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mardi 17 juillet 2018

Est-ce que j’ai une Gueule d’Arletty ? de Eric Bu & Elodie Menant

Alors que la chanson populaire veut que ce soit sur le Pont d'Avignon qu'on y chante et qu'on y danse c'est au Théâtre du Roi René que j'ai découvert une pépite comme on peut en débusquer dans cette ville qui est pour presque tout le mois de juillet la capitale mondiale de toutes les formes de théâtre.

Est-ce que j’ai une Gueule d’Arletty ? se joue et se chante tous les jours à 13 heures et je vous souhaite de le voir à la rentrée dans une salle parisienne. Ce ne serait que justice.

Le public entre par le plateau où deux comédiens sont déjà en place. Mais pour le moment mon regard croise celui d'une grande dame enturbannée assise au premier qui me dit bonjour. Serait-ce ... ?

Mais oui c'est Arletty elle-même qui est revenue de l'au-delà pour présenter le spectacle : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, soyez les bienvenus, ce soir, je passe ma vie en revue !

Elodie Menant entonne En douce de Mistinguett, avec la voix gouailleuse que l'on a tous dans l'oreille, pour expliquer qu'elle a mené sa vie sans objectif déterminé depuis sa naissance le 15 mai 1898.

Elle nous prévient : j'ai aimé, des hommes et des femmes, entre Dieu et moi il y a eu de l'eau dans le gaz. Alors j'ai coupé l'gaz. On devine qu'il ne faut pas tenter de la juger et qu'il convient d'apprécier pleinement la sincérité avec laquelle sa vie se déroulera sous nos yeux. Mais elle n'oublie pas d'interpeler notre conscience sur les machins (les téléphones portables) susceptibles de déranger le spectacle, et cette diatribe est fort originale. Si elle est la seule à ne jouer que son rôle, les trois autres comédiens en interprètent plusieurs, et avec grand talent.
Le biopic commence en amont de la naissance d'Arletty et nous permet de comprendre dans quel milieu elle a grandi. Céline Esperin, nostalgique à jardin, Cedric Revollon (que l'on peut applaudir à Avignon aussi dans Suite française), pensif à cour, ne sont pas encore intervenus. Ils vont bientôt tomber amoureux et former un couple. Ils se sont installés à Courbevoie où ils seront les premiers à s'éclairer à l'électricité, pour le plus grand bonheur de la petite Léonie qui aura une autre chance, celle de pouvoir aller à l'école.

On sent tout de suite le fort caractère : c'est pas parce que t'as raté ta vie que je dois rater la mienne dira-t-elle bravement à sa mère. La réussite se mesurera pour cet enfant rebelle à l'aune de la liberté.

Laisse personne te raboter ton bien le plus précieux, ta liberté, dira-t-elle plus tard. Liberté de parler, de penser, de s'habiller, de vivre, sans jamais plier sous la critique (tout en l'entendant et en en tenant compte autant que possible) ni céder aux illusions : j'ai bien compris que les contes de fées, ça n'existe pas.

On aurait pu croire le contraire en ne retenant que les noms des célébrités qu'elle a côtoyées. le spectacle nous apprend combien il a fallu de courage à Léonie Marie Julia Bathiat pour devenir Arletty, quitter la peau du "p'tit gars" pour endosser un rôle de femme fatale.

Son père, Michel Bathiat, ajusteur-tourneur pour les tramways de Paris, décèdera accidentellement à seulement 44 ans. Sa mère, Marie Dautreix, lingère, mourra d'usure à cinquante ans. Elle même quittera la scène de la vie à 94 ans ... nous faisant remarquer avec humour (noir) que le compte est bon.

Le texte est ciselé et les répliques font mouche. Chacun a de beaux rôles mais on se souviendra forcément surtout des "petites phrases" d'Arletty : il y a un vide en moi, un fond de paradis à jamais perdu.

Jeune fille, elle sera modèle dans la boutique du grand couturier Poiret. Premier changement de nom, elle emprunte Arlette au roman Mont-Oriol de Maupassant. C'est mieux que Léonie mais ça ne sera pas assez glamour pour devenir meneuse de revue. Armand Berthez, le directeur du théâtre des Capucines, le déformera en Arletty, qui résonne tout de suite angliche. Elle n'en changera plus.

On admire les très jolies robes rehaussées de pierreries et bordées de franges selon la mode des années 30-40 que portent aussi élégamment les deux comédiennes.

On entend avec bonheur chanter Couchée dans le foin, alors que le succès était interprété à l'époque par Davia, comme It's a Long Way to Tipperary écrit par Jack Judge et Harry Williams en 1912 pour le music-hall.

Plusieurs de ses films sont évoqués (il aurait été impossible de les citer tous au cours du spectacle) comme Faisons un rêve (de Sacha Guitry en 1936) qui marque le vrai début de la carrière au cinéma de celle qui sera une des actrices fétiches de Marcel Carné.

Elle a immortalisé les dialogues d'Henri Jeanson. Chacun, dans la salle, revoit la silhouette de Mme Raymonde accoudée à l'écluse, devant l'Hôtel du Nord (qui soit dit en passant n'a jamais existé et ne fut qu'un élément de décor) : C’est la première fois qu’on me traite d’atmosphère ! Si je suis une atmosphère, t’es un drôle de bled ! Les types qui sortent du milieu sans en être et qui crânent à cause de ce qu’ils ont été on devrait les vider ! Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Puisque c’est ça, vas-y tout seul à La Varenne ! Bonne pêche et bonne atmosphère !

Et la salle d'applaudir et de rire à cette évocation.

Ce sont les rôles que lui écrira Jacques Prévert qui fera d'elle une grand actrice. Elle sera Dominique des Visiteurs du soir (1942), Garance des Enfants du paradis (1945), celle pour qui Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour.

Le spectacle enchaine tambour battant les principaux épisodes de la vie de la comédienne et ses partenaires endossent à tour de rôle les costumes de tous ceux qui ont marqué sa vie. Marc Pistolesi sera par exemple Michel Simon et Jacques Prévert et Céline Esperin une Colette très réussie.

Rien n'est occulté de la période trouble de l'occupation. Arletty s'éprend de Hans Jürgen Soehring, un officier allemand, homme de confiance de Göring à Paris, dont elle tombera enceinte (mais avortera). Après la Libération elle sera assignée à résidence pendant dix-huit mois, recevra un blâme, assorti d'une interdiction de travailler pendant trois ans. La plus invitée devient la plus évitée.

On peut admirer la constance de ses sentiments et son courage quand elle perdra la vue en 1966. Le tourbillon de ma vie est devenu un cyclone. La grande dame ne perd pas une forme de légèreté qui lui permet de penser que tout est toujours possible, tout en conservant son franc-parler jusqu'au soir de sa vie, le 22 juillet 1992.
La mise en scène de Johanna Boyé met du lien entre les épisodes. Le spectacle est formidablement bien construit, alliant la reconstitution, l'évocation, la comédie, la chanson ... ponctué de chorégraphies qui tombent à point nommé.
On est emporté, enchanté, totalement conquis. Notre coeur balance entre le rire et la petite larme tant Elodie Menant incarne avec sensibilité l'esprit libre de l'immense Arletty. On quitte la salle réjoui d'avoir fait ce rêve en compagnie de toute cette troupe...
Eric Bu et Elodie Menant ont fait du joli travail. On devine l'immensité du travail accompli en termes de lecture, visionnage de films, collecte d'informations ... pour ensuite les absorber et s'en dégager avant d'écrire à quatre mains ce biopic sans prétention d'exhaustivité mais avec le souci de décoller une à une les étiquettes qui ont été collées sur la forte personnalité d'Arletty.

Cela reste du théâtre musical et c'est ce qu'il fallait. Avec les fils directeur qui caractérisent si bien la vie de cette artiste hors du commun, son énergie et son exigence de liberté. En la plaçant au centre de la scène, lui donnant le rôle de la meneuse de revue, les auteurs lui permettent de donner ses réponses aux questions que ses concitoyens lui ont posées.

Le public la suit dans ses péripéties au cours de ce long voyage dans un siècle marqué par tant d'ambiances différentes, depuis la belle Epoque, l’industrialisation, les dures années de guerre de14-18, les années folles, la crise de 1929, la Seconde Guerre Mondiale, l’après-guerre, jusqu'à l’émancipation de la femme…

Les dialogues n'installent aucun jugement mais ils permettent de comprendre les clés du destin hors du commun de cette artiste d'exception. Il était temps de lui rendre cet hommage.
Elodie Menant aimerait faire aboutir un autre projet, dans un registre totalement différent, Athlètes, un texte qu'elle a écrit à propos d'une jeune femme (asthmatique) qui court le 800 mètres et dont on suit le parcours. Il a fait l'objet d'une lecture l'an dernier en Avignon, et devrait être mis en scène par Mathilda May.

Nul doute qu'après l'immense succès de La peur (qui reprend au Théâtre michel à partir du jeudi 4 octobre) et celui d'Est-ce que j'ai une gueule d'Arletty ? ce nouveau projet devrait trouver ses partenaires.
Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? De Eric Bu et Elodie Menant
Mise en scène de Johanna Boyé, assistée de Lucia Passaniti
Avec Elodie Menant, Céline Esperin, Marc Pistolesi, Cédric Revollon
Décor d’Olivier Prost
Lumières de Cyril Manetta
Chorégraphie de Johan Nus
Costumes de Marion Rebmann assistée de Marion Vanessche
Création perruque et moustache de Julie Poulain
Du 6 au 29 juillet 2018
A 13 heures, durée 1h25
Au Théâtre du Roi René
4, rue Grivolas - 84000 Avignon

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