Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

lundi 2 décembre 2019

Opus 77 d'Alexis Ragougneau

Opus 77 est un roman qui m'a enthousiasmée au point d'en perdre le boire et le manger pour le terminer goulument.

Sa couverture est étonnante comme celle d'un roman policier, laissant deviner une partie du visage d'un jeune homme dont le O pourrait être de loin une boucle d'oreille. Quelle personnalité se cache-t-elle derrière son instrument ? Telle est la question principale à laquelle répondra Alexis Ragougneau en faisant vivre au lecteur des aventures dignes d'un thriller.

Le terme d'instrument est tout à fait pertinent pour désigner ces objets qui deviennent sous sa plume des 

Ce livre raconte l'histoire d'une famille de musiciens où la musique est une passion qui domine la vie mentale de tous les protagonistes, les conduisant (j'aurais presque envie d'écrire "à la baguette") dans des tourments de supplices dont on se demande si l'un ou l'une d'entre eux en réchappera.

On commence par un enterrement, celui de Claessens, le père, chef de famille et d'orchestre qui exerce aussi au sein de son foyer le pouvoir qu'il a sur la scène musicale de faire ou défaire la carrière d'un soliste.

Alexis Ragougneau nous fait vivre cette cérémonie au tempo de l'Opus 77 qui est le nom donné au Concerto pour orchestre et violon de Dimitri Chostakovitch dont les mouvements, Nocturne, Scherzo, Passacaille, Cadence et Burlesque seront les têtes de chapitre.

Il faut d'abord rassurer le lecteur : point n'est besoin d'avoir des connaissances musicales pour apprécier cet ouvrage, ni même d'avoir entendu le morceau (même si on peut le conseiller) qui dure un peu plus d'une demi-heure. J'ai cependant appris énormément de termes techniques et j'ai beaucoup apprécié le regard de coulisses. L'auteur réussit à nous transmettre en mots le bouleversement qu'il a ressenti en l'écoutant en nous donnant le contexte de sa création, dans le plus grand secret, par un musicien interdit d'exercice par Staline, et qui risquait sa vie, tout simplement.

Chostakovitch était coupable d'un crime artistique parce qu'il avait un jour défié le djanovisme qui régentait le formalisme culturel du Parti, lequel était aussi intransigeant que le furent les nazis à propos d'art dit dégénéré. Il ne put d'ailleurs bien évidemment diriger ce concerto pour la première fois que le 29 octobre 1955, bien après la mort du tyran.

En toute logique le livre raconte la lutte de l'individu face à la pression totalitaire. Le romancier, qui a l'expérience du genre policier à travers l'écriture de deux romans précédents, construit chaque scène en utilisant le même registre que celui du musicien. C'est la fille Ariane, qui déroule le chemin de vie de chaque membre de cette famille sous emprise. Le père, qu'elle désigne sous son patronyme, Claessens. La mère, une chanteuse lyrique plus jeune que lui d'une vingtaine d'années qui a sombré dans l'aphonie et dans une forme de folie, mais au moins elle n'aura pas, comme les autres membres de cette famille, été atteinte d’alexithymie (page 102), c'est-à-dire d'une absence totale de sentiments. Le fils ainé, David, violoniste, enfant prodige promis à un avenir grandiose qui, après avoir un moment endossé le rôle de fils prodigue, s'enfermera dans le silence, derrière l'épaisse porte d'un bunker, désespérant alors sa famille d'être le wunderkind qu'on attend.

Ariane a environ 25 ans au moment du décès de Claessens. Elle est pianiste, comme son père, et on apprendra au fur et à mesure des flash-backs pourquoi et comment il se fait qu'il ne joue plus son instrument. Elle nous fera vivre chaque épisode -terrible- d'une vie de famille dirigée par la folie. Nous suivrons les répétitions à l’OSR, Orchestre de la Suisse romande et Orchestre national de Belgique où se dérouleront les épreuves du prestigieux concours de La Reine Elisabeth.

Nous rencontrerons son imprésario, impresario Miroslav, personnage truculent, prétexte à nous camper les coulisses de la célébrité. Ariane nous révèle les coulisses. Dans le monde de la musique classique il y a ceux qu’on appelle "les connaisseurs" à caresser dans le sens du poil si on veut faire carrière  (...) la pire des punitions n’est jamais la critique, même acerbe, mais l’oubli (...). Au niveau où nous sommes la différence ne se fait plus tant au niveau du talent, mais dans notre capacité d’attirer l’attention en faisant preuve d’une originalité bien calculée (page 98).

Elle nous présentera Krikorian, un vieil arménien né en 1957 à Budapest, juste après la création d'Opus 77 qui régulièrement, invite David à laisser maturer l'oeuvre en lui à la faveur d'un Prenons un moment pour y réfléchir qui est bien autre chose que le silence. Cet homme, surgi dont ne sait où, pourrait être un personnage de conte, ce qui ajoute une dimension surréaliste à cette histoire qui nous fait comprendre combien la vie d'artiste est un gouffre pour qui ne se maintient pas sur le podium.

Comme le dit Krikorian : ce n’est pas le temps qu’on met pour arriver au sommet qui compte, mais le temps qu’on est capable d’y rester.

Ariane est elle aussi surdouée, forcément, puisqu'ils le sont tous, arrogante, mais hypersensible aussi. Elle nous exprime la peur qui la broie avant chaque prestation, bien supérieure au trac, et qu'elle désigne sous le nom de chien noir, pas systématiquement calmé avant le concert (page 140).

David préférerait ne pas (page 194), avant de glisser dans le silence. Le roman fait alors écho à la nouvelle de Herman Melville, Bartleby, publiée en 1853 et qui est un éloge de la fuite et de la résistance contre le pouvoir. Il résonne aussi en référence au Terrier, écrit par Franz Kafka fin 1923, six mois avant sa mort. Ce texte inachevé traite en effet des démarches désespérées qu’entreprend un narrateur mi-animal mi-humain pour se construire une demeure parfaite, qui l’aiderait à se protéger de ses ennemis invisibles.
Ce roman est brillant, lumineux et étourdissant. Arrivée à la fin j'ai eu envie de le rejouer ... en en réitérant la lecture. je l'ai découvert dans le cadre du Prix des lecteurs d'Antony.

Opus 77 d'Alexis Ragougneau, chez Viviane Hamy, en librairie depuis le 5 septembre 19
En lice pour le prix des Libraires 2019
En lice pour le prix Femina des Lycéens 2019
Finaliste du prix Femina 2019

Aucun commentaire:

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)