamment quand on sollicite votre appui en faveur d’un innocent, ou de quelqu’un qu’on dit comme tel. Pascal le voudrait mais on essaie de comprendre et puis on arrive au mystère et on renonce.  Descartes restera intransigeant : Je n’ai jamais fait l’aumône de mon nom. 

Le combat entre le coeur et la raison sera inégal. Bien que ces paroles soient lointaines, elles résonnent aujourd'hui, en raison d'une adaptation fidèle mais audacieuse, et d'une interprétation hors pair, offrant  sans doute des surprises à chaque représentation, parce que c'est Daniel, parce que c'est William … Il faut bien quelque piment pour maintenir le désir de jouer ces rôles après plus de 450 représentations. Comme par exemple la présence (saugrenue et anachronique d’un poste de radio, même très ancien … mais il en faudrait bien davantage pour désarçonner un Mesguich …
Quant au Souper, créé en 2019, c'est un autre bijou qui démontre une nouvelle fois l'excellence de l'auteur à imaginer des duo qui tournent au duel. C'est aussi l'occasion pour nous de voir une autre fois sur scène deux comédiens qui adorent se donner la réplique, et qui n'hésitent pas très longtemps à se surprendre encore, et nous avec.

Pour s’y retrouver dans les dates sachez que la semaine commence le lundi avec le Souper et se poursuit le mardi avec Pascal et Descartes.

L’entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville
Adaptation, mise en scène et interprétation Daniel Mesguich et William Mesguich
Texte édité chez Actes Sud-Papiers 
Au Théâtre des Gémeaux Parisiens - 15 rue du Retrait - 75020 Paris
Accueil/Billetterie : 01 87 446 111

lundi 28 octobre 2024

Monsieur Aznavour, un film de Mehdi Idir et Grand Corps Malade

La silhouette du chanteur s’allonge sur l’affiche et semble avoir été réalisée d’après la photo de lui accrochant les lettres de son nom sur le fronton de l’Olympia dont on reprend la couleur rouge.  

Je jette toujours un coup d’œil aux critiques quand il se trouve que le film que je vais voir est déjà sorti (mais j’adore la surprise de la découverte du film AFCAE du premier lundi du mois). Le moins que je puisse dire est que les critiques de Monsieur Aznavour étaient sévères, ce qui ne m’a pas découragée mais mise en garde malgré tout.

Voilà peut-être pourquoi j’ai tant apprécié ce film. Je ne m’attendais pas à un biopic classique et j’ai trouvé que l’évocation du parcours du chanteur était vraiment réussie. J’ai appris beaucoup de choses sur sa personnalité et compris combien il lui fallut de ténacité pour percer. C’est assez difficile à imaginer quand on songe à la carrière qu’il a menée et pourtant rien n’était gagné d’avance. Une chose est sûre : ce fut un bourreau de travail.

Si on va au cinéma pour voir une histoire, on apprécie en premier lieu les acteurs. Leur choix est donc essentiel. Le producteur Jean-Rachid Kallouche - qui est marié à la fille de Charles Aznavour, et qui a initié ce projet - avait bien en amont parlé de ce film à Tahar Rahim sans qu’il soit question de l’envisager dans le rôle-titre. Il faut croire que l’idée a fait son chemin puisque c’est lui que choisirent Grand Corps Malade et Mehdi Idir.

Il ne ressemble pas beaucoup au chanteur mais il se glisse plutôt bien dans son enveloppe. Et il est un excellent interprète. Il faut saluer sa performance. La seconde surprise vient de Bastien Bouillon (tout de même César du meilleur espoir masculin dans La nuit du 12, que j’avais apprécié dans Le mystère Henri Pick). Il est le formidable compagnon de route du chanteur, Pierre Roche dont il fait un rôle essentiel dans le développement de sa carrière. Sa capacité émotionnelle est exceptionnelle, jouant à la fois sur l’intensité et la légèreté.

Il faut aussi citer Marie-Julie Baup que je connais bien en tant que comédienne de théâtre (Molière de la comédienne dans Oublie-moi) qui a l’immense mérite de rendre crédible le personnage d’Edith Piaf. La distribution est équilibrée dans son ensemble avec des comédiens d’origine arménienne pour interpréter leurs congénères, comme Tigran Mekhitarian qui est Missak (le résistant récemment panthéonisé qui a longtemps vécu dans la famille Aznavour). Lui aussi est un habitué des plateaux de théâtre où je l’ai souvent applaudi, y compris comme metteur en scène.

Le film a beau durer plus de deux heures nous sommes surpris lorsque s’annonce la dernière scène. Organisé en chapitres, intitulé chacun avec le titre d’une de ses chansons, plus ou moins connue, il commence à Paris en 1960 et nous permet de comprendre que Charles fait (sa sœur également) l’expérience de la scène très précocement.

Il a quelques idées de génie, comme celle de raccourcir son nom et d’accepter de se refaire le nez (quasi sur injonction de Piaf dont il est le secrétaire). Il a le sens du rythme, de la mélodie, et manie les mots avec grande habileté. Il n’y a que lui pour faire un succès en faisant rimer onomatopées, café frappé et l’expression ”feutre taupé”, chapeau en poil de lapin avec effet velours, sur une musique de Pierre Roche. Et c’est un très bon négociateur.

Tout cela n’aurait pas suffit à faire de lui le grand chanteur qu’il est devenu et c’est devant une salle quasiment vide qu’on le voit interpréter Sur ma vie. Mais il est tenace : Rien ne peut vaincre 17 heures de travail par jour. Sans doute au prix d’une vie de famille restreinte.

Ne croyons pas non plus, malgré la quantité astronomique de carnets à la couverture rouge (on les voit dans le bureau de sa maison en Suisse), qu’il a écrit toutes les paroles des 1200 chansons qu’il a interprétées. La lecture attentive du générique révèle par exemple une collaboration avec Gilbert Bécaud. Mais c’est bien lui qui a fait Retiens la nuit pour Johnny Hallyday.

Le scénario a très probablement été controlé par la famille Aznavour mais on peut penser qu’il reste assez fidèle et qu’elle était joyeuse et dansante telle qu’on nous la montre. Les deux réalisateurs ont suffisamment côtoyé l’artiste de près pour qu’on leur accorde ce crédit.

Ils ont eu raison d’intercaler des images d’archives, notamment sur l’exode arménien, de façon à ce que le spectateur mesure l’horreur de cette tragédie de l’histoire. On ne peur pas leur reprocher d’avoir photoshoppé la version originale de l’Affiche rouge. C’est parce que je l’ai vue récemment et que je connais les visages des comédiens que j’ai remarqué les substitutions.

Par contre, et même si c’est fortement agaçant, il est bon d’avoir gardé ce trait typique des années 70-90 consistant à fumer constamment et partout. Dire qu’il aura fallu attendre 2007 pour vivre libéré du tabac dans les lieux publics !

Il aura fini par obtenir le même cachet que Sinatra, mais cela l’aurait-il rendu heureux ? Il aura vu briller l’étoile à son nom de son vivant (en 2017) sur le mythique Sunset boulevard de Los Angeles. Le film s’accélère brutalement et on voit Charles vieillir progressivement (bravo au maquilleur). Il se termine par une (fausse) reconstitution de son hommage funèbre par Claire Chazal.

On s’attarde pour scruter le générique, réentendre ses grands succès comme s’il s’agissait de bonus, sourire avec Mes enmerdes, avoir la larme avec La Mamma (qu’il n’avait pas écrite).

En quittant la salle j’ai eu envie de voir le montage intitulé Le regard de Charles, sorti en octobre 2019, avec la voix de Romain Duris. Il a été réalisé avec les rushes que Charles Aznavour a tourné lui-même (et sans répit) avec la première caméra qu’il posséda, une Paillard qui lui avait été offerte par Edith Piaf en 1948 et qui ne le quitta jamais. Jusqu’en 1982 il aura filmé des heures de pellicules qui formeront le corpus de son journal filmé.

Partout où il allait, sa caméra était là, avec lui. Elle enregistre tout. Les moments de vie, les lieux qu’il traversa, ses amis, ses amours, ses problèmes. Quelque mois avant sa disparition il entama le dérushage de ses films avec Marc di Domenico (un réalisateur ami qui avait assuré la captation de ses tours de chants) et décida alors d’en faire un film, son film. A voir sans doute en complément de celui de Mehdi Idir et de Grand Corps Malade.

Monsieur Aznavour, un film de Mehdi Idir, Grand Corps Malade
Avec Tahar Rahim, Bastien Bouillon, Marie-Julie Baup, Camille Moutawakil, Hovnatan Avedikian, Luc Antoni, Ella Pellegrini …
En salles depuis le 23 octobre 2024

dimanche 27 octobre 2024

Carole Benzaken invitée du 8e opus des dialogues inattendus au musée Marmottan Monet

Outre les collections permanentes (dont j'ai déjà parlé ici) et la très intéressante exposition sur Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours présentée jusqu'au 2 mars 2025, on peut voir en ce moment (et jusqu'au 16 février prochain) un autre accrochage temporaire, intitulé Les dialogues inattendus - Opus 8 mettant en scène quelques morceaux choisis de Carole Benzaken invitée pour la première fois au musée.

L’artiste a passé beaucoup de temps dans le musée afin de soigner la présentation qui se déploie dans plusieurs endroits. Ses "Morceaux choisis" réunissent un ensemble d’œuvres de l’artiste, pour la plupart inédites, qui entrent en résonance avec les peintures de la dernière période de Claude Monet, le fonds Empire et les collections d’art du Moyen Âge de l’établissement.

La découverte commence dès la montée de l’escalier d’honneur, menant au premier étage, avec cette Marilyn 1994, acrylique sur toile, 60 x 220 cm, collection Fondation Cartier pour l'art contemporain.

Marylin entre en dialogue avec la Nature Morte aux fleurs de Verbruggen Le Jeune (1664-1730), composition florale aux tulipes. La facture classique du peintre flamand de nature morte contraste avec la gestualité de la touche et le chromatisme luxuriant de Carole Benzaken, qui conduit peu à peu le regard vers une abstraction expressive au-delà du figuré. L’œuvre porte une distance avec son sujet en même temps qu’elle insiste sur la persistance du motif codifié de la fleur dans l’histoire de l’art.

Carole Benzaken a débuté en 1990 sa série des Tulipes, à laquelle la Fondation Cartier consacre une exposition en 1994. Ce motif, tiré de catalogues d’horticulture ou de photographies personnelles, est répété sur la toile, frontalement, sous forme de gros plans, et ordonné en différentes séquences dans de grandes compositions. Plus qu’une tentative d’épuisement du sujet, le principe de sérialité qu’elle s’impose répond à un désir de débordement de l’image et de ses devenirs potentiels.
Dans la salle des enluminures, on découvre le Rouleau à peintures, commencé en 1989 et destiné selon les mots de l’artiste à ”continuer à l’infini de sa longueur possible, dans le temps qu’il lui sera donné”. Sa longueur actuelle est de 104 mètres.

Sur cette peinture acrylique sur toile elle transpose des extraits de ses archives personnelles provenant de photographies, de captures d’écran ou encore de coupures de journaux et de magazines avec le soin d’une miniaturiste.

Chaque image est peinte avec le soin d’une peinture miniature traditionnelle. Le cadrage et le montage induits par la juxtaposition de ces peintures rappellent le format pellicule 35mm. L’œil circule dans un flux ininterrompu de fragments du réel.

Pour cette exposition, elle a choisi de le mettre en correspondance avec les enluminures de la donation Wildenstein et deux sculptures médiévales : les mains de Sainte-Barbe où la lance de Saint-Georges terrassant le dragon se mêlent à d’autres détails tirés de photographies de l’artiste.  
Avec le temps, le Rouleau à peintures, devenu une mémoire picturale et un journal intime, dévoile les intérêts et l’évolution du style de l’artiste.
Sur un des murs de la rotonde Boilly Carole Benzaken ajoute un lais de papier peint aux motifs schématiques de bibliothèque, telle une extension de son dispositif installé dans l’espace attenant à la salle Monet, au sous-sol du musée.
Les deux portraits en médaillon sont attribués à Piaf Joseph Sauvage (1744-1818) représentant Gallien (vers 1800) et Appien (vers 1800 également). Ce sont deux huiles sur bis en trompe-l’œil restaurées à l’occasion de l’exposition Trompe-l’œil. 
Descendons donc au sous-sol. On y découvre un dispositif évoquant une bibliothèque de maison privée, en cohérence avec l’atmosphère intime et érudite du musée et fonctionne comme un prolongement des anciens espaces domestiques de l’hôtel particulier.
Apparaît une ”nouvelle pièce à vivre” que l’artiste matérialise en articulant, sur les murs, des motifs schématiques de livres avec des monochromes à effet crayonné. Ce projet original, imprimé en lais de papier peint par la maison Isidore Leroy, accueille un ensemble de tableaux récents, pour la plupart spécialement réalisés pour l’exposition. A l’extrême gauche (ci-dessus) voici Olivier dans la nuit (4) encre de Chine et acrylique sur toile de 2024.

De grand format, leur surface se compose de fragments abstraits, ou figuratifs, accordés les uns aux autres par des arrangements formels et chromatiques. La combinaison des peintures murales imprimées et des toiles, dans une sorte de brouillage illusionniste, produit un éclatement optique de l’espace. Les notions de miroitement, d’environnement et de fluidité font un subtil écho aux dernières recherches picturales du maître de Giverny, ainsi qu’à Joan Mitchell dont Carole Benzaken présente une œuvre (technique pastel et huile), faite à quatre mains avec l’artiste en 1992, intitulée Joan and I.
Ce dispositif abrite une pensée multiple et réjouissante, faite de croisements de références, de récits et de lieux que Carole Benzaken se plaît à déplier. Sa sculpture inédite ”Conversations”, située dans une vitrine au centre de la pièce, s’inspire de deux chaises de Style Empire signées Jacob-Desmalter exposées au premier étage du musée.
Les dossiers aux motifs variés sont pliés comme des couvertures de livres, démultipliés en différentes facettes disjointes, et reposent sur des assises inclinées dont les pieds sont en surnombre. En rendant hommage à la dimension humaine propre au musée ainsi qu’à la bibliothèque de Paul Marmottan située à Boulogne-Billancourt la sculpture devient l’endroit de tous les échanges, de toutes les paroles possibles, des plus triviales aux plus secrètes, passées et futures.
Un des tableaux de la série Magnolia, encre de Chine et crayons, feuilleté sur verre, 2024
Carole Benzaken invitée du 8e opus des dialogues inattendus
Du 17 Octobre 2024 au 16 Février 2025. 
Commissaire de l’exposition : Sylvie Carlier, directrice des collections du musée Marmottan Monet, conservatrice en chef
Commissaire associée : Anne-Sophie Luyton, attachée de conservation au musée Marmottan Monet
Au musée Marmottan Monet, 2, rue Louis Boilly 75016 Paris
www.marmottan.fr
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h - Nocturne le jeudi jusqu’à 21h
Fermé le lundi, le 25 décembre, le 1er janvier et le 1er mai

samedi 26 octobre 2024

La double inconstance, mise en scène de Jean-Paul Tribout

Si on est amateur de théâtre on a forcément déjà vu une version de La double inconstance. Il faut donc porter sur cette pièce de Marivaux un regard nouveau. C’est ce que fait Jean-Pierre Tribout en la mettant en scène alors que la question du consentement est complètement d’actualité.

Il en démontre tout le potentiel de manipulation et nous fait réfléchir sur l’apparente heureuse issue. Car si chacun aura trompé sa chacune la fin ne sera pas pour autant équitable. Le jeu des comédiens est absolument délicieux et on passe un excellent début de soirée à les observer se dépêtrer des fils qu’ils ont eux-mêmes noués.

La moquette est un tapis de fleurs jonchée de feuillages. Les boiseries sont moulurées et encadrent une double porte à petits carreaux en miroir dans laquelle -pour le moment- le public se reflète. Le décor en noir et blanc du sol au plafond conçu par Amélie Tribout est tout à fait judicieux puisque nous sommes dans l’artifice. De plus il est complètement dans l’air du temps avec la présentation au public d’une exposition très intéressante sur le sujet au musée Marmottan Monet. Les costumes d’Aurore Popineau concilient la modernité et l’invention en évoquant le XVIII° siècle, par leur forme et leur tissu, en particulier la toile de Jouy (et je recommande d’ailleurs vivement la visite du musée qui est consacré à cette industrie).

Il n’y a que l’affiche que je n’ai pas appréciée. C’est bien peu de chose.

La pièce commence par l’enlèvement de Sylvia (Emma Gametdont la "livraison" a lieu sous nos yeux et sous la plainte de violons discordants et sous le regard (voyeur) que lancent les autres personnages à travers les miroirs sans tain. Le Prince (Baptiste Bordetrêve de conquérir la jeune femme. S’il d’abord emploie la force alors qu’il sait que le roi lui a défendu d’user de violence c’est pour mieux la soumettre ensuite en usant de manipulation. Le jeu sera autant intellectuel qu’érotique jusqu’à ce que Sylvia finisse par succomber en se figurant qu’elle est maîtresse d’elle-même.

Arlequin (Thomas Sagnolssera parallèlement victime de Flaminia (Marilyne Fontaine) qui nous évoque la perfidie d’une Madame de Merteuil qui sera soixante-ans plus tard à l’œuvre dans Les Liaisons dangereuses. Je rappelle à cet égard le superbe travail d’adaptation dArnaud Denis dont la mise en scène est étourdissante (en ce moment et jusqu’en avril 2025 à la Comédie des Champs-Elysées) avec de formidables comédiens.

Bien que plus modeste, la pièce qui est jouée au Lucernaire est totalement aboutie. C’est un pur régal.

La jeune paysanne aime son Arlequin d’un amour pur et réciproque. Tous deux vont résister avec force larmes, grève de la faim et tempêterie. Ce serait mal connaître la volonté du Prince que de croire qu’il se laissera attendrir. Il est bien au contraire stimulé par la puissance des sentiments de ses proies, tout comme sa complice Flaminia qui, avec une perversité inouïe ne cessera d’œuvrer à détruire l’amour de Sylvia pour Arlequin en usant du charme de Lisette (Agathe Quelquejay) très jolie, très bien faite, à qui on conseillera de laisser malgré tout sa coquetterie un brin au repos. En ayant recours à la bonne chère pour faire fléchir le gourmand Arlequin et en suscitant l’envie chez Sylvia et en réalisant le moindre de ses désirs.

On se doute bien que leur condition sociale ne les a pas habitués à si bon traitement et les traitres suivront la progression de leurs manigances à travers les miroirs sans tain et sous les violons, lesquels résonneront avec de moins en moins de grincements à mesure que les victimes s’affaiblissent.

Comme ils sont rusés à jouer en même temps sur le ressort de la déculpabilisation : si mon amoureux/euse aime ailleurs alors ce ne sera pas tromper que de regarder moi aussi dans une autre direction …L’envie de prendre sa revanche devient naïvement naturel.

L’intrigante Flaminia fait mine de ne pas aimer sa cible mais, ne la haïssant pas elle pourrait en débarrasser le Prince. Voilà qu’Arlequin, amoureux par mégarde, n’y comprend plus rien : Sylvia croirait que je suis dans mon tors alors que je suis innocent.

Sylvia reconnaît ne plus aimer Arlequin et, surprise mais soulagée, ne se croit pas être blâmable. Le morceau de musique qu’on entend alors fait nettement référence au chant du coucou. Comme le souligne Jean-Paul Tribout dans sa note d’intention : le corrupteur s’avère suffisamment habile pour sauvegarder les apparences en laissant à l’abusé l’illusion qu’il ne trahit pas ses principes tout en le rendant complice ! Le dénouement semble heureux puisqu’il se termine par deux mariages mais, en réalité le temps de l’amour éternel est rétrospectivement démasqué comme une illusion (une double inconstance) et remplacé par le temps du plaisir éphémère. Pas sûr que les deux couples y trouvent leur compte !
Admirablement dirigés par Jean-Paul Tribout (qui se glisse dans le rôle de Trivelin), chacun joue avec subtilité de sa partition. Emma Gamet était précédemment la prodigieuse habilleuse de Maria dans Belles de scène. J’avais applaudi Agathe Quelquejay au théâtre Essaion en marquise dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Décidément ce metteur en scène s’y entend pour monter les comédies. Il avait proposé l’an dernier dans ce même théâtre une pièce réjouissante On va faire la cocotte.
La double inconstance de Marivaux
Mise en scène de Jean-Paul Tribout
Avec Baptiste Bordet (Le Prince), Marilyne Fontaine (Flaminia), Emma Gamet (Sylvia), Agathe Quelquejay ou Lou Noemie (Lisette en alternance), Thomas Sagnols ou Anthony Audoux (Arlequin en alternance), Xavier Simonin (Le Seigneur), Jean-Paul Tribout (Trivelin)
Lumières Philippe Lacombe
Costumes Aurore Popineau
Décor Amélie Tribout
Collaboration artistique Xavier Simonin
Du 18 septembre au 3 novembre 2024
Du mardi au samedi à 19 heures, le dimanche à 16 heures
Au Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 Paris

vendredi 25 octobre 2024

L'univers de Benjamin Lacombe s'expose chez Deyrolle

J'apprécie le style hyperréaliste et merveilleux de Benjamin Lacombe depuis que j'ai découvert L'enfance des méchants.

Ses oeuvres ont tout à fait leur place chez Deyrolle qui expose une vingtaine d’originaux à la gouache et à l’huile de Monsieur le Lapin Blanc, son dernier album paru chez Margot le 16 octobre dernier.

Benjamin Lacombe y rend hommage aux aventures d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, un roman qui l’a profondément inspiré en tant qu’artiste. Il livre un album très personnel au ton tendre et humoristique qui explore l’anticonformisme et l’importance d’apprendre à se connaître.

Les pages composent un pays étrange et merveilleux, où les horloges comptent plus que les bonnes manières, et où vit un petit lapin blanc. Celui-ci était devenu célèbre dans tout le Pays des Merveilles pour son exceptionnelle faculté à être en retard (d’une carotte ou deux), matin, midi et soir, et même pour sa naissance.

On découvrira la vie de l’illustre Lapin Blanc, ses aventures, sa rencontre avec Alice, le chat du Cheshire ou la terrible Reine de Cœur, et sa quête du bonheur. C’est un livre sur l’anticonformisme et la nécessité de suivre son propre rythme pour trouver sa place dans le monde.

On peut feuilleter un exemplaire avant de se décider. Je suis sûre que vous serez vite convaincu. Par chance, d’autant que la fin de l’année approche, des aquarelles et tirages d’art exclusifs sont (aussi) proposés à la vente pour l’occasion. 

Benjamin Lacombe est né le 12 juillet 1982 à Paris. En 2001, il entre à l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris (ENSAD) puis collabore en tant qu’illustrateur avec différents auteurs (comme Sébastien Pérez avec lequel il signe entre autres Généalogie d’une sorcière, ou encore L’herbier des fées paru fin 2011 chez Albin Michel mais aussi La meilleure maman du monde chez Margot en mai 2022, suivi de L’enfance des méchants en 2023). Il a aussi réalisé seul de nombreux ouvrages parmi lesquels Les amants papillons, La mélodie des tuyaux, Ondine, et bien sûr Monsieur le lapin blanc.

L’éditeur et l’équipe de Deyrolle ont conçu, en accord avec l’artiste, une scénographie simple mais volontairement immersive où se côtoient une portée de lapins, plus ou moins blancs.
Je prends toujours plaisir à déambuler dans l’espace de ce taxidermiste hors normes qui depuis 1831 oeuvre à la conservation des animaux pour la postérité saisis dans le mouvement ou sous cloche pour garantir leur longévité à l’abri de la poussière et des bactéries. Leur credo est triple : respect des animaux, rigueur scientifique et savoir-faire d’excellence. Il est bon de savoir qu’on peut lui confier une réparation ou une restauration.
On y trouve aussi bien des oiseaux de nos régions, martin-pêcheur (dont la longueur du bec est surprenante), canard col-vert ou caneton (c’est une des pièces animalières les moins onéreuses, vendu actuellement une centaine d’euros).
… que des félins de carrure imposante …

jeudi 24 octobre 2024

Fourmi(s) de Florian Pâque

C'est la quatrième création de la compagnie Le Nez au Milieu du Village qui nous oblige à mettre le nôtre -de nez- sur les rouages malsains de notre société.

J'ai découvert le travail de Florian Pâque et de Nicolas Schmitt il y a 4 ans avec Etienne A. au formidable ParisOffEstival dont c'était la première édition. Déjà, à cette époque, on ne pouvait s'empêcher de faire le rapprochement avec l'univers de Ken Loach.

Tous deux continuent de tracer le sillon (qui hélas n'est pas près de se combler) de l'invisibilité et de l'ubérisation, au sens large du terme, celle qui à grande échelle entraîne la marchandisation et la robotisation dévorantes des individus. Après la plateforme d'acheminement de colis voici celle qui prend en charge les courses humaines.
Sur le toit de la Grande Tour, Antoine regarde les horizons qui s’ouvrent devant lui. Il rêve de s’envoler vers Patong en Thaïlande, loin de sa ville où tous les citadins, vus du ciel, semblent des fourmis à l’ouvrage. Pour Antoine, l’échappatoire serait de devenir chauffeur à son compte et de travailler pour "La Plateforme", une application mobile dont les publicités inondent les réseaux sociaux. Les promesses seront-elles toutes tenues ? Et jusqu’à quel sacrifice Antoine sera-t-il prêt à consentir pour échapper à sa condition ?
La Compagnie cultive l’art de la récupération avec cohérence. Antoine est le prénom du fils de celui qui manipulait les cartons qui s’empilaient sur la scène d’Etienne A. et qui ont donné naissance à une ville interminable qui, pour devenir belle et tant soit peu onirique, doit être regardée depuis un toit terrasse.

Vue d’en haut elle devient alors le territoire d’une multitude d’individus qui, à l’instar des fourmis, ne cessent de le parcourir. Si, au Lucernaire, le carré lumineux dessinant sa frontière n’apparaît pas nettement, on peut croire que le spectateur le verra se détacher sur un plateau de 10 mètres d’ouverture.

Au début de la représentation, deux amis grimpent jusqu’au 42 ème étage pour se rendre compte qu’il n’a a rien à voir, si on considère que rêver ce n’est rien. Il suffit que les lumières s’allument dans les cartons pour qu’on convienne que C'est beau une ville la nuit, comme l’écrivait Richard Bohringer dans une autofiction parue en 1988 aux Éditions Denoël.

La ville ne dort jamais. Antoine voudrait savoir où se trouve l’Asie. A droite sur la carte répond Jérémy qui désire rester sur place. Ce n’est pas lui qui ferait des sacrifices pour financer un séjour à Patong, une station balnéaire où il fait éternellement beau, située sur la côte ouest de l'île de Phuket, face à la mer d'Andaman au sud-ouest de la Thaïlande.

Depuis le toit, la ville est sans limite et sans honte, en constante activité. Les lumières bleuissent et des cohortes de fourmis apparaissent en surimpression sur les cartons et circulent de l’un à l’autre. Le dialogue entre les amis devient poétique. La musique s’élève crescendo. Changement de personnage : Florian Pâque est le père, exprimant sa passion pour le football.

C’est lui qui endossera tous les (autres) rôles alors que Nicolas Schmitt restera Antoine, mais on verra l’homme progressivement s’affaiblir car outre le traitement du sujet il faut souligner al qualité de l’interprétation. Son travail dans un Fast Food (où le mot fast n’a jamais résonné avec autant de justesse) le robotise sous les ordres d’un chef odieux, obsédé par le rendement. Il sera une proie facile pour le chant de la sirène Uber (le mot n’est pas dit mais on le devine) qui lui promet de la rejoindre pour faire baisser la pression. Il ne s’en doute pas : le pire est à venir.

Mais pour l’heure la ville de ce nouveau monde moderne est devenue rose avec la promesse très tentante de gagner 8 000 euros par mois, pourvu qu’il accepte de rouler dans une belle voiture, qui lui demandera donc d’investir 30 000 euros, et bien entendu de s’endetter au-delà de ses capacités de trésorerie et de remboursement. Au final, en travaillant comme un dingue, même la nuit, il n’arrivera qu’à se faire 600 euros par mois.

Les chiffres sont sans doute exacts, à peu près. On pourrait faire un portrait semblable de certains agriculteurs qui se ruinent en enchaînant des heures harassantes. Edouard Bergeon l’a dénoncé en 2011 dans un documentaire qu’il a tourné après le suicide de son père, et qui fut brillamment adapté au théâtre par Elise Noiraud, qui ensuite fera un autre travail remarquable dans le domaine des Ressources humaines.. Et de ceux qui reprennent des fonds de commerce sous enseigne célèbre promettant monts et merveilles. Beaucoup ne parviennent même pas à se salarier après plusieurs années harassantes et finissent par mettre la clé sous la porte. Ou enfin de ces nouveaux agents immobiliers qui se disent indépendants mais qui sont les acteurs d’une extension de l’ubérisation. Et même de ces chargés de diffusion qui, dans le secteur culturel, cumulent les contrats avec une quarantaine de compagnies qu’ils ne pourront pas satisfaire toutes. On pourrait multiplier les exemples sans parvenir à exprimer une hiérarchie dans l’horreur. On pense aussi au livre À pied d’œuvre de Franck Courtès même s’il se déroule dans le cadre de ce qu’on appelle les petits boulots.

D’autres écueils sont à craindre. Comme la rencontre malheureuse avec un client difficile qui laissera un avis pourri sur le site. On le voit bien dans l’excellent film de Boris Lodjkine L’histoire de Souleymane primé au Festival Paysages de cinéastes où recevoir une étoile comme appréciation a des répercussions catastrophiques. S’il y a au moins une chose que nous, clients (sauf à ne pas l’être) pouvons faire c’est d’avoir un peu d’indulgence et de ne pas écrire d’avis négatif. Et d’imaginer des solutions plus respectueuses, comme l’a fait la ville de Sainte-Suzanne avec l’initiative d’un taxi collectif à 4 euros la course pour que ses habitants puissent se rendre à Laval.

Antoine bosse encore davantage, jusqu’à s’abrutir, et le voilà qu’on entend scander en boucle "J’y arrive pas. Je dors pas". Franck, le représentant allégorique de la plateforme, qui porte le prénom véritable de l’algorithme d’Uber, et qui était (aussi, et c’est un hasard) le prénom du manager d’Etienne A., détient la solution : il suffirait de copier la fourmi qui peut faire 250 micro siestes par jour. Ce fut d’ailleurs le secret du dynamisme de Jacques Chirac pendant sa présidence de la République, même s’il n’atteignait pas un tel nombre de temps de repos, à l’inverse d’autres hommes politiques ayant besoin d’une récupération nocturne de plus de huit heures.

Cette injonction ironique de Franck est une forme de manipulation car l’insecte dont les capacités cognitives lui ont permis de survivre aux dinosaures n’agit jamais pour son propre compte mais pour le bien de la colonie. Je l’ai appris en visitant Mille milliards de fourmis au Palais de la découverte il y a une dizaine d’années une exposition très intéressante nous apprenant leur mode de vie sociétale.

Ce personnage apparaît régulièrement sous les traits d’une sorte de cyclope toujours plus harcelant et avide de profit. Son œil exorbité se retrouve sur l’affiche avec une fourmi qui chatouille son iris. Il rappelle plusieurs références, comme celle de 1984, le roman dystopique de George Orwell publié en 1949. Mais il évoque surtout la surveillance constante à laquelle sont soumis les prolétaires pressurés par toutes les plateformes.

A force de rouler Antoine va crouler et se couper de tout son entourage. La fin n’est malgré tout pas aussi tragique que dans la vraie vie puisqu’il ne perdra pas son copain et qu’il fera la paix avec son père, laissant le public sur la perspective d’un message d’espoir.

On a tous des envies de voyage. Certains partiront. D’autres accrocheront un poster. Réfléchissons qu’ailleurs n’est peut-être pas un monde meilleur et qu’il serait stupide d’y répliquer notre façon de vivre en profitant d’un pouvoir d’achat supérieur. N’oublions pas que nous sommes responsables de celui dans lequel on se trouve. A nous d’en faire bouger (positivement) les limites. Et d’éviter de devenir la fourmi d’un autre … un comble à une époque où le maître mot à la mode est devenu "bienveillancedans la bouche des professionnels des relations humaines.   

Les deux artistes multiplient volontiers les rencontres-débats avec collégiens et étudiants dans un cadre scolaire. Chaque élève a le souvenir d’avoir récité en classe La cigale et la fourmi. S’il y a des avantages tentants à vivre en cigale chacun a retenu la leçon de La Fontaine. Il vaut mieux se comporter en fourmi si on veut pouvoir manger à sa faim. Mais est-ce si certain ?

Fourmi(s) constituait le dernier volet d’un tryptique consacré à l’ubérisation. Ils vont continuer à nous interroger sur d’autres questions sociététales, ce qu’on désigne sous le terme de "double contrainte" avec leur prochain spectacle dont le titre sera "Appuyez sur dièse", avec un texte déjà édité lui aussi chez Lansman. Comme à leur habitude ils sont partis d’une série d’entretiens car s’il ne s’agit pas de théâtre documentaire ni militant, c’est tout de même du théâtre documenté, réellement engagé, a minima engageant, en ce sens qu’il nous incite à réfléchir sur nos comportements enfin de rendre la vie plus humaine. Et s’ils font un tant soit peu trembloter le capital ils auront le sentiment d’avoir accompli ce qui devait l’être.

Il y aura cette fois plus de comédiens sur le plateau et nous serons projetés dans l’univers de la santé. Le point de départ est le décès d’une femme en raison du non déplacement d’une équipe du Samu. Le résultat sera encore une fois très sourcé mais fictionalisé. D’ici là Fourmi(s) effectuera une longue tournée en France, en Belgique et même à Monaco.

Fourmi(s), écriture, scénographie et mise en scène de Florian Pâque
Avec Florian Pâque (le père, Franck, Jérémy, etc …) et Nicolas Schmitt (Antoine)
Création sonore Camille Vitté
Costumes Rémy Vitté
Création lumières et vidéo Hugo Fleurance
Du 18 septembre au 3 novembre 2024
Du mardi au samedi à 21 h, le dimanche à 17 h 30
Au Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs - 75006 Paris
Le texte de la pièce est publié aux éditions Lansman

Dernières créations :
Dans le silence des paumes, de Florian Pâque (2023)
Fourmi(s), de Florian Pâque (2023)
Sisyphes, de Florian Pâque (2021)
Étienne A., de Florian Pâque (2020)

mercredi 23 octobre 2024

Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours au musée Marmottan Monet

Le musée Marmottan Monet présente du 17 octobre 2024 au 2 mars 2025 une exposition intitulée Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours. Elle retrace l’histoire de la représentation de la réalité dans les arts et entend rendre hommage à une facette méconnue des collections du musée, ainsi qu’au goût de Jules et Paul Marmottan pour ce genre pictural.

Sans doute faut-il indiquer que l'expression trompe-l’œil aurait été employée pour la première fois par Louis Léopold Boilly (1761-1845) -dont la rue où se trouve elle musée porte le nom- en légende d’une œuvre exposée au Salon de 1800. Le terme ne fut adopté que trente-cinq ans plus tard par l’Académie française. Mais l’origine de ce genre serait liée à un récit bien plus ancien, celui de Pline l’Ancien (c.23-79 apr. J.C), qui rapporte dans son Histoire naturelle comment le peintre Zeuxis (464-398 av. J.C.), dans une compétition qui l’opposait au peintre Parrhasios, avait représenté des raisins si parfaits que des oiseaux vinrent voleter autour et tentèrent de les picorer.
Voilà pourquoi un des tableaux présentés est la peinture illusionniste Deux grappes de raisin de Nicolas de Largillière (1656-1746), huile sur panneau de 1677 de 24,5 × 34,5 cm prêté par la fondation Custodia Paris, collection Frits Lugt. Le peintre a suspendus les grappes à un mur en hommage à Zeuxis.

Certains thèmes du trompe-l’œil sont bien connus – tels que les vanités, les trophées de chasse, les porte-lettres ou les grisailles – mais l’exposition aborde aussi d’autres aspects comme les déclinaisons décoratives (mobilier, faïences, …) ou encore la portée politique de ce genre pictural à l’époque révolutionnaire jusqu’aux versions modernes et contemporaines à travers un parcours riche de plus de 80 œuvres significatives du XVI° au XXI° siècle, dont beaucoup ont été rarement vues et d’autres sont complètement inédites, provenant de diverses collections françaises et étrangères et des fonds du musée Marmottan Monet afin de célébrer dignement le 90e anniversaire de son ouverture le 21 juin 1934.

Le public en a saisi l’intérêt comme en témoigne l’affluence à cette expositions pour laquelle je vous conseille de réserver votre billet. J'ai moi-même été conquise, totalement fascinée par les compositions, si bien qu'à de multiples reprises je me suis heurtée au fil protecteur qui restreint l'avancée du spectateur désireux de regarder au plus près. C'est assez amusant de noter combien les visiteurs s'avancent puis reculent comme s'ils tentaient de faire une mise au point. Ils lisent les cartels à voix haute, s'exclament, manifestant leur vif intérêt. Il faut dire que la mise en avant des oeuvres est très réussie et c'était une chance de bénéficier des explications des deux commissaires, Sylvie Carlier et Aurélie Gavoille.

La genèse de ce projet a trouvé sa source dans les legs de Jules et Paul Marmottan à l’Académie des beaux-arts de sept œuvres illusionnistes : trois signées par certains des plus éminents maîtres de ce genre tels que Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Laurent Dabos et Louis Léopold Boilly, et quatre attribuées à Piat Joseph Sauvage. Elles ont été restaurées pour retrouver toute leur lisibilité et leurs couleurs d’origine et sont, pour certaines, présentées au public pour la première fois depuis des décennies, faisant ainsi de cette manifestation un double événement.

Parmi elles figure le Trompe-l’œil également intitulé le Traité de paix définitif entre la France et l’Espagne (après 1801) de Laurent Dabos (1761-1835) qui est une huile sur bois de 58,9 x 46,2 cm.
La virtuosité et l’ingéniosité technique sont les principaux ressorts des recherches des artistes qui y mêlent une pointe de fantaisie voire d’humour assumée. L’exposition offre à voir une multitude de médiums, de la peinture à la sculpture, de l’architecture au dessin, de la photographie aux arts décoratifs dont la céramique, soulignant ainsi la manière dont cet art de la tromperie s’est diffusé dans les arts.

Les neuf sections de l’exposition illustreront ainsi, à travers un parcours chronologique, la pluralité des sensibilités et des représentations du trompe-l’œil tout comme son évolution au fil du temps du XVI° à nos jours, de son âge d’or à sa persistance au fil des époques, en passant par son mépris par la critique au XIX° siècle, jusqu’à sa réappropriation encore trop peu méconnue par les artistes au XX° et XXI° siècles. La fin du parcours est même dédiée à l’art de "tromper l’ennemi" grâce à la section camouflage fondée au début de la Première guerre mondiale jusqu’aux évolutions techniques où la dissimulation devient un véritable enjeu de survie lors des conflits.
Le trompe-l'oeil joue sur les perceptions et les sens. Il est toujours intentionnel et obéit à des règles très précises : le tableau doit être une nature morte, il doit s’intégrer à l’environnement dans lequel il est présenté, requérant ainsi une mise en scène tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’œuvre. Il exige également que la représentation du sujet soit figurée grandeur nature, dans son intégralité sans être entravée par le cadre et que la signature de l’artiste soit dissimulée dans le tableau tout comme sa main pour garantir l’illusion.

On trouve régulièrement des motifs tels que le ruban, généralement clouté, la plume, la lettre, la clé, des fissures feintes, des agrafes, et souvent une loupe pour attirer l'oeil sur un détail. C'est ce que fait par exemple Edwaert Collier (1642-1708) sur cette huile sur toile de 1703 sobrement intitulée Trompe-l'oeil, provenant du misée de Lakenhal de Leyde.

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