Je ne connais quasiment rien à l'univers des jeux vidéo. Mon temps de jeu doit se situer en dessous de la demi-heure. La dépendance de mes amis aux consoles et à leurs manettes m'exaspère.J'ignorais donc tout de l'Atari 2600, pas plus que Space Invaders dont rien que le nom me rebute. Peut-être parce que je suis une fille ou parce que je n'ai pas l'âge … Et je n'aurais pas cru qu'on surnommerait les premiers informaticiens "hacker" (signifiant bidouiller, p. 34).
Et pourtant le livre d'Anthony Passeron m'a passionnée.
Je n'avais d'ailleurs pas besoin de ce "stratagème narratif" pour avoir envie de lire le second roman de cet auteur dont j'avais tant apprécié le premier, Les enfants endormis. J'ignore s'il va poursuivre de cette manière pour nous parler d'autres membres de sa famille ou plus largement de l'arrière-pays niçois mais je dois dire que j'aime cette façon de conjuguer deux histoires.
En refermant le livre je le trouve écrit dans une veine semblable à celle que fouille Olivier Adam en explorant ce qu'il appelle les lisières et qui correspond à la culture de seconde zone.
Je viens d'une géographie sous-représentée, la France périphérique dit Passeron en interview. Mais plus que la région c'est la question de la famille qui reste centrale. Le personnage central de son premier roman était son oncle et son père avait une place disons secondaire. Ici il passe au premier plan. Jack Maurice Albert, né en juin 1959, vite appelé Jacky, est le père d'Anthony et de son frère jumeau. Il est fasciné par les machines et initiera ses enfants au monde des jeux vidéo.
C'est une famille aimante où tout n'est pas dit. L'allusion est discrète à certaines "bêtises" ayant conduit son oncle, le frère de son père, à sa mort (p. 76) et on ne sait pas grand chose de la maladie mystérieuse de la cousine, car la mère ne veut pas en dire le nom. Mais nous lecteurs, qui avons encore en mémoire le douloureux dénouement des Enfants endormis, savons bien que le responsable est le virus du Sida. Le mot sera lâché p. 128.
Ce père inscrira ses enfants au club de judo mais Anthony n'aura pas d'appétence pour le sport de défense … ou de combat alors que lorsqu'il se trouve avec des manettes en main il se débrouille comme un chef. Anthony nous raconte que son paternel avait fabriqué une arme à partir d'un nerf de boeuf, utile si "des mecs t'attendent un soir à Nice" (p. 59). Mais le garçon ne l'aura pas à portée de main le jour où ça arrivera peu après la sortie de l'école (p. 95).
On comprend au fil des pages combien ce père désinvestit son rôle de père et combien la relation affective s'étiole. Bien qu'il soit le personnage principal du roman, au point de lui donner son titre, le lecteur ne peut faire (à l'instar de son fils) que des hypothèses pour justifier, à défaut d'expliquer, son comportement : un travail exténuant, un frère toxicomane (comme sa belle-soeur) dont il faut renflouer les dettes, une nièce gravement malade, le suicide du frère, des décès en chaine.
Au fur et à mesure que les consoles s'améliorent la relation père-fils se délite. Aujourd'hui les objets ont disparu et sont archivés sur les étagères comme dans un musée. Le père lui aussi a disparu. L'écriture pudique dit à demi-mots ce qui s'est passé sans que le lecteur parvienne à se forger une opinion solide. C'est à peine s'il a ressenti les prémices de son secret lors de sa disparition quelques heures, restée sans explication (p. 122).
L'auteur semble avancer dans le brouillas et découvrir la vérité par bribes. Il partage avec nous la découverte brutale de la dimension méprisante de ce prénom Jacky (p.61) qui pour moi ne correspond qu'à de très jolis souvenirs dans ma belle-famille puisque c'était le prénom d'un homme qui était d'une gentillesse exemplaire.
Assez vite la mère, prudente, a conditionné le temps de jeu des deux frères aux résultats scolaires. Elle ignore alors que les jeux video seront pour Anthony une occasion de découverte du point de vue narratif et de la manière dont on peut raconter une histoire, ce qui lui sera utile quand il sera écrivain.
Toujours est-il que ce monde est cynique puisqu'au printemps 1983 les consommateurs américains se sont détournés des consoles de jeu (p. 81), victimes de trop de concurrence médiocre, et orientés vers les ordinateurs. Atari accuse 310 millions de dollars de perte.
Persuadé que c'est un progrès, le premier ministre Laurent Fabius lance peu après en 1985 le Plan informatique pour tous avec 100 000 micro ordinateurs.
Au cours de la deuxième partie, centrée sur Nintendo (là je connais un peu) on apprend que le mot signifie "laisser la chance au ciel" en japonais. L'éditeur prend le contrepied d'Atari, concevant des épopées plus longues et moins répétitives. On a tous connu le gros succès de Super Mario Bros qui devint un phénomène culturel mondial. Puis les Tortues Ninja.
La Game Boy n’aurait pas vu le jour si son créateur avait obéi à l’ordre de son patron japonais d’abandonner son projet initié en 1987. Elle sort en 89 avec des capacités techniques plutôt modestes pour l’époque et un écran en noir et blanc. Mais son double atout (elle est portable et tient dans la poche) lui permettra de séduire 200 millions d’enfants et d’adultes dans le monde, à commencer par la fragile cousine Emilie qui peut enfin jouer sur son lit d’hôpital.
Bien que consacré à Jacky, ce livre est un hommage à la philosophie maternelle. A propos du départ du père elle leur fait en quelque sorte la leçon : ce n’était pas la fin du monde, qu’il y avait des choses bien plus graves dans la vie et qu’on le savait très bien (p. 134).
Mais c’est plus fort, l’enfant se pense coupable, et énumère les causes possibles, ruinant ainsi son endormissement. Parmi elles on devine une faiblesse de virilité même si ce n’est pas clairement exprimé. (Aurait-il déçu trop gravement ce père qui l’avait initié aux jeux video ?)
La troisième et dernière partie se concentre sur la Sega Mega Drive (qui arrivera à Noël 95, p. 145) exceptionnelle pour l’époque en terme de qualité des images. Comme à chaque progrès technique, l’enfant espère avoir entre les mains les manettes qui vont ramener son père auprès de lui et restaurer la relation.
La Sega Mega Drive leur permettra d’échapper à tout, d’oublier ce village, cette minuscule communauté au sein de laquelle on n’existait jamais que par la force physique (…) nous soustraire à cette étroite vallée d’ennui (p. 156). Mais il reconnaît d’abrutir sur sa console, tout comme son frère (dont à part nous dire qu’il est taiseux et qu’il a peur le soir, on ne sait rien).
Que de morts nous aurons dénombrés, l’oncle, sa femme, la fille, l’autre oncle, la grand-mère. … jusqu’au chapitre ultime dont on devine le titre : Game over. Personne n’a jamais revu Jacky mais ce livre pourrait-il permettre au père de revenir serrer son fils dans les bras ?
Une ultime information nous est donnée par l'auteur au cas où on douterait encore de l'importance des jeux vidéo. Depuis 1992 la Bibliothèque nationale de France est chargée de leur dépôt légal. Ils sont par conséquent conservés et archivés par milliers, au même titre que la production cinématographique et littéraire, et donc considérés comme appartenant à notre patrimoine culturel.
Enfin je signale qu'il y a à la fin une intéressante bibliographie pour ceux qui voudront creuser davantage le sujet.
Jacky d'Anthony Passeron, Grasset, en librairie depuis le 20 août 2025
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