J’ai vu 4 ou 5 versions d’Hamlet, toutes différentes, chacune réussie en ce sens que le chef-d’œuvre shakespearien y était donné dans ce que l’on croit être l’essentiel mais avec malgré tout un point de vue particulier. Je n’étais guère partante pour un autre. Et puis, très franchement, l’annonce appuyée sur la caractéristique de la distribution d’être composée de huit acteurs handicapés, dont sept atteints de trisomie 21, avait plutôt provoqué un rejet de ma part parce que je déteste me trouver en position de voyeurisme.
Inversement je ne suis pas quelqu’un qui reste campée sur ses positions. Et puis j’étais allée à la présentation du festival Imago et j’avais été surprise de constater combien le handicap peut être une force. Ce qui m’intéresse n’est pas l’aspect physique mais la performance.
Comme le souligne un des comédiens de cet Hamlet, ce qui compte pour lui est de jouer (le mot espagnol actuar ne permet pas la confusion avec s’amuser et le public applaudit sa confession). C’est là qu’est tout le sérieux de notre vie, et c’est la réponse à la question existentielle : être ou ne pas être …
Je suis heureuse d’avoir passé outre le sujet (je croyais Hamlet usé, sans surprise possible), la langue (c’est en espagnol surtitré) et le contexte (une telle pièce en 1h30 ne serait-elle pas dévoyée ?). J’ai assisté hier soir à un spectacle lumineux. Cet Hamlet a été présenté pour la première fois en France en 2023 et ce soir je comprends pourquoi tant de salles de spectacle se disputent pour obtenir une ou deux dates. Quelle chance pour le public que l'Azimut rejoigne cette année le festival Imago qui est riche de nombreuses belles propositions et particulièrement avec ce spectacle qui n'est pas un choix de complaisance.
Les premières secondes sont hallucinantes car c'est une scène d'accouchement, et manifestement filmée sans trucage. Sans doute une évocation de la "Sala de Parto", créée en 2013 par Chela De Ferrari au sein du théâtre La Plaza à Lima où depuis 2003 - et après 20 ans de dictature- plus de 120 pièces ont été produites parmi lesquels figurent des relectures d’œuvres classiques et créations contemporaines. La metteuse en scène et dramaturge d'origine péruvienne a développé un programme visant à stimuler la naissance d'une nouvelle écriture théâtrale en posant des questions-clés afin de mieux comprendre le monde contemporain et la nature humaine. En 2017, le titre de P.M.C (Personnalité Méritante de la Culture) lui a été décerné, marquant sa contribution au développement de la culture dans ce pays.
Le handicap ne l'effraie pas. Sans doute ne le voit-elle pas comme souvent nous le stigmatisons. C’est si vrai qu’au dernier festival d’Avignon elle a présenté La gaviota, d'après La Mouette avec une troupe d’interprètes principalement malvoyants et non-voyants qui ont donné un souffle très intime à cette œuvre majeure d’Anton Tchekhov.
Si c'est Jaime Cruz qui a impulsé chez la dramaturge le désir de reprendre Hamlet, alors qu'il était ouvreur de La Plaza, et si on le voit se couronner en priant le spectre de le regarder, il n'est pas le seul à interpréter le rôle titre et la troupe a raison de nous mettre en garde : Ne vous attendez pas à voir le Hamlet que vous connaissez.
Plusieurs garçons incarnent le prince du Danemark, et plusieurs filles seront Ophélie, tour à tour, prouvant que chacun de nous a quelque chose de l'un ou de l'autre de ces héros, dans la continuité de ceux qui les ont incarnés. On remarque à un moment sur le mur du fond les visages de grands comédiens dont on pense qu'ils ont joué le rôle. Pourtant j'ai nettement reconnu Gérard Philipe, mort le 25 novembre 59, dont je sais que le plus grand regret est de n'avoir pas eu le temps de l'interpréter sous la direction de Peter Brook. On aurait pu ajouter des femmes comme Anne Alvaro qui m'avait bouleversée dans la mise en scène de Gérard Watkins. Par contre nous serons d'accord pour estimer que le plus grand acteur à avoir eu ce privilège -mais au cinéma- est Laurence Olivier … dont Jaime Cruz reprendra les poses si caractéristiques.
Ça pourrait être caricatural mais c'est "juste" immensément joyeux. Le résultat est époustouflant et ce ne sont pas les bandes de jeunes (collégiens ou lycéens) qui diront le contraire. Ils ne se sont pas fait prier pour descendre sur la scène y danser avec les comédiens aux saluts. Il est vrai qu’à L'Azimut on a le sens de la fête depuis l’origine.
Ces comédiens sont faits de l’étoffe de leurs rêves et la metteuse en scène Chela De Ferrari l’a bien compris. Il faut les remercier de les partager avec nous avec leurs questions, leurs doutes et leur joie de vivre si communicative.
Si c'était un pari il est réussi car on a bien sous les yeux l'essentiel de la pièce-fleuve de Shakespeare, apportant la preuve qu'il n'est pas nécessaire d'engager une trentaine d'axteurs (sans compter les figurants) pour restituer les questions universelles autour de l’amour, la relation aux parents comme la recherche de sa place dans le monde face à des personnages qui comme Claudius les qualifierait d'erreur de la nature.
Les huit acteurs ont commencé en se présentant tour à tour, et en prévenant de leurs différences, et de leurs difficultés éventuelles : nous allons parler le mieux possible et … vous avez les sous-titres ! Ce qui est inouï est que même le bégaiement va apporter une crédibilité supplémentaire aux paroles de l'acteur qui porte les interrogations existentielles. Il eut été impossible de faire jouer quelqu'un d'autre avec une telle intensité si authentique.
Leur demande arrive comme une vague : on demande à la société de respecter nos droits, sans préjugés et idées reçues. Et ils ont raison de vouloir le meilleur pour eux. Ils le méritent. Leurs paroles ont le pouvoir de nous émouvoir aux larmes en dissolvant le voile d'ignorance qui les recouvre. Nous les regardons et nous comprenons qu'ils sont notre miroir.
Les genres sont multiples. L'utilisation de la camera est originale, permettant d'enrichir une scène d'intimité jouée sur le sol, ou en multipliant les gros plans pour nous faire comprendre combien les sens peuvent être perturbés. En plus de jouer, ils dansent très bien et chantent avec talent. On reprend avec eux les paroles de leur rap au fur et à mesure qu'elles s'affichent sur l'écran.
Leur adresse au public est remarquable parce qu'elle évite de nous faire la morale. La célèbre scène de théâtre dans le théâtre imaginée par Hamlet pour confondre son oncle est interprété en faisant appel à des spectateurs (qui ne se font pas prier d'ailleurs). Leur sérieux est leur faiblesse et les "handicapés" interrompent ces amateurs brutalement, leur faisant comprendre qu'il faut jouer un arbre d'une autre manière, les guidant vers un jeu moins formaté : tu ne sauras pas faire comme nous !
Le drame, étymologiquement, est une action jouée sur scène, une pièce de théâtre et dans ce sens Hamlet en est l'archétype. Il est donc plus que normal que l'adaptation de Chela de Ferrari, co-élaborée avec sa troupe (où les filles sont autant admirables que les garçons), soit une démonstration admirable. J'en repars en estimant que de toutes les versions que j'ai vues, c'est la sienne qui est la plus forte.
Écriture et mise en scène Chela De Ferrari
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie – Claudia Tangoa, Jonathan Oliveros et Luis Alberto León
Avec Octavio Bernaza, Jaime Cruz, Lucas Demarchi, Manuel García, Diana Gutierrez, Cristina León Barandiarán, Ximena Rodríguez et Álvaro Toledo
Formation vocale – Alessandra Rodríguez
Chorégraphie de Mirella Carbone
Images de Lucho Soldevilla
Création lumière – Jesús Reyes
Vu le 19 novembre 2024 au Théâtre La Piscine de l'Azimut à Châtenay-Malabry (92)
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de ©Teatro La Plaza
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