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jeudi 21 novembre 2024

Le syndrome de l’Orangerie de Grégoire Bouillier

J’avais tant entendu parler de ce livre présenté comme l’analyse de la série des Nymphéas peints par Claude Monet que je voulais comprendre ce que Grégoire Bouillier avait décrypté de ce chef d’œuvre.

On me l'avait vendu comme une enquête passionnante et virtuose toute en imbrications et superpositions de temps, de personnages célèbres, de lieux, à partir des toiles Nymphéas de Monet.

Si je me souvenais parfaitement des tableaux que j’ai admirés récemment aussi bien à la fondation Vuitton qu’au musée Marmottan Monet, il ne me restait que la vague impression d’une immensité de bleu troué de taches roses et vertes dont j’ignorais si je l’avais vue à la National Gallery de Washington (qui dispose de 28 oeuvres, dont Le Pont) ou au Musée de l’Orangerie que je n’étais plus certaine d’avoir visité.

Le sujet était passionnant car il est effectivement troublant de savoir que l’artiste avait pu peindre 97 mètres linéaires en délayant (le mot plairait à Grégoire Bouillier) le même thème pendant plus de trente ans. Une telle obsession méritait qu’on se penche dessus, au risque d’y sombrer. Le musée de l’orangerie devient pour lui une scène de crime. Il raconte son cheminement (intellectuel) avec humour en faisant preuve d’un lexique très contemporain, sans craindre la moindre vulgarité.

Certes, il y a de l'amusant dans l'échafaudage de Bouillier. Par exemple quand il décrypte (p. 70) la première apparition du professeur Tournesol en 1944 dans Le Trésor de Rackham le Rouge quand il vient sonner proposer à Tintin un petit sous-marin en forme de requin pour explorer sans danger les profondeurs de l'océan. 
Il en déduit (quelle imagination !) que si les Grands Panneaux cachent un Grand Secret, s’ils sont comme le professeur Tournesol qui, sous son déguisement, dissimule un fantôme du passé, il va le découvrir. Car la méthode est infaillible. Elle a fait ses preuves. Elle possède l’œil et le bon. (Tonnerre de Brest et foi de bachibouzouk).

Si on est tout à fait honnête, on se lasse de toutes les pistes empruntées par l’écrivain, y compris la traversée d’Auchwitz-Birkenau dont je n’ai pas compris le sens, peut-être parce que j’ai moi-même arpenté ce camp qui m’a laissé une horrible vision : tout y semble entretenu de telle sorte qu’il suffirait d’un (autre) fou pour qu’il reprenne son activité mortifère, malgré la verdure de l’herbe semée de pâquerettes le jour de ma venue.
C’est peut-être ce contraste qui a frappé Grégoire Bouiller en l’inversant aux Nymphéas. Sous la beauté de la composition se cacherait donc une pourriture ? Ce serait en premier lieu les morts d’une autre guerre mondiale, la première, puisque Monet offrit son travail à la France le 12 novembre 1918, au lendemain d’un armistice qu’il voulait célébrer. Et oui il a raison de voir que dans nymphéa, il y a le mot hymne (p. 35). Également de pointer que peindre 400 nymphéas, que jamais il n’appela nénuphars, c’est bien plus qu’une tocade (p. 86).

Toujours est-il que le voyage autobiographique que nous livre l’auteur s’étire comme la lave d’un volcan qui n’en finirait jamais de lancer de nouvelles cendres. Quant aux pistes d’explication que l’écrivain nous offre comme si c’était les siennes, je n'ai pas eu besoin de faire une enquête comparable à celles que lancent les profilers aguerris. Tout est expliqué au musée de l’Orangerie et de nombreux ouvrages ont déjà abordé ce thème, comme par exemple Deux remords de Claude Monet de Michel Bernard, paru à La Table Ronde en 2016.

Grégoire Bouillier ne pouvait pas l'ignorer mais il a cependant beaucoup investigué sur Internet. Il l’écrit noir sur blanc en nous rappelant la phrase d’André Breton : L’imaginaire, c’est ce qui tend à devenir réel (p. 186). Est-ce que cela justifie que nous prenions pour argent comptant les hypothèses que l’auteur échafaude ? Même et surtout lorsqu’il les tricote avec des faits avérés ? Même aussi en argumentant avec Beckett qui disait que tous les tableaux sont des "aveux" (p. 132) ?

Il m'avait donné la nausée en alternant ses réflexions sur Auchwitz et Giverny (que je connais aussi) en prétendant avoir songé qu’Auschwitz-Birkenau avait été une tentative absolument machiavélique d’effacer le jardin de Claude Monet (p. 152).

Est-ce bien utile aussi de s’appesantir sur ses énervements concernant (je le cite et vous remarquerez le style familier de ses termes) : cette "famille polonaise", à propos de laquelle je n’ai rien découvert sur Internet, pas même son nom, pas même la date de son installation dans la villa ? Pas même un post fielleux, une polémique, que dalle ! Bizarre, non ? Alors que le moindre pet-de-nonne dégénère en buzz planétaire ? (J’espère que le site Fortitude ne raconte pas des cracks ! En plus d’avoir l’air idiot, j’aurais l’air malin !) Si je m’écoutais, je mènerais bien ma petite enquête sur les mystérieux occupants de la "villa Höss".  (p. 191).

Il en rajoute une couche plutôt vulgaire un peu plus loin : fuck la famille, qu’elle aille se faire foutre, qu’elle crève, comme tous ces connards du Salon et tous ceux qui semblent sur Terre uniquement pour vous mettre des bâtons merdeux dans les roues (p. 204).

Des parenthèses, des mots du langage parlé, carrément orduriers, Grégoire ose tout, pensant sans doute que de son accumulation de pistes il finira par tirer le bon fil. Il m'est inutile de patienter jusqu'à l’ultime page pour brûler d’une envie dévorante, claquer le clapet de mon IPad (je lis en numérique) et partir pour l’Orangerie.
De retour, et un peu déçue, sans doute parce que les élucubrations de Grégoire Bouillier avaient brouillé ma fraicheur je dirais malgré tout qu'il est néanmoins intéressant de constater (je cite encore et toujours l’auteur) : Monet est à la fois simple et radical. Actant la mort de Camille, il supprime toute présence humaine dans sa peinture. (Pas de quartier !) Il fait le vide dans ses tableaux. Parce que personne ne peut remplacer Camille. Ce n’est peut-être pas conscient (p. 217).

Mais quand il compare Camille à Ophélie (p. 246) cela ne m'étonne pas le moins du monde, je me demandais quand cela allait arriver. Pas plus que je hausse le sourcil en lisant : Tout était en ordre et j’allais m’en aller, lorsque la pensée m’a traversé que c’était un nénuphar qui tuait Chloé dans L’Écume des jours de Boris Vian. Un nénuphar ! Vian avait imaginé le cancer sous la forme d’un nénuphar ! (p. 301)

Le roman, car c'est vraiment cela, s'étire sur 432 pages. C'est long, comme les panneaux, et même s'il y a des citations qui méritent d'être notées (vous les découvrirez en cliquant sur "plus d'infos") je ne trouve pas que ce livre mérite le succès qu'on lui accorde.

Le syndrome de l’Orangerie de Grégoire Bouillier, Flammarion, en librairie depuis le 21 août 2024
NB : la première photo n'est pas celle d'un tableau de Monet
C’est le déclic qui fait l’histoire et non l’inverse. Et puis, les faits divers ne vont pas devenir notre fonds de commerce. Nous valons mieux que ça (p. 13).

C’est drôle. Ou ce n’est pas drôle. Mais l’autre jour, je suis allé au musée de l’Orangerie (p. 18).

Que voit-on d’un tableau ? On ne sait pas. On ne sait jamais. On ne nous a jamais appris à voir avec nos yeux. Raison pour laquelle, devant une peinture, nous nous dépêchons de lire le cartel qui indique le nom du peintre, le titre de l’œuvre, la date, etc. Nous nous empressons de prendre des informations afin d’avoir des mots. C’est important les mots. (J’en sais quelque chose.) Car nous voici sauvés ! Nous savons tout à coup le nom du peintre, le titre de l’œuvre, la date, etc. Voici que nous avons quelque chose à dire. Voici que nous avons l’impression de savoir et, donc, de voir. (Youpi !)  À partir de là, nous ne voyons plus avec les yeux mais avec les mots. Nous voyons la peinture à travers les lunettes que les mots nous chaussent, comme si les mots permettaient de mieux voir et que c’étaient eux qui donnaient à voir, eux qui étaient nos yeux, tout à coup. (Grave erreur !) Car il s’agit d’un tour de passe-passe (p. 20).

On cherche à voir le chef d’œuvre (donc c’est biaisé). Et cela vaut pour la musique. Cela vaut pour tous les arts. Même la littérature ! (p. 20)

Ce sont les américains qui ont consacré comme chef d’œuvre alors que que les Nymphéas sont tombés dans l’oubli, manifestement incompris, trop démesurés peut-être. Autant se débarrasser tout de suite de cette facétie : pour un Américain, "Monet is money", c’est subliminal, c’est câblé dans le cerveau, surtout celui d’un directeur de musée né à Detroit (Michigan). Mais là n’est pas l’important (p. 22).

La guerre de 14-18 brise les enthousiasmes. Or, les Nymphéas proposaient autre chose. Ils portaient en eux l’invention du "all over" et du "dripping", ils magnifiaient l’ampleur et la spontanéité du geste de peindre, ils faisaient soudain la part belle au vide et ils s’émancipaient de la figuration pour ouvrir la voie à des paysages non seulement abstraits, mais intérieurs. Ils renonçaient même à l’idéal bourgeois de la peinture à accrocher (p. 22).

J’ai bien conscience que les mots malaise, angoisse, morbide et funèbre ne font pas partie du vocabulaire que l’on associe ordinairement à Monet. J’ai bien conscience qu’un jardin, espace par définition à ciel ouvert, qui plus est peint par un artiste célèbre pour avoir sorti la peinture de l’atelier et l’avoir amenée au grand air ne devrait pas causer des sensations d’oppression et d’enfermement. Pourtant, tout m’apparaissait ici figé, immobile, statique, opaque, silencieux, inerte. Trop figé et trop silencieux pour que la vie puisse circuler, s’épanouir, s’égayer. D’où ma sensation de claustrophobie (p. 22).

Monet conçut son cycle des Nymphéas de sorte qu’on ne puisse pas l’embrasser d’un seul regard. Ici, on a tout le temps l’œuvre devant soi et derrière soi. On est forcé d’être en mouvement. Forcé d’entrer la ronde. Impossible de voir les Nymphéas dans leur totalité. Si bien que, ne sachant où donner de la tête, on est un peu perdu, on est désorienté, on perd pied, déboussolé on est. On ne sait pas vraiment où se mettre ni ce qu’il y a à voir. Avec toute cette eau autour de soi, est-on sur une île au milieu de l’étang ? Est-on dans une barque ? Sur le pont japonais que Monet avait fait construire à Giverny et qu’il peignit tant de fois ? Est-on sur l’eau ? Est-on dans l’eau ? Et si on était sous l’eau ? Si on était dans un aquarium ? Ou dans un sous-marin en train de regarder à travers l’œilleton d’un périscope ? On ne sait pas. Au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue, entre s’approcher au plus près et se reculer au plus loin, entre myopie et hypermétropie. À quelle distance doit-on se tenir ? À quelle proximité ? C’est quoi, une œuvre qui excède notre champ de vision et dont on ne peut saisir que des fragments, des bribes, des éclats ? Une œuvre qui crée son propre manque ? Une œuvre qui oblige à choisir entre plusieurs points de vue puisqu’elle n’en offre aucun qui soit fixe et certain. Une œuvre conçue comme un « panorama », cet ancêtre du cinéma dont Monet était le contemporain et dont, paraît-il, il se serait inspiré pour concevoir sa farandole de Nymphéas, comme si son intention avait été de réaliser un film se déroulant dans le temps et dans l’espace ! Qu’il avait projeté sur huit écrans géants quatre-vingt-onze mètres de pellicule (p. 25).

Une œuvre d’art exprime toujours le contexte dans lequel elle est créée. Elle le réfléchit, que ce soit explicitement ou implicitement. Ses Grands Panneaux, Monet les peints pendant les quatre années que dure la guerre, quasiment de date à date, façon de lier ce qui se passe sur la toile à ce qui se passe sur le front. Pendant quatre années, il leur consacre tout son temps et toute son énergie, ne cessant de peindre des nymphéas encore et encore, jetant toutes ses forces dans la bataille et détruisant autant qu’il produit, faute de n’être jamais satisfait du résultat. Faute que, sur le plan militaire, la victoire échappe également ? (p. 32).

Ce que Monet a enterré dans ses Grands Panneaux, ce sont des millions de morts. Ce sont les neuf millions de morts de la Première Guerre mondiale, dont un million et demi de Français. Dont son grand ami Octave Mirbeau. Dont Apollinaire, Alain Fournier, Charles Péguy et tous les autres tombés au front, célèbres ou anonymes. Ce qui fait un paquet de monde. Ce qui fait énormément de nymphéas. Ce qui fait des Grand Panneaux un tombeau pour neuf millions de soldats (p. 35).

De multiples morts, fils, épouses, amis … chagrins que Monet put sans problème noyer dans le bassin aux nymphéas (p. 52).

Au quotidien, il voit double, voit déformé, voit mal de loin – une vraie taupe ! Refusant catégoriquement l’opération de l’œil gauche (que l’on se mette à sa place), il préfère documenter sa détresse oculaire dans une série de tableaux intitulée Maison vue du jardin de roses, qu’il peint tantôt avec son œil opéré (tout est bleu, nimbé de couleur froide), tantôt avec son œil toujours malade (tout apparaît flambant rouge, le ciel est jaune d’or). Façon de défier le mal qui le frappe. De s’en faire le maître. En rire aussi. En rendre compte également. Les spécialistes de l’opacification du cristallin ne s’y tromperont pas, qui utilisent encore cette série de tableaux comme sujet d’étude (p. 61).

Parvenu à ce point de perception suprasensible des Nymphéas, mon malaise de l’Orangerie ne m’apparaît définitivement plus usurpé. D’ailleurs, je vais le baptiser "syndrome de l’Orangerie". En toute modestie. En miroir du syndrome de Florence de Stendhal. Car l’angoisse peut, autant que le beau et peut-être davantage, donner le sentiment du sublime. Provoquer en nous des troubles magnifiquement psychiatriques (p. 80).

Car les millions de morts de la guerre de 14, le décès du fils aîné, la perte de la vue, même l’autoportrait de Monet en ectoplasme, cela ne suffit pas. Cela ne me suffit pas ! Ce ne peut pas être aussi facile. Impossible ! Pour être bien gardé, un secret ménage plusieurs niveaux de sécurité et mon syndrome de l’Orangerie me dit qu’il y a autre chose. Il me dit qu’il faut creuser davantage, plonger plus profond dans le bassin aux nymphéas. Je n’ai, jusqu’à présent, fait qu’effleurer l’écume des Grands Panneaux et il faut zoomer encore plus loin. Zoomer à mort, jusqu’à franchir la barrière macroscopique du visible. Afin d’épuiser le mystère des Nymphéas. Épuiser ma propre angoisse. Ce qui revient au même (p. 80).

Ces nymphéas, Monet les faisait venir du Japon ou du Paraguay par l’entremise du pépiniériste Joseph Bory Latour-Marliac qui, dans les années 1880, s’était fait une spécialité de cultiver sous nos latitudes ces plantes affectionnant les climats tropicaux  (p. 92).

Si Monet se trouvait en 1870 à Londres, c’était pour fuir la guerre avec la Prusse (environ 140 000 soldats français tués sur le front), puis le siège de Paris suivant l’humiliante défaite de Sedan (environ 10 000 Parisiens morts de faim), puis la Commune de Paris suivant l’épouvantable siège de Paris (environ 20 000 émeutiers massacrés par les Versaillais). Il ne voulait pas que Camille, qu’il venait juste d’épouser en juin à la mairie du 8e arrondissement de Paris (avec Courbet et le frère d’Édouard Manet comme témoins), se retrouve veuve à peine mariée. Ni que leur fils Jean, né trois ans plus tôt, devienne orphelin. C’est ce qu’il explique dans des lettres. Il considérait qu’il avait une probabilité non nulle de mourir au combat. Et mourir pour sa patrie en laissant veuve et orphelin ? Merci bien ! C’était non ! Il y a des limites au patriotisme. D’où sa décision de filer à Londres, avec femme et enfant en bas âge (p. 96).

Car je suis persuadé que les nymphéas sont le nom de code de Londres et de tout ce qui, pour Monet, s’y produisit de façon aussi latente que décisive. Je suis persuadé qu’il y a un lien entre les water lilies de Kew dans le contexte de la guerre de 1870 et les Nymphéas de l’Orangerie dans le contexte de la guerre de 1914.   Je suis persuadé que la mort de son fils Jean juste avant la Première Guerre mondiale fait écho à sa naissance juste avant la guerre avec la Prusse (p. 100).

Longtemps Monet vécut de la charité de ses amis. Les nymphéas sont des plantes castratrices. (…) Le nymphéa n’est-il pas seulement un tue-l’amour : il est aussi une fleur du mal issue d’eaux lourdes, dormantes et impures. Il est une fleur qui pousse dans "des plaines d’ajoncs rompus et de mousses gluantes / Parmi ces débris de corruptions lentes"  (p. 115).

Le jardin de Giverny fut une pure création. Il fut une totale invention. La réalisation d’un rêve que Monet forma, planta, terrassa, bina, bêcha, tailla, arrosa et entretint avec passion pendant plus de quarante ans, depuis son installation à Giverny en 1883 et l’achat de la maison avec son terrain en 1890, jusqu’à sa mort en 1926. (Il avait pas moins de sept jardiniers à son service ; le matin, l’un était chargé d’essuyer la rosée sur chaque nymphéa, un autre devait ratisser la moindre feuille morte tombée dans le bassin d’eau.) Si bien qu’il s’agit d’une œuvre d’art à part entière. D’un jardin extraordinaire. D’un tableau grandeur nature. Il s’agit surtout d’un cas unique dans l’histoire de l’art. Car bien avant de peindre le moindre nymphéa (en 1897), Monet les cultivait depuis des années. C’est-à-dire qu’il fabriqua de toutes pièces le modèle qui, sur la toile, devint ensuite sa source d’inspiration. Il créa lui-même le sujet de sa peinture. Il n’y a que Pygmalion et sa Galatée qui puissent rivaliser, sauf qu’il s’agit d’un mythe. (Cézanne ne créa pas les pommes qu’il peignait. Léonard de Vinci ne créa pas Mona Lisa, seulement La Joconde. Etc.) Ainsi Monet contrôla-t‑il de A jusqu’à Z toute la chaîne de sa production artistique, sans rien laisser au hasard, rien devoir à personne. (Il alla jusqu’à détourner le cours du Ru, un petit bras de l’Epte, au grand dam des paysans du coin, afin d’irriguer tranquillou son bassin aux nymphéas et modifier à ce point son environnement, s’en rendre à ce point maître : quel symbole ! Zéro respect pour la nature !) Un tel fantasme de toute-puissance doit porter un nom. Un tel désir de créer son propre univers et de régner dessus comme un roi en son royaume, comme Dieu créateur de toutes choses, cela a quelque chose de beau et de fou. De forcené et de délirant. De totalitaire. Cela traduit un fantasme de contrôle absolu. Une volonté féroce d’inventer sa vie et l’art allant avec. D’être libre tout seul, absolument tout seul. Cela dit aussi quelque chose d’une insatisfaction majuscule. D’une frustration à la racine. On ne crée pas son petit coin de paradis sans raison. Il faut l’avoir perdu et ne l’avoir retrouvé nulle part sur Terre. Il faut vouloir réparer une perte et combler un manque. (On en est tous là, non ? Chacun aimerait trouver son paradis sur Terre, sauf que Monet ne le trouva pas : il l’inventa de bout en bout, pour sa jouissance personnelle et son usage particulier.) Ce qui fait qu’il peignit ce qu’il avait lui-même créé. Il peignit son œuvre, la redoublant par sa représentation. Qui a mieux fait sien le mot culture, dans son sens agricole et artistique ? Vivre dans son monde, en circuit totalement fermé, cela me fait penser à l’autisme. Ou à l’enfance. À un enfant qui, parce qu’il a peur ou pour une autre raison (il y en a moult !), se réfugie dans son imaginaire. Se construit un château en Espagne. Un pays enchanté. Un palais du facteur Cheval. Un terrier de lapin blanc. Une cabane à l’abri du monde extérieur. Un asile digne de lui et de sa solitude. (Heureusement que Monet s’en allait souvent peindre par monts et par vaux, à l’étranger aussi, sinon je m’inquiéterais pour sa santé mentale.) (D’un autre côté, c’est seul qu’il partait chaque matin avec son chevalet et sa boîte de couleurs pour travailler pendant des heures au grand air, sans femme ni enfant ni personne pour lui faire perdre son temps, troubler sa solitude et le détourner de son art avec leurs minuscules exigences, leurs pénibles contingences). On ne comprend rien aux Nymphéas si on croit qu’ils copient la nature, fût-ce à travers le voile de l’âme. Alors qu’ils fixent sur huit Grands Panneaux une Nature totalement imaginée. Ils rendent compte d’un Paradis artificiel. (Les nymphéas sont bien des "fleurs du mal"). À son ami Marc Elder qui lui posait un jour la question, Monet répondit : "J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas. Je les avais plantés pour le plaisir ; je les cultivais sans songer à les peindre. Un paysage ne vous imprègne pas en un jour. Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang. J’ai pris ma palette. Depuis ce temps je n’ai guère eu d’autre modèle." Ainsi Monet mit-il un certain temps avant de voir ce qu’il avait sous les yeux, avant de comprendre ce qu’il avait créé pour son seul plaisir. Avant de passer du jardinage à la peinture. Des graines aux pigments. De la terre à la toile. De la bêche au pinceau et des fleurs aux tubes de couleurs. De la chose à sa représentation. Voilà qui est intéressant. (À quel moment voit-on, sait-on, comprend-on ce qu’on fait ? Quand ce qui est latent accède-t‑il à la conscience ? Grande question !) Depuis ce temps Monet n’eut guère d’autre modèle ? Voici une déclaration qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd.   Quoi qu’il en soit, l’heure est venue d’aller à Giverny. (Et pas plus tard que la semaine prochaine car j’ai un truc de prévu avant.) Il est temps, oui, d’aller au pays des fleurs et des féeries. De me rendre compte par moi-même. À la fois de près et en prenant du recul. En zoomant cette fois sur le motif lui-même, comme Thomas le photographe dans le parc de Blow-Up. Peut-être aurais-je moi aussi, tout d’un coup, une "révélation". (C’est tout le mal que je souhaite à mon syndrome de l’Orangerie.) p. 134

Je m’amuse comme je le peux mais je trouve rigolo que personne ne se soit jamais demandé pourquoi Monet fut le premier à peindre des tableaux en série et des séries de tableaux. D’où ce délire de la répétition, j’allais dire persécution ? (p. 230)

Les Grands Panneaux sont une synthèse de Camille sur son lit de mort que Monet ne cesse de faire miroiter devant ses yeux, comme un enfant jouant avec une boule à neige : il n’arrête pas de la secouer pour en renouveler la magie (p. 251).

Il en peint aussi des mauves, des violacés, des presque noirs, qui n’existent pas dans la réalité ; en revanche, ces couleurs sont celles du deuil. Même le côté vulve des nymphéas prend tout son sens à la lumière du cancer de l’utérus de Camille. Même la forme utérine des deux salles de l’Orangerie s’explique tout à coup (p. 252).

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