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lundi 16 décembre 2024

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly

Les inséparables sont de petits oiseaux de la famille des perroquets dont l’habitat naturel est situé dans le sud de l’Afrique et à Madagascar. Leur surnom tient au fait que les oiseaux de ce genre demeurent généralement en couples extrêmement liés. Selon une croyance répandue, si l'un des deux meurt, l'autre se laisse mourir. En réalité, l'inséparable peut vivre seul, mais c'est un animal grégaire : il aime avant tout vivre en collectivité. 

C’est tout à fait ce que démontre Mon inséparable dont le titre fait surtout référence à la relation nouée par Mona (Laure Calamy), maman solo, avec son fils Joël (Charles Peccia Galletto). Les parents d’Océane (Julie Frogeront un comportement assez semblable d’ailleurs bien qu’ils soient mariés. Elle est fusionnelle avec son fils, au point de n’avoir plus de vie personnelle. Persuadée d'agir pour son bien, elle le chouchoute comme elle prend soin de leurs oiseaux dont la cage est un clin d’œil manifeste.
Mona vit avec son fils trentenaire, Joël, qui est "en retard". Il travaille dans un établissement spécialisé, un ESAT, et aime passionnément sa collègue Océane, elle aussi en situation de handicap. Alors que Mona ignore tout de cette relation, elle apprend qu’Océane est enceinte. La relation entre mère et fils vacille.
Anne-Sophie Bailly, dont c’est le premier long-métrage, aborde plusieurs sujets délicats : d’abord, les handicapés ont-ils accès au travail ? La réponse est oui, bien que ce soit dans des conditions particulières au sein d’ESAT. Ensuite, sont-ils "autorisés" à avoir une vie amoureuse ? Sans doute pas vraiment car ils sont contraints de se voir à la sauvette, à l’instar de couples illégitimes et le parallèle entre le fils et la mère est parlant. Il est cependant moins compliqué pour elle d’avoir recours à une chambre d’hôtel que pour lui.

On monte d’un cran dans l’interrogation. Ont-ils le droit de fonder une famille ? Etant donné qu’il est impossible de répondre par la négative, l’entourage et l’institution rusent, par exemple en favorisant des dispositifs contraceptifs quasi infaillibles comme les implants. Le film montre parfaitement qu’un couple composé de deux personnes porteuses de handicap peut connaître l’amour, avec des sentiments profonds et avoir un vrai désir d’enfant, tout en ayant les mêmes incertitudes que tout un chacun et les mêmes réponses totalement adéquates. Que feriez-vous si votre bébé pleure ? Je le prendrai dans mes bras répond spontanément Océane, ajoutant c’est pas ce qu’il faut faire ?

Classé dans la catégorie Drame, je trouve qu’en fait il s’agit plus d’une comédie sociale. Certes, la situation est grave, et elle est traitée avec sérieux, mais le film offre beaucoup de moments heureux et contient un potentiel comique, sans doute à l’instar de la vraie vie où tout n’est jamais ni totalement gris ni tout à fait rose.

La confrontation avec le père biologique de Joël montre bien qu’on peut être considéré comme normal et avoir eu un comportement inacceptable. On pourrait à ce moment là basculer dans le glauque ou le vaudeville et la réalisatrice parvient à suggérer sans faire de procès à charge.

Ce film est très réussi en ce sens qu’il traite en parallèle de l’émancipation du fils par rapport à la mère comme de celle de la mère par rapport au fils (et à sa mère qui décède au même moment) sachant que le soin crée toujours une co-dépendance entre le soignant et le soigné. Chacun va être amené à grandir et le scénario montre d’ailleurs que Joël est davantage prêt à s’émanciper de sa mère qu’elle de lui …
Le personnage de Mona est complexe. Son prénom signifie "seule"... et après des années de sacrifice (consenti) elle arrive à un âge délicat, ressent un certain vieillissement et l'urgence de penser à elle. Sa rencontre avec Frank (Geert Van Rampelberg) n'est pas un coup de tête mais elle a du mal à exprimer les sentiments qui la traversent. Elle s'exprime avec dureté et la culpabilité sous-jacente devient un ressort de jeu.

Elle va exploser face à cet homme qui n'a pas compris la situation. Elle est touchante, les pieds nus, sous la pluie, épuisée et tournant le dos à son amant, simplement vêtue de la ceste de son fils. La scène montre à la fois une femme démunie, révoltée, et dont la colère prête malgré tout à sourire.
Les comédiens sont formidables de justesse, à commencer par la très naturelle Julie Froger (ci-dessus), ce qui témoigne, si c'était nécessaire, qu'on peut être handicapé et acteur, comme l'avait si remarquablement démontré la troupe d'Hamlet dirigée par Chela de Ferrari qui s'illustra dans le festival Imago. On peut aussi penser à Gabriel Donzelli qui m'a époustouflée dans le naturel (et le talent) qu'il manifeste pour parler de ses handicaps dans un one-man show prodigieux.

Si Charles est acteur et aime jouer, avec sa façon de parler et de voir le monde qui lui est propre, par contre Julie n’est pas actrice mais elle a aimé cette expérience, et a eu à coeur de défendre cette possibilité d'être en couple. Charles comme Julie ont des points communs avec leurs personnages, mais ne sont pas leurs personnages.

Charles n’a pas les mêmes obsessions ni les mêmes endroits d’incompréhension que Joël : c’est un acteur, en situation de handicap. Les handicaps de Joël et Océane sont peu visibles, ce qui rajoute à leur mystère : c’est par un trouble de l’élocution, une démarche, un regard qu’on le devine. Et la direction d’acteurs est très fine. Le film évite miraculeusement le misérabilisme et le voyeurisme. Il est davantage charnel et mystérieux avec une part de non-dit. 
Charles Peccia Galletto (ci-dessus) est pressenti pour être nominé comme révélation masculine à la prochaine cérémonie des César. A suivre donc. A commencer par l'annonce officielle des nominations le 29 janvier 2025.

Anne-Sophie Bailly est née et a grandi en Franche-Comté. Elle n’est pas du "sérail" mais a travaillé comme comédienne, après des études de théâtre et de sciences politiques avant de passer in extremis le concours de la Fémis à 27 ans, ce qui est l’âge limite. Elle y a réalisé plusieurs courts-métrages naviguant entre le documentaire et la fiction.Elle vient d’une famille de soignants, et la représentation des gestes du soin guide habite tout son désir de cinéma autour des thématiques du soin, de la maternité, la filiation, la transmission. Son court-métrage de fin d'études, La Ventrière (2021) en témoigne. Il a été sélectionné dans plus de quarante festivals à travers le monde et a remporté une dizaine de prix. Elle est aussi scénariste pour d’autres réalisateurs. Mon inséparable est, je le rappelle, son premier long-métrage.

La genèse de ce film vient d’une rencontre qu’elle a faite dans une maison de retraite où travaillait sa mère, avec une femme de 60 ans dont la mère avait 80 ans et qui avaient toujours vécu ensemble parce que la fille, Yolande, avait un handicap qu’on définirait comme un retard intellectuel, et quand la mère était devenue dépendante, sa fille l’avait suivie "par obligation" en maison de retraite.

Il y aurait environ 10 % (entre 6 et 13% en fonction de la définition sur laquelle on s’appuie) de personnes handicapées dans la population française, ce qui est énorme. Ceux qui fondent une famille vivent en général à proximité de leur famille, dans un appartement qu’ils louent comme n’importe qui. De toute façon, les foyers n’accueillent pas de famille. Et cette question n’est pas pensée parce qu’on est sur un tabou eugéniste. A fortiori sur la question des droits de l’enfant à venir. 

La fin est ouverte, il ne pouvait pas en être autrement. Nous ne saurons pas si Joël et Océane réussiront à devenir de "bons" parents mais si les familles dites "normales" n’étaient jamais dysfonctionnelles on le saurait, non ?

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly
Avec Laure Calamy, Charles Peccia Galletto, Julie Froger, Geert Van Rampelberg …
Sortie en France le 25 décembre 2024
Première mondiale au Festival de Venice 2024
Photos © Lucas Charrier 

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