Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 6 novembre 2025

Les Folies Gruss sont de retour à Paris

J'ai eu la chance de vivre l’expérience des Folies Gruss dans son entièreté :

➼ Le pré-show, avant le spectacle, avec un dîner (mais ça peut être un déjeuner) ponctué d'interventions artistiques et musicales, 
➼ Le spectacle équestre, aérien, musical et saltimbanque,
➼ L’after-show qui est une occasion complémentaire de rencontrer les artistes et d'échanger avec eux.

Il faut que je mentionne aussi l'arrivée depuis le Carrefour des Cascades parce que les photos que Yann Arthus-Bertrand a faites des chevaux sont d'une beauté à couper le souffle. Les températures hivernales ne nous retiennent pas de les admirer.
On suit une allée de bois pour atteindre le premier chapiteau où l'on est aimablement accueilli. Sous la tente on pourra admirer un ou deux chevaux de la cavalerie qui en compte une cinquantaine, choisis parmi dix races aussi bien pour leur tempérament que le potentiel d'aptitudes qu'ils développeront sur la piste. J'ai photographié (plus bas) Gaëto, un pur-sang espagnol, parrainé par Wendy Bouchard, un des mécènes de la Fondation pour les arts de la piste.

Et je peux vous dire que j'ai été très impressionnée par l'arrivée sur le tapis bleu du hall de Sirius, un Frison considérablement plus grand que moi (le haut de ma tête pouvait passer sous la sienne sans la frôler). L'animal semble d'une solidité à toute épreuve. Il était pourtant arrivé très malade, craintif et maladroit mais il a été soigné six mois avec détermination et amour. Il est aujourd'hui le leader du groupe. Les chevaux de cette race portent toujours une robe noire, leur valant le surnom de "perle noire". Pour ceux qui connaissent, Zingaro, l'étalon fétiche de Bartabas est un Frison. La famille Gruss en compte six. Ce sont les plus polyvalents.

Les plus petits sont les chevaux arabes, de race Barbe, à la robe alezan, très agiles en saut. Arrivèrent alors les chevaux ibériques, 22 pur-sangs espagnols ou portugais qui sont d'habitude utilisés en tauromachie et qui salueront dressés sur leurs pattes arrière. Ensuite les chevaux de trait, qui sont les plus belles races françaises, Cob normand ou Comtois. Sans oublier les petits poneys britanniques originaires des îles Shetlands, au nord de l’Écosse.
  
La variété des races sera présentée au tout début du spectacle, nous permettant de comprendre l'étendue de la palette. Il faut avoir conscience du travail que cela représente. Chaque animal dispose de son propre box, de chacun 12 mètres carrés, au sein d'écuries de 1500 mètres carrés en plein coeur du Bois de Boulogne dans lequel ils effectuent des sorties journalières.
Le suivi vétérinaire est exemplaire. Sur le plan de la santé comme du bien-être animal je pense qu'il serait difficile de faire mieux. D'ailleurs les chevaux sont considérés comme des membres à part entière de la grande famille Gruss. Enfin, à travers le Fonds de dotation Alexis Gruss, les chevaux arrivés à l'âge de la retraite bénéficient d’un environnement de qualité, tout en participant à des actions d’équithérapie et de médiation équine au service de publics en reconstruction ou en difficulté (autisme, isolement, cancer, incarcération, surcharge numérique…). Il est situé dans le parc du château de Crochant à Piolenc (Vaucluse) où la famille s'est installée en 1994 et qui est devenu sa propriété depuis janvier 2000.

C'est Maud Gruss qui dirige désormais la cavalerie et l'émotion sera à son comble à la fin du show quand elle recevra la médaille d'argent de l’Ordre du Mérite agricole des mains de la Colonel Marie-Audrey Leheup, commandant du régiment de cavalerie de la Garde républicaine. Cette décoration salue un parcours et une vie dédiée au travail, à des valeurs tant défendues par le fondateur de la compagnie.

mercredi 5 novembre 2025

La disparition de Josef Mengele adaptée et jouée par Mikaël Chirinian

En quittant le théâtre de la Pépinière, abasourdie par le flot et le débit de paroles de Mikaël Chirinian, je m’interroge sur l’échelle du pire. Sont-ce les horreurs commises par Joseph Mengele à Auschwitz ou son absence de remords ?
En 1949, Josef Mengele débarque à Buenos Aires. Caché sous une fausse identité, l’ancien médecin-chef du camp d'Auschwitz, qui avait envoyé près de 400 000 homes et enfants en chambre à gaz, croit pouvoir s’inventer une nouvelle vie. L’Argentine est bienveillante, le monde entier veut oublier les crimes nazis.
Ce spectacle est l’adaptation du roman éponyme d’Olivier Guez et l’histoire de la cavale de l’un des plus grands criminels de guerre du vingtième siècle, en Amérique du sud qui s’achèvera par sa mort sur une plage au Brésil en 1979. Au plus près de cet homme insaisissable, cette traversée intime et historique raconte l'impunité totale dont il a bénéficié.
Il est difficile d’assimiler toutes les informations tant l’acteur les déverse. Ça va très (trop?) vite et nous n’avons aucune envie de chercher la moindre circonstance atténuante au personnage. La cavale de l’ange exterminateur (pourquoi ange ?) n’inspire que le mépris, ce qui est sans doute le but recherché par le metteur en scène Benoit Giros.

Le décor est simple bien que le fond de scène soit saturé de photos, de pages de journaux, de portraits … Plusieurs valises rappellent que le personnage passe le reste de sa vie en cavale. Le comédien est arrivé par la salle, s’adressant à nous avec détachement comme l’aurait fait un conférencier dans un musée pour mettre en valeur un objet du patrimoine, un matériel agricole de la marque Mengele. Cela semble invraisemblable mais ce fut une entreprise florissante, d’abord dans le domaine des moissonneuses batteuses, puis -on peine à le croire tant c’est un signe- dans les machines pour épandre le fumier. Les choix stratégiques furent mauvais et le site de production a été rasé au début des années 2000 pour y construire un centre commercial, un cinéma et des parkings.

L’adresse au public bascule sur une tonalité emphatique, passionnée. L’homme devient volubile, enflammé, intarissable, … n’exprimant ni remords ni compassion mais s’apitoyant sur son sort, obsédé par la volonté d’échapper à ceux qui sont à ses trousses pour éviter la condamnation dont il sait d’avance qu’elle aboutirait à une épine de mort.  On pourrait le voir comme un délire … à ceci près que l’on s’agit que ce qu’il dit est vrai.

Protégé et soutenu pendant près de quarante ans par sa famille, ses compatriotes et les gouvernements des pays qui l’ont accueilli, Josef Mengele mourra sur une plage brésilienne sans avoir jamais affronté la justice en 1979 et San jamais avoir exprimé le moindre regret.

Dégoût et mépris s’étendent à tous les réseaux complices, aveugles ou volontairement intéressés, qu’ils soient allemands, argentins ou paraguayens. Tout ce qui est dit est de notoriété publique pour peu qu’on ait un minimum de conscience politique. Il n’empêche que notre conscience est secouée comme si nous subissions un tsunami.

Bien qu’intitulé La disparition de Josef Mengele le spectacle rappelle qu’il n’était pas le seul à échapper à la justice. Son système de défense, invoquant avoir fait son devoir de scientifique par loyauté envers l’état allemand démontre que c’est tout un système qui méritait d’être condamné. Il faut donc, paradoxalement, que Josef Mengele ne disparaisse pas pour que cet homme devienne notre Jimmy Cricket s’adressant directement à nos consciences.

Le sujet est historique mais d'une actualité encore brûlante puisqu'au même moment ce récit a été porté à l'écran par Kirill Serebrennikov et sous le même titre. le film est sorti le 25 octobre et suscite une certaine polémique à propos du parti-pris artistique.
La conclusion prononcée par Mikaël Chirinian est on ne peut plus juste : il faut se méfier des hommes. En particulier de ceux qui confondent ce qui est légal (ou autorisé, voire encouragé) avec ce qui est légitime parce que le sentiment d’impunité conduit à la toute puissance et tous les débordements sont alors envisageables.

On connait bien Mikaël Chirinian qui a autant travaillé au cinéma qu'au théâtre, et même à la télévision. Je l'avais découvert dans un seul en scène mis en scène avec Anne BouvierRapport sur moi (en mars 2009) et son talent s'était confirmé dans La liste de mes envies toujours sous la direction d'Anne Bouvier. Je l'avais revu avec plaisir pendant le festival d'Avignon au Chêne noir dans le grand succès que fut Changer l'eau des fleurs où il jouait et consignait la mise en scène.

La disparition de Josef Mengele 
D'après le livre d'Olivier Guez, publié aux Editions Grasset, Prix Renaudot 2017
Adaptation et jeu Mikaël Chirinian 
Mise en scène Benoit Giros
Créé le 29 juin 2024 au Théâtre du Chêne Noir (Avignon Off 2024)
Création sonore Isabelle Fuchs
Création costume et scénographie Sarah Leterrier
Création lumière Julien Ménard
Prolongation tous les lundis à 21h jusqu'au 22 décembre 2025.
A la Pépinière Théâtre
7 rue Louis Le Grand, 75002 Paris

Le spectacle sera ensuite en tournée en janvier 2026 aux 3 Pierrots de Saint-Cloud, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Cyr-l'Ecole, au Centre Culturel Albert Camus d'Issoudun, à l'Espace Saint-Exupéry de Franconville, en février 2026 au Théâtre Antoine Watteau de Nogent-sur-Marne, au SEL de Sèvres, aux Scènes Mitoyennes de Cambrai, en mars au Théâtre de Haguenau, à l'Espace Rohan de Saverne, L'Acqueduc de Dardilly, l'Auditorium de La Louvière d'Epinal, Le miroir de Gujan-Mestras, la Fabrique de Saint-Astier, le Vesinet et Antibes, en avril à L'Embarcadère de Saint Sébastien-sur-Loire.

mardi 4 novembre 2025

Augmenta, la nouvelle exposition de Maurice Renoma

Si je n'ai pas pu me rendre au vernissage de l'exposition AUGMENTA de Maurice Renoma qui a eu lieu en fin de journée le mardi 4 novembre j'ai néanmoins eu la chance de la visiter en avant-première et surtout de pouvoir discuter un petit moment avec l'artiste.

C’est avec un peu d’émotion que je suis arrivée au 129 rue de la Pompe dont les vitrines ont conservé quelques traces de collaborations antérieures ou d'anciennes expositions comme  avec ces charmants "Momo" tricotés, enlacés sur un fauteuil.

Le mobilier est présent depuis 2005 avec la volonté de détourner des pièces de style Louis XV en y incorporant des créations photographiques de Maurice Renoma. Très prisées par les architectes et décorateurs, produites en édition limitée et numérotées, on peut les trouver dans le monde entier dans les intérieurs les plus branchés. 

A l’intérieur de la boutique, le présent fait bon ménage avec le passé. Les murs portent le souvenir de clients illustres. Comme Jane Birkin ou Serge Gainsbourg que Maurice a si élégamment habillé d'un blaser … qui est encore en vente. D'ailleurs je signale aux amateurs de vintage que plusieurs pièces iconiques sont encore disponibles, en boutique ou en ligne.
On y trouve encore davantage que des allusions à Andy Warhol qui fut le premier dans les années 80  à porter cette veste multipoches si pratique pour un photographe et que les baroudeurs de tous poils ont vite adoptée. Il suffit de retourner les blousons et d'en admirer les dos.
Si le noir et blanc dominent la couleur est bel et bien présente par touches et tout à l'heure je remarquerai le foulard au motif Roy Lichtenstein au cou de l'artiste. Preuve, s'il en fallait que Maurice Renoma est définitivement fan du mouvement pop-art américain.
Le public côtoie l’intime en toute simplicité. Le chien de Maurice reste présent en de multiples endroits, par exemple sur le dossier de ce fauteuil, montant la garde au pied de l'escalier. Depuis cinq ans il conduit à un espace de 220 m2 dédié aux rencontres culturelles et artistiques où je vais découvrir Augmenta.

Ce n'est pas la première exposition de Maurice Renoma. Avec celle-ci l’artiste, passionné d’images sous toutes ses formes depuis des décennies questionne notre époque sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme.

Il pose une question essentielle qui lui est soufflée par l’accélération technologique : L’humain est-il encore un sujet libre et pensant, ou déjà un objet programmé ? Par une approche artistique transversale et engagée, mêlant photographies modifiées, techniques mixtes et traitements algorithmiques, il interroge les normes, les identités, les mutations sociales et biologiques, avec une vision toujours en décalage, souvent en rupture.
C'est le regard de Focus, sa mascotte bienaimée, qui guide le nôtre dans la première pièce. Ce sera encore lui qui nous intriguera dans la dernière.
Chacun ses mythologies. Celles de Maurice, qu'il s'agisse de chien (d'autruche, de singe ou de cheval) se présentent avec élégance, dans un anthropomorphisme raffiné, portant souvent un costume.

Maurice Renoma donne à voir avec Augmenta un être humain fragilisé, désincarné, en perte de repères. Loin d’une humanité augmentée, c’est une humanité menacée qui se dessine : uniformisée, privée de sa complexité, absorbée dans une réalité instable et artificielle.

lundi 3 novembre 2025

L'étranger, un film de François Ozon

Je suis sortie bouleversée de la projection de L'étranger, de François Ozon. Comme quasiment tous les spectateurs, je me suis promis de relire le roman d'Albert Camus qui, je le rappelle, est un des trois romans francophones les plus lus au monde.

Je sais que nombreux sont ceux qui font le choix inverse, estimant qu’il est de leur "devoir" de se rafraîchir la mémoire avant de s’asseoir devant l’écran. Mais non ! Il faut juger l’œuvre cinématographique pour ce qu’elle est.

L'usage du noir et blanc, tout à fait habituel chez ce réalisateur, permet d'installer le film à la fois dans une forme de réalité historique et de densifier sa puissance narrative, sans parler de son intérêt économique permettant d’éviter de coûteuses reconstitutions. C’est aussi un parti-pris esthétique permettant des jeux d’ombres et de lumières qui répondent au questionnement philosophique car rien n’est jamais tout blanc ou tout noir.

Il est économe de dialogues, faisant parfois penser dans la première moitié à un film muet. Ce parti pris confèrera aux quelques répliques une puissance inouïe, en particulier l'altercation entre l’aumônier (Swann Arlaud) et Meursault (Benjamin Voisin), enfermé en prison et ignorant si son pourvoi sera accepté ou rejeté.

Benjamin Voisin, que j'avais vu récemment dans la série Carême, endosse un tout autre costume et confirme un grand talent. Vous vous souvenez peut-être davantage de lui comme Lucien de Rubempré dans Les llusions perdues. Ou encore du rôle que François Ozon lui avait donné dans Eté 85.

Toute la distribution est excellente, notamment Rebecca Marder, qui était Une jeune fille qui va bien, dans le premier film de Sandrine Kiberlain. Et Denis Lavant qui campe un vieil homme antipathique, Salamano, dont l’humanité se révèlera plus tard avec d’autant plus de force. On retrouve un autre de ses acteurs récurrents, Pierre Lottin (au générique l’année dernière de Quand vient l’automne) dans le rôle de Raymond Sintès qu’il campe avec la virilité banale des machos des années 30-40. Et puis Christophe Malavoy dans le rôle du juge, Nicolas Vaude dans celui du procureur et Jean-Charles Clichet en avocat.

A l'heure où Robert Badinter est panthéonisé on pourrait penser que L'étranger (qui était, on l’oublie peut-être, un premier roman, publié en 1942) est un pamphlet contre la peine de mort. Ce chef d'oeuvre est en fait la démonstration de l'absurdité de la vie et nous impose de réfléchir aux actes que nous entreprenons, que ce soit en pleine conscience ou par indifférence.
Alger, 1938. Meursault, un jeune homme d'une trentaine d'années, modeste employé, enterre sa mère sans manifester la moindre émotion. Le lendemain, il entame une liaison avec Marie, une collègue de bureau. Puis il reprend sa vie de tous les jours. Mais son voisin, Raymond Sintès vient perturber son quotidien en l'entraînant dans des histoires louches jusqu'à un drame sur une plage, sous un soleil de plomb...
Pour moi, L’étranger est un chef-d'oeuvre (je parle toujours du film). Le noir et blanc nous fait d'emblée remonter le temps, impression renforcée par le ton si caractéristique de la voix donnant les dernières informations … de l'époque dans une manière de parler très particulière. Nous sommes plongés au coeur de la casbah, qu'on nous prévient être un incroyable mélange de la vie arabe et française. 

"Nous sommes français. Vive la France". C’est dit et écrit partout. Mais le "vivre ensemble" que nous tentons aujourd’hui de faire entrer de force dans les cerveaux (dès l’école maternelle) n’est pas encore en germe. On constatera à de multiples reprises que l’égalité ne règne pas entre "tous" les français, même si ce n’est pas le sujet du livre. Par contre François Ozon va subtilement nous amener à y réfléchir. Je ne vais pas dévoiler comment mais je peux dire que la dernière scène apporte une clé, tout comme d’ailleurs le choix dernière la première.

En effet il bouleverse la chronologie originale en commençant avec la prison civile dans laquelle on entraine un homme à contre-jour, clouté un peu comme le serait un mirage dans le désert. Il est vite apostrophé par un homme lui demandant ce qu'il a bien pu faire pour justifier un emprisonnement car il semble bien être le seul blanc parmi tous. "J'ai tué un arabe". On remarquera qu'il ne dit pas qu’il a tué un homme. Nous sommes en 1942, faut-il le souligner ?

Arrive ensuite, sous forme de flash-back le "fameux" télégramme : "Mère décédée. Enterrement demain."

On sait tous qu’Albert Camus met en avant l’absurdité de la vie dont il est vain d'en chercher le sens. S'il ne fallait retenir qu'une réplique ce serait celle-ci : Toute cette vie est absurde ! Sans dénaturer le raisonnement philosophique François Ozon va plus loin, en démontrant comment le mode de pensée de Meursault, apathique et égocentrique, indifférent à ceux qui se soucient de lui, va jusqu'à le conduire à tuer un inconnu sous prétexte qu'il a chaud et qu'il a le soleil dans les yeux … j’ajouterai dans un bref instant d’aveuglement.

Meursault, qui porte le nom d'un si beau terroir. bourguignon, est-il un monstre ou est-ce la société de l’époque qui l’était ?  Car enfin il ne sera pas condamné pour avoir tué mais pour avoir manqué d’amour filial, plus précisément pour n’avoir pas manifesté d’amour filial alors que tout le monde attend cela de l’orphelin. Il porte une cravate noire et un brassard qui attirent l’œil sur sa condition d’orphelin.

C’étaient d’autres temps. Les femmes étaient voilées ou enchapeautées, avec à minima un foulard noué sous le menton. La veillée funèbre était de rigueur (nous en sommes dispensés aujourd'hui sans être jugé insensibles). Le corbillard était tiré par un cheval. Le contraste est criant entre l'émotion du "fiancé de sa maman" (très en avance pour l'époque) et l'impassibilité du fils.

On découvre avec un regard nostalgique les bains d'Alger. Fernandel avec le Spoutz, nous ramène à Pagnol. La célèbre réplique dite sur tous les tons fait rire la jeune fille :  Tout condamné à mort aura la tête tranchée, sans imaginer un seul instant (évidemment) sa dimension d’oracle.

La première partie du film étant très économe de dialogues, chacun prend une forte ampleur, y compris quand c'est Fernandel qui parle ou le "fameux" voisin, Pierrot (Pierre Lottin) : maintenant t'es un vrai copain.

Plusieurs phrases vont résonner longtemps :
- "Je ne m'attendais à rien".
- "Changer de vie, je ne crois pas que ce soit possible".
- "Se marier, ça m'est égal si tu veux".
- "La maladie dont on ne guérit pas c'est la vieillesse".

François Ozon nuance à plusieurs endroits en instillant des considérations qui correspondent aux prises de conscience contemporaines. Ainsi la scène hallucinante de bagarre entre Sintès et sa maitresse est interrompue par un agent de police qui prend quasiment le parti de la femme et qui n’est pas dupe des violences qu’elle subit.

Le thème principal demeure l'absurdité de la vie, en ce sens que la fin est prévisible, implacable, et inévitable : Nous sommes tous condamnés à mort et tous à l'épreuve de la dernière heure. En ce sens Meursault (comme tout le monde) vit sans aucun espoir.

Pour preuve, les morts sont nombreuses avec, par ordre d’apparition à l’écran : la mère, le chien de Salamano, l’arabe et Meursault. Sans compter les heures puisqu'à la question de sa fiancée pendant un parloir (encore une scène hallucinante) Tu fais quoi de tes journées ?  Il répond je tue le temps.

Le tour de forces est de ne pas rendre le personnage de Meursault antipathique ni de susciter la moindre empathie, plaçant ainsi le spectateur dans la même posture que le héros, à savoir une sorte de placidité froide. J'ai perdu l'habitude de m'interroger sera la seule réponse de l'homme à propos de son insensibilité. Nous entendrons néanmoins brièvement l'évocation d'un souvenir agréable : le silence exceptionnel d'une plage où j'ai été heureux (sur lequel Camus terminera son ouvrage).

A l'inverse, Camus justifie longuement la position de Meursault en faisant entrer le lecteur dans son cerveau (chapitre 3) : C'est à peine si on a écouté Masson qui a dit que j'étais un honnête homme (…) Salamano que j'avais été bon pour son chien. Il faut comprendre (c'est répété) mais personne ne paraissait comprendre.

Refusant de jouer ou pire encore de mentir, Meursault, dans le film, et d'aucune manière, ne plaide non coupable. Il est prêt à payer mais refuse qu'on lui en demande plus (sous-entendu des regrets) et dénonce l'hypocrisie de la religion.

Camus le fait se préparer à l'issue fatale (sans la raconter). Ozon montre la guillotine en plein désert, au bout d'un chemin semblable à celui emprunté auparavant par le corbillard, annonçant la "promesse" du président énoncée dans le roman : le président m'a dit que j'aurai la tête tranchée.

La musicienne koweïtienne Fatima Al Qadiri a composé la bande originale. La dernière chanson, sur le générique, est le premier single du groupe The Cure, paru initialement en 45 tours en décembre 1978, Killing an Arab. Impossible de trouver mieux, à tous points de vue : 
I'm alive, I'm dead
I'm the stranger
Killing an Arab

Outre le parti-pris d'une première partie très peu dialogues et d'une seconde qui l'est davantage, le réalisateur a renforcé la présence féminine, donnant plus de poids à Marie Cardona, surprise de l'attitude de son amant mais l'acceptant, et à la soeur de l'arabe à qui il donne le prénom de Djemila et qu'il fait revenir dans la dernière scène, qui est presque de l'ordre du devoir de mémoire autant, à juste raison, nous tenons tant au XXI° siècle.

Avec ce film magistral, offrant une relecture fidèle mais contemporaine, on oublie l'adaptation de Visconti (1967) avec Marcello Mastroianni et Anna Karina il y a quelque soixante ans.

L'étranger, un film de François Ozon
Adapté du livre éponyme d'Albert Camus, réalisé par François Ozon
Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud, Christophe Malavoy, Nicolas Vaude, Michèle Perrier, …
En salles depuis le 29 octobre 2025

dimanche 2 novembre 2025

Mes pieds nus frappent le sol de Laure Martin

J'ai découvert Mes pieds nus frappent le sol par le biais d'un extrait figurant dans la bibliothèque d'Hors concours. Le coup de coeur a été immédiat. Et je ne suis pas unique puisque le roman est déjà en réimpression.

Le livre est porté par le public et par de grands noms. Camille Kouchner, l'auteure de La Familia grande l’a remarqué sur les réseaux sociaux. Anouk Grinberg, l'auteure de Respect, signe quelques mots sur le bandeau.

Mon intérêt s'est confirmé lorsque j'ai lu le livre dans sa continuité. A commencer par la couverture sur laquelle une grue (ou une aigrette) s'apprête à prendre son envol, dont les pattes justement frappent le sol. Comment ne pas y voir la représentation de l'auteure ?

La grue a une image positive dans beaucoup de cultures, excepté en Inde où elle représente la trahison. En Chine, elle incarne l'immortalité, en Allemagne elle est l'emblème du messager de dieu et en Grèce, la grue représente la pureté. Chaque année, des milliers de gens sur la terre plient des grues en papier en souhaitant la paix dans un monde où les gens pourraient vivre sans peur.

Son éditeur, Etienne Galland de Double Ponctuation n'aurait pas pu faire une meilleure suggestion même si on aurait apprécié une oeuvre d'art, faite par un ami, par exemple Emmanuel qui est un des personnages de l'histoire.

Grandir dans un milieu aisé ne préserve pas du malheur. Laure Martin le démontre hélas en ayant été placée à l’adolescence en foyer par l’Aide sociale à l’enfance. Elle explore mille façons d’habiter son existence pour trouver son chemin. Artistiquement, elle pratique tout d’abord le slam, d’où elle tire le rythme et le sens de la formule qui caractérisent encore aujourd’hui son écriture. Mes pieds nus frappent le sol est un récit largement inspiré de son vécu.

C'est son premier roman publié, sans être le premier qu'elle ait écrit. Sans surprise quand on apprend qu'elle écrit depuis "toujours". Sa publication doit au fait qu'à 41 ans, à l'occasion de la fin d'un travail Laure Martin se soit posé la question fondamentale de poursuivre sa route à l'identique ou de réaliser son rêve. Elle a décidé de s’accorder un an pour le faire aboutir et la première étape du pari a été remportée puisque Double ponctuation a répondu très vite. Le succès est très probablement assuré avec la réimpression. Recevoir le Prix Hors concours serait un couronnement, mais figurer parmi les 5 finalistes est déjà un beau résultat. Réponse mardi 25 novembre en soirée …

Un des thèmes, parce que c’est loin d’être le seul, est l’inceste. Il a longtemps été traité par des confidences très élaborées, arrivant à demi-mots (comme le fit Christine Angot) ou avec brutalité. Les lecteurs ont depuis appris à lire ce type de texte et cherchent maintenant un travail littéraire. Le roman de Laure Martin apporte sa pierre au cairn des violences intrafamiliales.

Dieu sait qu'il n'est pas anecdotique quand on sait que la réalité scientifique documentée récemment atteste de 20% d'incestes en France, touchant ainsi 1 enfant sur 5. Et il ne s'agit là que d'actes commis, auxquels il faut ajouter les ambiances de climat incestuel. les statistiques sont terribles. Elles méritent d'être lues attentivement (p. 211).

Mes pieds nus frappent le sol résonne comme un cri et son écriture (du moins dans la période rose) faite à hauteur d’enfant est assez rare dans ce thème de l’inceste, pourtant de plus en plus traité, en littérature comme au cinéma. Malgré un sujet lourd, j’ai apprécié la dérision et la distance que l’autrice est parvenue à partager avec le lecteur qui a envie de la suivre jusqu’au bout en pariant sur sa capacité de résilience.

Celle-ci s'exprime à diverses reprises en donnant son titre au roman dès la première partie : Mes pieds nus frappent le sol, je quitte ce que je suis devenue et deviens celle qui est dans ce furieux présent (p. 79).

Malheureusement Laure entre dans la Zone grise. C'est l'enfer de la psychiatrie, des traitements lourds … alors qu'elle résume d'une phrase la situation : Je ne suis pas malade, je suis malheureuse, à en crever (p. 103).

De fait, les violences succèdent aux violences parce que l'inceste prédispose à leur répétition. Elles se manifestent dans le monde du travail parce que la fascination pour le fonctionnement masculin (fort bien expliquée p. 126) et l’identification au sexe dit "fort" pour sauver sa peau ne pouvait pas être une solution à long terme. Après une promotion (amplement méritée) elle mesure combien être une femme est un handicap dans la vie professionnelle, surtout quand la majorité des employés sont des hommes peu compétents. Mais elle s'est prise au jeu se sentant devenir l'égale des hommes, de ceux que la société honore (p. 138), fatale erreur : La libération de la femme par l'émancipation économique que l'on m'a promise n'est qu'une nouvelle oppression (p. 147).

On retrouve encore les violences dans sa vie personnelle et les traumatismes gynécologiques sont un cauchemar supplémentaire. Et pourtant la jeune femme se réappropriera son corps, se libèrera des dominations, et trouvera son chemin vers la liberté.

On voit ainsi se constituer une sorte de #Metoo d’un autre ordre un #MoiAussi (j’ai été abusée) qui n’est pas tant que ça dans la dénonciation du coupable (criminel) mais dans la manifestation de sa propre force, qui pourrait s’appeler #JeSuisResté(e)Debout ou #JeSuisVivant(e).

Une grande force émane de la discussion que nous avons eues toutes les deux et est de nature à être rassurante. Cet aspect d'éducation du lectorat et de dynamique de la sororité est un peu nouveau mais ô combien fondamental. Il apparait nettement dans la troisième partie du roman, Purple wave, succédant à Zone grise et Chambre rose.

Laure Martin interroge sur ce que c'est finalement d'être une femme libre. Et surtout quel est le prix à payer puisque tout se vend, tout s'achète (p. 190). A propos de #MeToo elle a raison de pointer que ce ne sont pas les mecs le problème, c'est nous (…) il faudrait qu'on apprenne à se défendre dès la maternelle (…). Moi quand j'ai crié ma rage on m'a mise sous médocs (une réponse récurrente d'un livre à un autre, comme le souligne aussi Anouk Grinberg dans Respect).

Cette question de la liberté est essentielle parce qu'avoir été façonné(e) dans l'enfance comme un objet est lourd de conséquences, prédisposant à l’augmentation des risques d’exposition à d’autres violences, de toutes sortes. Les traumas provoquent une dérégulation des circuits de la dopamine, façonnent le cerveau et poussent à l'hypervigilance. Il n'est pas aisé d'être féministe sans basculer dans le masculin.

Dans la dernière partie Laure Martin, qui se dit avoir été façonnée par King Kong théorie de Virginie Despentes, évoque les mouvements féministes qui se propagent au Mexique en autorisant l’accès à la violence.

Elle a beaucoup de projets, parmi lesquels la publication d'un autre roman, qui ne sera pas écrit à la première personne. Il y sera notamment question du lien mère-fille et de la transmission traumatique. Mais laissons d'abord Mes pieds nus frappent le sol poursuivre sa route.

J’invite ceux qui ne connaissent pas encore le prix Hors Concours à lire le compte-rendu de la dernière cérémonie (en 2024).

Mes pieds nus frappent le sol de Laure Martin, en librairie depuis le 9 janvier 2025

vendredi 31 octobre 2025

Un été chez Jida de Lolita Sene

J'ai connu Lolita Sene par son dernier roman, Seules les vignes, qui m'a "naturellement" donné envie de lire le premier, d'autant qu'il avait été retenu dans la sélection 2025 des 68 Premières fois. Un été chez Jida, est un libre bouleversant, un de plus pour dire le calvaire d'une petite fille victime d'inceste.

C'est un roman un peu hybride, donnant la parole à plusieurs personnages qui tous s'adressent au double fictionnel de l'auteure et qui prennent la parole sans nécessairement respecter la chronologie. On se perd un peu, ne sachant plus qui parle et à qui (par exemple p. 102-103) mais il ne fait aucun doute que le contexte est grave.

On a aussi du mal à discerner le sujet du roman qui oscille entre la description d'une famille, un plaidoyer envers la condition des harkis mis à l'index de part et d'autre : les Arabes jugent les harkis en traitre, les Français nous prennent pour des envahisseurs (p. 35) et la révélation de plusieurs drames, jusqu'à la répétition d'une scène entre un oncle et sa nièce en Californie, sous les yeux de la narratrice, et qui s'ajoutent à celui dont elle fut la victime.

Les faits la concernant sont évoqués à plusieurs reprises, à chaque fois à demi-mots, au début du roman puis de nouveau au milieu (p. 117) en faisant intervenir Leila, la mère, dont la fille excuse l'absence, et à qui on fait raconter ce qu'elle n'a pas pu voir puisqu'elle était absente, loin en vacances en Italie. Mais très vite le récit passe à la première personne, révélant qu'Esther a pris la parole.

Lolita Sene nous fait entrer dans un monde vivant en vase clos, parfois joyeux, où les préparatifs prennent plus de temps que ne dure la fête. Où le plat de fête des déjeuners estivaux est un couscous kabyle aux fèves arrosé d'huile d'olive.

Elle décrit un monde qui est aussi marqué par la noirceur. Où les adultes ne prennent pas le temps d'éduquer les enfants. Où les violences qu'on inflige aux filles sont accablantes (p. 35). Où les garçons sont largement préférés et ont tous les droits, surtout le petit dernier, le préféré. Où Jida ordonne tout depuis son silence (p. 18).

Le lecteur est plutôt désarçonné parce que si le personnage principal finit par dénoncer l'inceste à la police le livre est jonché de propos atténuant la responsabilité du criminel, à commencer par l'avertissement qui précède le récit : Ici, on ferme les yeux et on murmure Maktoub en levant les mains au ciel.

Il est important de rappeler qu'il s'agit d'un crime, au regard de la loi, et constitue une circonstance aggravante d'autres infractions. La réclusion criminelle est ainsi portée de de 7 à 10 ans pour les agressions sexuelles sur mineur de moins de 15 ans (Art.222-29-3 du Code pénal) et de 15 à 20 ans en cas de viol (Art.222-24 du Code pénal).

Toujours est-il que, sous couvert d'expliquer le déroulement des faits et leur engrenage, Lolita Sene semble avancer des "justifications" davantage que des preuves de culpabilité. En premier lieu à l'égard de cette grand-mère pointée dans le titre, Jida, qui avec "son indifférence et ses gestes autoritairespunit Esther (qui n'est encore qu'une enfant) de la liberté prise par sa mère en fuyant à 16 ans pour éviter un mariage forcé (p. 14).

Le comportement de cette femme est ambigüe. Est-elle une mère dépassée ou aimante ? Décrite comme un petit oiseau aux pattes cassées (p. 29) continue à bientôt 60 ans, d'idolâtrer son père mort depuis 30 ans. 

Lolita, pardon Esther, avait été un bébé capable de dormir n'importe où, même dans le brouhaha d'un concert, et à qui on s'adressait comme à une adulte, habituée depuis toujours à faire moins de bruit qu'une mouche sur le carreau d'une fenêtre (p. 42).

C'est en toute logique que lorsqu'elle sera abusée, son moyen de défense sera d'apprendre à dormir en surface (p. 22). Elle deviendra le singe qui n'entend pas (…) le singe qui ne parle pas, (…) puis le singe qui ne voit pas.

Jusqu'à ce qu'une cousine brise l'omerta en portant plainte. La bombe est jetée. Esther parle alors mais la famille ne l'écoute pas. La grand-mère soutient son fils chéri. C'est comme çà, avance l'auteure comme si c'était une excuse. Pourtant, si on lui intimait l'ordre de monter à l'étage et d'attendre dans la première chambre (p. 20) c'était bien la preuve qu'on savait. 

Elle fait alors un double constat : elle n'est pas la seule victime, et il est de son devoir de soutenir sa cousine. Elle porte plainte à son tour. Dans une scène surréaliste (p. 126) un commissaire fera pression pour qu'elle revienne sur ses déclarations et obtiendra une lettre de renonciation. Lettre inutile puisque -elle l'apprendra beaucoup plus tard- le procureur décidera de poursuivre l'enquête.

Avec un titre plaçant Jida au centre de l'action on peut aussi penser que l'auteure a souhaité malgré tout rendre une forme d'hommage à cette grand-mère qui a tout de même des circonstances atténuantes, ayant eu 9 enfants … en seulement 12 ans. La fin du roman revient sur son parcours qui nous est raconté avec sensibilité.

Si j'hésite encore à qualifier quel est le thème central je remarque avec joie que les derniers mots sont porteurs d'espoir. La narratrice a réussi à se détacher du passé : je vivrai ailleurs et je m'en tiendrai à ce qui est beau.

Elle a précédemment fait une allusion fugace à sa condition de vigneronne. Ayant lu Seules les vignes avant Un été chez Jida je sais comment la vie a tourné pour elle et je m'en réjouis. Je ne renie pas mes réserves sur l'écriture de ce premier roman, tout de même finaliste du prix Françoise Sagan 2024, et qui appartient à la sélection des 68 premières fois pour 2025, mais je sais qu'une auteure est née et je suis impatiente de découvrir son prochain roman.

En parallèle de son écriture, elle contribue à la revue littéraire George en tant que rédactrice en chef, et elle produit du vin naturel dans le sud de la France, près d’Avignon.

Un été chez Jida de Lolita Sene, au Cherche Midi, janvier 2024

jeudi 30 octobre 2025

Deviens, le nouvel EP d'Andréa Ponti

Andrea Ponti était en concert à Paris le 17 septembre dernier au Zèbre de Belleville pour la sortie de son EP Deviens, et j'aurais adoré pouvoir y aller mais j'étais alors déjà au Mexique.

J'avais été séduite par la voix de Toi aussi, entendue sur le clip de la chanson. L'écoute de tout l'album a confirmé mon impression.

La voix semble joyeuse mais, en interrogeant  Dis-moi que je ne suis pas la seule dont les larmes coulent toutes seules, elle y évoque son hypersensibilité à fleur de peau, ce tempérament que l’on retrouve chez près d’un quart de la population avec cette autre manière de percevoir le monde, toujours "plus" où chaque nuance parait infinie.

Les professionnels y voient l'envol d'une artiste audacieuse qui va compter dans le panorama de la pop française et je partage leur avis. Elle ose, libre, sincère et résolument indépendante. 

On est bluffé quand on réalise que cette carrière d'artiste se concrétise seulement depuis quatre ans, en 2020, alors que ses enfants ont gagné en autonomie et qu'elle décide de réaliser son rêve d'enfant : devenir chanteuse.

Elle ne dit pas quels auront été les éléments déclencheurs, au moment où elle est entrée dans ce qu'elle considère comme la deuxième partie de vie, alors qu'elle prend conscience que le temps est compté et qu'il ne faut rien en perdre. Elle se lance et elle le fait à fond, avec passion, parce qu'elle est une femme de sang et de larmes, comme elle le confie dans Va, vis, deviens (piste 5) qui raconte l'histoire d'une aventure intime et néanmoins universelle, en appliquant la philosophie développée par Nietzsche.

La musique d'Andrea Ponti diffuse une musique empreinte de vibrantes émotions. Chacune des cinq compositions originales met en lumière la richesse de son timbre. Elle y démontre toutes ses facettes, la mère, à travers la si belle déclaration d'amour de Tu t'envoles (piste 2), l'artiste, la femme, parfois même engagée. On le sent dans la chanson Regarde, écrite et composée, comme les autres titres, par Igit ("Voilà" de Barbara Pravi) et Jonathan Cagne ("Summer Body" de Hélèna).

Avec elle l'invitation à dépasser les clichés est claire pour découvrir en profondeur la véritable richesse et la complexité des êtres.

L'enregistrement a eu lieu dans des studios d’exception, des Studios Ferber aux RBM Studios, pour un son à la fois intime et exigeant.

L'EP ne comporte que six titres et la frustration est vive quand se termine la dernière chanson, une superbe reprise du grand succès de Francis Cabrel, Je l'aime à mourir. Elle excelle d'ailleurs dans ce domaine. Elle a sorti l'année dernière une émouvante Lettre à France, faisant revivre la nostalgie de la chanson de Michel Polnareff.

Andréa Ponti a sans nul doute beaucoup d'autres projets. Sûrement celui d'écrire elle-même le texte de nouvelles chansons. Peut-être aussi de faire un duo sur une grande scène.

Deviens, le nouvel EP d'Andréa Ponti
Dans les bacs depuis le 12 septembre 2025

mercredi 29 octobre 2025

Buñuel après l'âge d'or, film d’animation

Buñuel après l'âge d'or (Buñuel en el laberinto de las tortugas) est un film d'animation espagnol réalisé par Salvador Simó et sorti en 2018, la même année qui voyait la sortie de J'ai perdu mon corps, qui m'avait littéralement envoutée, prouvant que les films d'animation sont grandement dignes d'intérêt.

Rappelons-nous l'intelligence de Flow il y a quelques mois !

Je vous incite à chercher ce Buñuel dans une médiathèque. Il n'est pas nécessaire de connaitre le cinéma de Buñuel pour l'apprécier.

Vous ne pourrez pas être déçu si vous vous intéressez tant soit peu aux histoires de tournage, … comme l'actualité nous en donne un très bon exemple avec le film que Richard Linklater a imaginé pour restituer l'ambiance d'A bout de souffleNouvelle vague est prodigieusement réussi et fera très bientôt l'objet d'un article.

Et si c'est l'Histoire qui vous passionne, ce film a l'intérêt de nous rappeler le niveau de misère d'une région rurale d'Estrémadure, dans l'Espagne des années 30 que Luis Buñuel avait à coeur de montrer. Las Hurdes, tierra sin pan (Terre sans pain) sera son unique documentaire, tourné en noir et blanc, avec très peu de moyens, aussi bien financiers que techniques. On raconte que le montage s'effectua sur une simple table de cuisine.

Je ne suis pas certaine que j'aurais eu le courage de regarder la version originale jusqu'au bout bien qu'il dure moins d'une demi-heure. Le grand mérite de Salvador Simó est de le rendre supportable du fait de la distance qu'instaure l'animation, l'usage de la couleur et le recours à des moments de respirations humoristiques, y compris lorsque Buñuel s'en prend à l'église catholique. Néanmoins, et très astucieusement, il y insère quelques extraits du film qui à eux seuls expriment toute la dureté de la vie de cette population des Hurdanos, pour qui il paraitrait que le film a eu un effet positif.

Buñuel le revendiquait comme étant un "essai cinématographique de géographie humaine". C'est la thèse ethnographique et anthropologique présentée par Maurice Legendre, directeur de la Casa de Velázquez à Madrid, en 1927 qui lui en donna l'idée mais le scandale de L’Âge d’or dans les milieux catholiques espagnols lors de sa projection à Paris en 1930 lui avait fermé toutes les portes, plongeant le réalisateur désargenté dans la dépression.

Comme Buñuel le raconta, il a pu tourner Las Hurdes grâce à un vieil ami, Ramón Acín, un anarchiste de Huesca, professeur de dessin et sculpteur qui, un jour, dans un café de Saragosse, lui avait dit : "Luis, si un jour je gagne à la loterie, je te paierai un film." Il gagna cent mille pesetas à la loterie et investit vingt mille pour faire le film, que le réalisateur rendit aux deux filles de Ramón, après sa mort.

L'anecdote est bien entendu reprise dans le film d'animation. La fine équipe se constituera du 20 avril au 24 mai 1932 autour de Buñuel avec le poète Pierre Unik, assistant réalisateur de L’Âge d’orengagé par Vogue pour faire un reportage et le photographe Éli Lotar avec une caméra prêtée par Yves Allégret.

Sur le plan cinématographique Terre sans pain fait encore "école" par l'usage du gros plan et de la piste sonore, ainsi que par la place assignée au spectateur et continue à surprendre aujourd’hui encore.

Les cinéphiles pourront se procurer le double DVD édité par le CRDP de l'académie de Lyon comprenant la version complète du film (1965) et la version censurée (1936), sachant que la première projection eut lieu en 1933, dans une version muette (qui est celle dont Salvador Simó utilise des extraits) et commentée au micro par Buñuel. Cet outil pédagogique détaille et analyse le contexte de ce film grâce de nombreuses ressources : articles de presse, documents historiques rares…

On y apprend (et Salvador Simó reprend ces éléments) que Buñuel a reconstitué certaines scènes du film en les mettant en scène afin de créer une plus forte impression dans le public. La chèvre censée mourir d'une chute "accidentelle" a été aidée par un coup de feu comme le montre la fumée visible au bord de l'image. L'âne a été couvert de miel pour être filmé pendant qu'il était piqué à mort par des abeilles. Il est probable enfin que la scène du bébé mort ait été enregistrée avec un nourrisson en plein sommeil (et on le souhaite). Rien de tout cela n'atténue les conditions de vie dramatiques des Hurdanos.

Buñuel était d'une manière générale très attentif à ses choix musicaux. Ici c'est la 4ème Symphonie de Brahms que parait-il il écoutait pendant le montage. 

Buñuel après l'âge d'or, Buñuel en el laberinto de las tortugas (littéralement "Buñuel dans le labyrinthe des tortues") de Salvador Simó
Scénario de Salvador Simó et Eligio R. Montero, d'après le roman graphique Buñuel en el laberinto de las tortugas de Fermín Solis, Astiberri Ediciones, Bilbao, 2009.
Goya 2020 du meilleur film d’animation.

mardi 28 octobre 2025

Seules les vignes de Lolita Sene

C'est avec Seules les vignes que je me suis intéressée à Lolita Sene.

Ce ne sont qu’une centaine de pages et vous savez combien j’apprécie ces romans courts qui se concentrent sur le coeur d’un sujet, avec une écriture qu’on qualifie souvent de à l’os.

Pour moi qui me rend souvent à des dégustations et qui estime connaitre trop peu le travail des vignerons il me semblait nécessaire de lire ce roman, écrit, qui plus est, par quelqu’un qui exerce ce métier. Je l’ai beaucoup apprécié, ce qui m’a donné envie d’ouvrir le premier roman de cette auteure, Un été chez Jida. Il fera l’objet prochainement d’un billet spécifique.

Le lexique vinicole est bien présent avec des termes comme chichourle (p. 12) biroune (p. 13) sans qu’il soit nécessaire de nous en fournir la définition. Pareillement pour épamprerlevures saccharomyces …

On devine combien le travail occupe tout l’espace de vie du récoltant à certaines mentions, par exemple à l’odeur du soufre infiltrée partout, jusque sur les vêtements sortis de la machine à laver. Et on mesure l’angoisse des maladies, en l’occurrence principalement du mildiou qu’il faut discerner de l’oidium. Ce n’est pas un manuel de culture, donc je vais moi-même vous dire ce qui les distingue. Le mildiou se caractérise par des taches jaunes concentriques, tandis que l'oïdium provoque une sorte de feutrage poudreux et blanc. La première attaque la face inférieure des feuilles. L’oïdium se remarque sur la face supérieure.

Un vigneron oléronnais m’avait montré cet été le voile d’oidium recouvrant des raisins en leur donnant une vilaine couleur grise comme cette photo en témoigne.

Les aléas de la culture de la vigne sont au coeur de l’histoire. Etant elle-même vigneronne, l’auteure en parle en des termes qui sont inquiétants : On regarde impuissant les vignes devenir une étendue de feuilles marron, cimetière où le raisin n’existe plus, et où celui qui a réussi à survivre peut encore pourrir (p. 19), conduisant à la honte et dégoût de soi de ne pas maîtriser la conjoncture qui vieillit en colère. 

Le roman commence au printemps avec la voix d’Arnaud, vigneron depuis les années 70, homme de solutions et d’adaptation malgré un corps meurtri. Il sait de quoi il parle et met très vite en garde contre l’isolement qui conduit "aux bêtises en grimpant sur un tabouret, la corde au cou". Lui ne reste pas seul, ne s’enferme pas dans ses idées, dans son monde, ni dans sa colère (p. 16).

On verra plus tard combien il a raison. On comprendra alors que le couple qu’il forme avec Nathalie, à la fois dans l’intimité et dans le travail, est une donnée essentielle. Nathalie qui, avant de la connaitre ignorait la différence entre sarment et courson, un rouleau Faca et un griffon, une barrique et un foudre (p. 43). Nathalie a épousé le quotidien d’Arnaud en même temps que son homme. Elle a tout appris sur le tas, et son regard est plus neuf. C'est à elle que la seconde partie donne la parole. Nathalie redoute la sentence du réfractomètre. Elle est probablement l’alter ego de Lolita Sene et incarne toutes ces femmes que je rencontre de plus en plus dans les salons professionnels et que la profession met en avant, à juste titre.

L’originalité du roman est double. D’abord de mettre en parallèle deux couples de vignerons, n’ayant pas le même parcours et fonctionnant différemment. Ils affrontent les épreuves et les éléments chacun à leur manière. Ensuite de scander le récit saison après saison pendant une année, en suivant le rythme de la culture et en finissant par donner la parole à la vigne en hiver dans une quatrième partie.

L’emploi de l’imparfait de l’indicatif résonne alors comme un avertissement : Le jeune était sympathique avec sa niaque (p. 132). Ce jeune, proche du désespoir, auprès de qui nous aurons traversé l'automne qui compose la troisième partie.

Le constat est implacable : La loi du plus fort, la loi animale, la loi végétale, celle qu’on ne voit plus, qu’on néglige et qui nous dépasse. Tout finit à cet instant précis où les sarments revêtent une couleur grise, où l’herbe ne brunit plus, où les rivières coulent à forte allure (p. 133). Et pourtant … un nouveau cycle s’enclenche avec fureur.

On en sort un peu sonné. Le résultat est bouleversant car vrai. Ce qui se passe dans ce village du sud-est est sans doute tout à fait représentatif de ce qui se joue dans tous les vignobles. On n’imagine pas combien tout est complexe, et de plus en plus difficile, de génération en génération, et même désormais d’une année à l’autre, particulièrement en raison de la météo quand il faut affronter les insectes, les sécheresses, les déluges, la grêle, les maladies du raisin, l'inquiétude liée aux finances ou à la qualité du vin … y compris la gestions des vendangeurs.

Le roman a été écrit dans une forme d'urgence, à la "morte" saison, en seulement une quinzaine de jours et dans la chronologie. L’année du vigneron ne commence pas avec les vendanges mais ici, à cet instant précis où les bourgeons éclatent en boutons (comme il est précisé en exergue) …

Lolita Sene est une écrivaine française née d’une mère kabyle et d’un père champenois. Elle a publié trois livres dont "Seules les vignes" (2025). Ce dernier retrace la vie de vigneron le temps d’une année au gré des quatre saisons et cherche à saisir la réalité de ce métier, loin des fantasmes, dans toute sa beauté et sa terrible âpreté.  Un été chez Jida, au Cherche Midi, son premier roman, a été finaliste du prix Françoise Sagan 2024.

En parallèle de son écriture, elle contribue à la revue littéraire George en tant que rédactrice en chef, et elle produit du vin naturel dans le sud de la France, près d’Avignon.

Seules les vignes de Lolita Sene, au Cherche Midi, en librairie depuis le 9 janvier 2025

lundi 27 octobre 2025

Une matinée avec Maurice Sendak

Après Claude Ponti, et avant Tomi Ungerer et Philippe Corentin, c’est avec Maurice Sendak (1928-2012) que l’Ecole des loisirs a choisi de faire un bout de chemin avec nous, presque dix ans après lui avoir consacré un numéro de "Mon écrivain préféré".

Originaire d'une famille d'émigrants juifs polonais, il était né à New York en 1928. Ses livres ont marqué de façon tout à fait originale le monde des livres pour enfants.

De santé fragile, il a passé une enfance très calme, à beaucoup rêver. Son talent de conteur lui viendrait de son père, immigré juif-polonais, qui le nourrit de récits de la Torah et qui est lui-même auteur de livres jeunesse lorsqu’il ne travaille pas comme tailleur à Brooklyn. A 12 ans, il voit Fantasia et veut devenir illustrateur mais les studios Disney rejetteront plus tard sa candidature. Qu'importe, il travaillera dans la construction de décors et l'agencement de vitrines de magasins de jouet (et on verra combien les arrières-plans sont importants dans Max). On lui donne enfin sa chance de réaliser les arrières-plans d'une bande dessinée, puis enfin d'illustrer quelques albums. Il continuera toute sa vie à illustrer (aussi) pour d'autres personnes.

Dans les années 50-60, ses illustrations de Petit ours d’Else Minarik sont largement saluées. Elles viennent d'être rééditées. 

A 22 ans il peut enfin signer son premier ouvrage en tant qu'auteur et illustrateur. Et 7 ans plus tard, en 1963 sort l'emblématique Max et les maximonstres (dont un film a été tiré en 2009) au bout d'environ deux ans de travail. Cette histoire de petit garçon qui part en vadrouille dans un monde imaginaire après avoir été envoyé au lit sans manger lui vaudra une renommée mondiale. Il a reçu des prix prestigieux, notamment le "Prix Hans Christian Andersen", suprême récompense pour l'ensemble de son œuvre. Et pourtant, en lisant ses interviews on devine qu'il n'a jamais cessé de douter, jusqu'à sa mort le 8 mai 2012 à l'âge de 83 ans.
En feuilletant ses principaux ouvrages on remarque le sens de l'animation chorégraphique de ses personnages, presque toujours représentés en mouvement. Il n'hésite pas à dessiner un animal comme s'il était un humain comme dans Monsieur le lièvre voulez vous m'aider ? pour Charlotte Zolotow et avec quel humour ! Et bien entendu ses monstres expriment autant de sentiments que Max en parlant vraiment de l’anxiété, du plaisir et de l’immense problème d’être un petit enfant, ne parvenant pas toujours à contrôler leurs fantasmes. 

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