C'était samedi 17 avril. Jean Philippe Toussaint, écrivain de langue française, lauréat du Prix Décembre 2009 pour La vérité sur Marie, avait accepté l'invitation de la médiathèque du Plessis Robinson, exercice auquel il est probablement peu habitué. Pour faciliter les choses c'est Norbert Czarny, journaliste de la Quinzaine littéraire, qui a mené l'entretien avec beaucoup de doigté. Sa connaissance de l'œuvre de l'écrivain semble exhaustive et ce fut très agréable d'être ainsi guidé.
J'ai choisi de rendre compte de ce moment en intégrant malgré tout quelques réflexions personnelles sur La vérité sur Marie.
En lice pour Le Livre Robinsonnais, ce livre a été annoncé par des journalistes, dès sa sortie en septembre 2009, comme l’un des plus beaux romans d’amour de ces dernières années. Il n’est jamais simple d’aller à l’inverse d’un mouvement d’approbation mais à écouter les avis de lecteurs anonymes il semblait bien que le plébiscite n’était pas total autour de l’œuvre. Il en fut toute autre chose autour de l’écrivain.
Un auteur dont la richesse de la personnalité séduit
C’est indiscutable : l’auditoire a été conquis par l’aisance de Jean-Philippe Toussaint à répondre à toutes les questions et ses propos ont captivé un public très large.
Cinéaste, plasticien, romancier, il cumule les talents. Mais c’est en tant qu’écrivain qu’il se présente désormais parce que l’écriture est devenue son activité principale, le cinéma n’ayant finalement été qu’un large détour.
Cet homme a horreur d’être limité et il n’est pas certain qu’il se présenterait à l’identique dans une dizaine d’années. Il revendique haut et fort le droit d’avoir des goûts éclectiques pour des choses apparemment contradictoires : la musique, les échecs, le football. Avec la Mélancolie de Zidane, paru aux éditions de Minuit en 2006, il répondait au geste physique du sportif par un (bref) geste littéraire, le livre ne faisant que deux douzaines de pages. Le monde contemporain exerce nettement sur lui une forme de fascination et sa curiosité semble sans limites.
La facilité (relative) avec laquelle on peut voyager loin, vite, et à de multiples reprises, a en quelque sorte resserré le champ d’investigation de qui désire rendre compte de la contemporéanité de notre univers.
Un voyageur qui aime les atmosphères urbaines
Jean-Philippe Toussaint a situé Faire l’amour en 2002 au Japon et parle de ce pays comme le ferait un peintre qui se focaliserait sur les lumières de la nuit. Quand il choisit la Chine, en 2005, pour Fuir, c’est pour témoigner que ce pays est peut-être l’endroit du monde qui est le plus en mouvement, avec partout des travaux.
Il est sensible aussi à l’influence des objets sur la vie quotidienne. Entre 1950 et 1990 l’emploi du téléphone, devenu portable, est devenu si banal qu’il n’est plus nécessaire d’adopter le point de vue de l’essayiste (comme l’a fait Pierre Bourdieu à propos de la télévision) pour réaliser quel usage romantique on peut en faire en tant qu’écrivain.
Le lecteur de Fuir est placé en position d’ubiquité en se trouvant à la fois dans un train chinois à coté du narrateur et près de Marie au musée du Louvre, à l’instar de ces séquences filmées qui mettent deux scènes en parallèle sur chaque moitié d’écran. Et si Marie est confrontée à des problèmes de batteries Jean-Philippe Toussaint ne fait qu’anticiper la technique …
Si en tant qu’auteur Jean-Philippe Toussaint aime regarder loin, solidement ancré dans le XXI° siècle, il n’est pas aussi moderne dans sa propre vie. Il fut longtemps réfractaire au portable dont il trouvait la présence angoissante. Il est toujours plus facile d’apprivoiser l’imaginaire que le réel.
La vérité est loin d’être son obsession
Contrairement à ce que laisse entendre le titre de son dernier livre Jean-Philippe Toussaint a sa propre conception de la vérité. En tout cas la sienne n’est pas forcément la vraie. L’image d’un cheval vomissant avait constitué le point de départ du dernier opus. Jean-Philippe Toussaint tenait à écrire un passage qui fasse émerger une énergie purement romanesque et littéraire. Apprendre que l’estomac d’un équidé ne permettait pas à l’animal de vomir n’a pas dissuadé l’écrivain. L’épisode du cheval fou sur le tarmac de l’aéroport de Narita est devenu une scène essentielle occupant tout de même un quart du roman (qui lui vaut des commentaires dithyrambiques de Bernard Pivot mais à mon sens inutiles sur la quatrième de couverture).
C’est que Jean-Philippe Toussaint a aussi ses obsessions instinctives qui composent des motifs récurrents dans son œuvre : l’eau, le feu, les calamités qui, comme le sexe et la mort, composent des invariants. Il écrit sur la salle de bains; un personnage part à Venise; Marie voyage d’île en île. Fuir s’achève dans la mer; la Vérité sur Marie se clôture par un incendie dont rien ne subsiste, sauf le basilic. De toute évidence cette plante n’aurait jamais pu résister aux flammes. Ce nouveau reproche n’est pas davantage pris en considération par l’écrivain qui doit se souvenir que le basilic était autrefois chez les Grecs symbole de haine et de malheur. Et qu’en Iran et en Malaisie, il est planté sur les tombes en signe de deuil.
La violence est présente dans chacun de ses romans. C’est la fléchette de la Salle de bains, le flacon d’acide chlorhydrique de Faire l’amour, l’orage et les intempéries de la Vérité, parce que la violence est inhérente à la vie (comme le sexe et la mort). Ses romans sont marqués par les saisons qu’il annonce en page de garde. L’été pour Fuir, printemps-été pour la Vérité.
L’œil du peintre et du cinéaste
Jean-Philippe Toussaint excelle dans les descriptions. La scène de la crise cardiaque du rival (pages 34-35) est plus vraie que nature. Il raconte ce moment en affirmant qu’il gardera de cette nuit un souvenir délicieusement sensuel de complicité silencieuse avec Marie. Si j’osais je l’inculperais d’homicide.
Il a le sens du détail qui tue. On dirait qu’il le traque, comme un rapport d’expertise. Il décrit (page 45) la paire de chaussures du rival comme aurait pu faire Robbe-Grillet … Certains lecteurs feront le rapprochement avec la casquette du jeune Charles Bovary arrivant au collège. Pas moi. C’est que la présence de cet attribut est un signe évident de trahison depuis que j’ai entendu Lynda Lemay chanter les Souliers verts, cette paire de godasses à talons hauts aussi suspects qu’ignobles dans l’garde-robe qu’elle regarde droit dans les semelles, et qui fait couler la sueur le long de sa tempe … Chacun sa madeleine …
La jalousie reste vive dans le cœur du narrateur car même si l’amant a été foudroyé et que sa trace est réduite à ces seules chaussures elles sont bien là, rendant la présence de leur propriétaire encore très menaçante.
Une sollicitation active du lecteur
Jean-Philippe Toussaint ne lui raconte pas tout. Il emploie intentionnellement l’ellipse, comme on le fait au cinéma. Il cadre chaque scène, au sens propre comme au figuré, à l’instar aussi du parti-pris du peintre. L’évocation de la flamme décorative du miroir suffit pour se représenter la prestance haussmanienne de tout l’appartement. Un dessin de Matisse ou de Picasso ne sont-ils pas plus puissants qu’un croquis fourmillant de détails ?
Sensible au format (encore un terme de peinture) il aime ouvrir des espaces où le lecteur pourra s’engouffrer. Jamais il ne va à la ligne, si ce n’est en fin de paragraphe, et de chapitre. Il s’autorise donc deux grands blancs qu’il emploie comme des jokers. (Vous pouvez vérifier page 116 de la Vérité …). C’est sa manière de faire rentrer l’écriture dans un espace géométrique, en la pliant à une cohérence visuelle.
Jean-Philippe Toussaint a d’autres signes distinctifs comme l’absence de dialogues marqués par des tirets. A l’inverse le texte est émaillé de remarques entre parenthèses qui pourraient être des notes de bas de page.
Il s’amuse à dilater le temps, jouant avec les durées, focalisant par exemple l’attention sur trois nuits dans la Vérité, en laissant beaucoup d’autres dans l’ombre. Il s’amuse aussi à bousculer l’ordre des scènes. Les trois parties désignées I, II et III ne se sont pas déroulées successivement, la I étant postérieure à la II.
Marie est styliste, un peu artiste, alors que le narrateur n’exerce toujours pas de profession précise. Jean-Philippe Toussaint inverse ici le schéma classique selon lequel la femme suit l’homme. La fonction du narrateur n’en est pas pour autant amoindrie. Il peut rester flou, c’est même son intérêt. Parce que précisément c’est lui qui parle et qui a donc le pouvoir, soit comme témoin direct, soit comme celui qui sait, parce qu’on lui a raconté … Mais il ne dit pas tout. Des conversations lui échappent.
Cette position omniscience du narrateur autorise tous les fantasmes. Il infiltre les pensées de Marie avec une façon très personnelle de s’adresser au lecteur comme s’il se parlait à lui-même et à lui seul, ce qui m’a personnellement agacée. Par exemple :
(page 80) A l’heure de quitter Tokyo, Marie pensait à moi, dans cette même chambre où nous avions fait l’amour pour la dernière fois ( …) Marie aurait voulu ne plus penser à moi, ni maintenant, ni jamais, mais elle savait très bien que ce n’était pas possible, que je risquais de surgir à tout moment dans ses pensées comme malgré elle, etc … Et pourtant il termine le chapitre par : Elle ne voulait plus entendre parler de moi, compris, jamais – basta avec moi maintenant.
Et si Marie porte ce prénom c’est prosaïquement parce que c’est le prénom féminin le plus universel.
Écrire c’est fuir
Mais en toute conscience. C’est même la postface de l’édition de poche de Fuir. Jean-Philippe Toussaint n’hésite pas à lancer ses personnages dans une course folle : le cheval dans la Vérité, une moto dans Fuir. L’écrivain ne s’engage pas dans la vie réelle mais il y est connecté lorsqu’il écrit.
La seule façon acceptable pour Jean-Philippe Toussaint d’écrire un roman d’amour aujourd’hui est de passer par la rupture pour tenter de rendre palpable le sentiment qui reste encore vivant entre deux partenaires.
A propos du contenu autobiographique qui pourrait se glisser dans ses romans Jean-Philippe Toussaint élude avec humour : même le cheval a quelque chose de moi ! Plus sérieusement il précise que ce sont les sources qui sont autobiographiques, mais pas le récit, s’appropriant la citation de Roland Barthes : il faut donner l’intime, pas le privé.
Jean-Philippe Toussaint l’écrit lui-même (page 164) : A quelques faits avérés et vérifiables advenus cette nuit-là, il m’arrivait d’ajouter de pures fantaisies (…) me déplaçant mentalement (…) atteindre une vérité nouvelle qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité (…) la vérité idéale.
Écrire ne fut pas toujours facile. Au début Jean-Philippe Toussaint accouchait dans la douleur, en reprenant son texte à longueur de temps. Le premier, de 120 pages, a été retravaillé pensant 5 ans, pour n’être finalement jamais publié. Aucune version ne lui semblait correcte. Qu’il soit au présent, au passé, à la première ou à la troisième personne, rien n’allait. Jusqu’à ce qu’il choisisse de changer de méthode, attendant l’élan créatif pour prendre la plume, quitte à s’isoler sur une courte période.
Un intérêt tardif pour les grands textes et une forte appétence pour les auteurs contemporains
Là encore Jean-Philippe Toussaint joue avec la vérité en prétendant n’avoir commencé à lire après l’âge de 20 ans. Avec un père journaliste, une maman libraire et des études de sciences politiques il n’avait pas pu éviter la littérature, ne serait-ce que le Rouge et le noir, qu’il avait quand même jugé « intéressant » et Baudelaire, dot les poèmes lui firent l’effet d’un choc en classe de première.
Ce qui est juste c’est que tout cela ne le passionnait pas. Il préférait le cinéma. Jusqu’à ce jour où Jean-Philippe Toussaint se décide à appliquer le conseil que François Truffaut donnait dans les Films de ma vie, à savoir de commencer par écrire. Il se souvient très nettement de ce moment, dans un bus entre Bastille et République où son avenir d’écrivain a commencé à se profiler.
Lire les « monuments » de la littérature a singulièrement davantage d’intérêt quand on pratique soi-même l’exercice. Zola, Kafka, et surtout Dostoïevski dont Crimes et châtiments fut une révélation.
Interrogé sur ses goûts Jean-Philippe Toussaint déclare tout aimer. Mais on sent vite quelles sont ses préférences : Jean Echenoz, Javier Marias dont il déclare remarquables Un cœur si blanc, la trilogie de Ton visage demain et Demain dans la bataille pense à moi (qui a obtenu le Prix Femina du roman étranger en1996). Borgès aussi bien sûr dont l’Ile des anamorphoses est citée dans la Vérité (page 168).
Bibliographie de Jean-Philippe Toussaint : La salle de bain (1985), Monsieur (1986), L'appareil photo (1988), La réticence (1991), La télévision (1997), Autoportrait (à l'étranger) (2000), Faire l'amour (2002), Fuir (2005), La mélancolie de Zidane (2006), La vérité sur Marie (2009).
Pour aller plus loin, écouter l'enregistrement d'une heure de rencontre avec Jean-Philippe Toussaint à la librairie Mollat (Bordeaux, 9 octobre 2009) en cliquant sur le lien au milieu de la page dédiée à l'écrivain sur le site des Editions de minuit.
Un auteur dont la richesse de la personnalité séduit
C’est indiscutable : l’auditoire a été conquis par l’aisance de Jean-Philippe Toussaint à répondre à toutes les questions et ses propos ont captivé un public très large.
Cinéaste, plasticien, romancier, il cumule les talents. Mais c’est en tant qu’écrivain qu’il se présente désormais parce que l’écriture est devenue son activité principale, le cinéma n’ayant finalement été qu’un large détour.
Cet homme a horreur d’être limité et il n’est pas certain qu’il se présenterait à l’identique dans une dizaine d’années. Il revendique haut et fort le droit d’avoir des goûts éclectiques pour des choses apparemment contradictoires : la musique, les échecs, le football. Avec la Mélancolie de Zidane, paru aux éditions de Minuit en 2006, il répondait au geste physique du sportif par un (bref) geste littéraire, le livre ne faisant que deux douzaines de pages. Le monde contemporain exerce nettement sur lui une forme de fascination et sa curiosité semble sans limites.
La facilité (relative) avec laquelle on peut voyager loin, vite, et à de multiples reprises, a en quelque sorte resserré le champ d’investigation de qui désire rendre compte de la contemporéanité de notre univers.
Un voyageur qui aime les atmosphères urbaines
Jean-Philippe Toussaint a situé Faire l’amour en 2002 au Japon et parle de ce pays comme le ferait un peintre qui se focaliserait sur les lumières de la nuit. Quand il choisit la Chine, en 2005, pour Fuir, c’est pour témoigner que ce pays est peut-être l’endroit du monde qui est le plus en mouvement, avec partout des travaux.
Il est sensible aussi à l’influence des objets sur la vie quotidienne. Entre 1950 et 1990 l’emploi du téléphone, devenu portable, est devenu si banal qu’il n’est plus nécessaire d’adopter le point de vue de l’essayiste (comme l’a fait Pierre Bourdieu à propos de la télévision) pour réaliser quel usage romantique on peut en faire en tant qu’écrivain.
Le lecteur de Fuir est placé en position d’ubiquité en se trouvant à la fois dans un train chinois à coté du narrateur et près de Marie au musée du Louvre, à l’instar de ces séquences filmées qui mettent deux scènes en parallèle sur chaque moitié d’écran. Et si Marie est confrontée à des problèmes de batteries Jean-Philippe Toussaint ne fait qu’anticiper la technique …
Si en tant qu’auteur Jean-Philippe Toussaint aime regarder loin, solidement ancré dans le XXI° siècle, il n’est pas aussi moderne dans sa propre vie. Il fut longtemps réfractaire au portable dont il trouvait la présence angoissante. Il est toujours plus facile d’apprivoiser l’imaginaire que le réel.
La vérité est loin d’être son obsession
Contrairement à ce que laisse entendre le titre de son dernier livre Jean-Philippe Toussaint a sa propre conception de la vérité. En tout cas la sienne n’est pas forcément la vraie. L’image d’un cheval vomissant avait constitué le point de départ du dernier opus. Jean-Philippe Toussaint tenait à écrire un passage qui fasse émerger une énergie purement romanesque et littéraire. Apprendre que l’estomac d’un équidé ne permettait pas à l’animal de vomir n’a pas dissuadé l’écrivain. L’épisode du cheval fou sur le tarmac de l’aéroport de Narita est devenu une scène essentielle occupant tout de même un quart du roman (qui lui vaut des commentaires dithyrambiques de Bernard Pivot mais à mon sens inutiles sur la quatrième de couverture).
C’est que Jean-Philippe Toussaint a aussi ses obsessions instinctives qui composent des motifs récurrents dans son œuvre : l’eau, le feu, les calamités qui, comme le sexe et la mort, composent des invariants. Il écrit sur la salle de bains; un personnage part à Venise; Marie voyage d’île en île. Fuir s’achève dans la mer; la Vérité sur Marie se clôture par un incendie dont rien ne subsiste, sauf le basilic. De toute évidence cette plante n’aurait jamais pu résister aux flammes. Ce nouveau reproche n’est pas davantage pris en considération par l’écrivain qui doit se souvenir que le basilic était autrefois chez les Grecs symbole de haine et de malheur. Et qu’en Iran et en Malaisie, il est planté sur les tombes en signe de deuil.
La violence est présente dans chacun de ses romans. C’est la fléchette de la Salle de bains, le flacon d’acide chlorhydrique de Faire l’amour, l’orage et les intempéries de la Vérité, parce que la violence est inhérente à la vie (comme le sexe et la mort). Ses romans sont marqués par les saisons qu’il annonce en page de garde. L’été pour Fuir, printemps-été pour la Vérité.
L’œil du peintre et du cinéaste
Jean-Philippe Toussaint excelle dans les descriptions. La scène de la crise cardiaque du rival (pages 34-35) est plus vraie que nature. Il raconte ce moment en affirmant qu’il gardera de cette nuit un souvenir délicieusement sensuel de complicité silencieuse avec Marie. Si j’osais je l’inculperais d’homicide.
Il a le sens du détail qui tue. On dirait qu’il le traque, comme un rapport d’expertise. Il décrit (page 45) la paire de chaussures du rival comme aurait pu faire Robbe-Grillet … Certains lecteurs feront le rapprochement avec la casquette du jeune Charles Bovary arrivant au collège. Pas moi. C’est que la présence de cet attribut est un signe évident de trahison depuis que j’ai entendu Lynda Lemay chanter les Souliers verts, cette paire de godasses à talons hauts aussi suspects qu’ignobles dans l’garde-robe qu’elle regarde droit dans les semelles, et qui fait couler la sueur le long de sa tempe … Chacun sa madeleine …
La jalousie reste vive dans le cœur du narrateur car même si l’amant a été foudroyé et que sa trace est réduite à ces seules chaussures elles sont bien là, rendant la présence de leur propriétaire encore très menaçante.
Une sollicitation active du lecteur
Jean-Philippe Toussaint ne lui raconte pas tout. Il emploie intentionnellement l’ellipse, comme on le fait au cinéma. Il cadre chaque scène, au sens propre comme au figuré, à l’instar aussi du parti-pris du peintre. L’évocation de la flamme décorative du miroir suffit pour se représenter la prestance haussmanienne de tout l’appartement. Un dessin de Matisse ou de Picasso ne sont-ils pas plus puissants qu’un croquis fourmillant de détails ?
Sensible au format (encore un terme de peinture) il aime ouvrir des espaces où le lecteur pourra s’engouffrer. Jamais il ne va à la ligne, si ce n’est en fin de paragraphe, et de chapitre. Il s’autorise donc deux grands blancs qu’il emploie comme des jokers. (Vous pouvez vérifier page 116 de la Vérité …). C’est sa manière de faire rentrer l’écriture dans un espace géométrique, en la pliant à une cohérence visuelle.
Jean-Philippe Toussaint a d’autres signes distinctifs comme l’absence de dialogues marqués par des tirets. A l’inverse le texte est émaillé de remarques entre parenthèses qui pourraient être des notes de bas de page.
Il s’amuse à dilater le temps, jouant avec les durées, focalisant par exemple l’attention sur trois nuits dans la Vérité, en laissant beaucoup d’autres dans l’ombre. Il s’amuse aussi à bousculer l’ordre des scènes. Les trois parties désignées I, II et III ne se sont pas déroulées successivement, la I étant postérieure à la II.
Marie est styliste, un peu artiste, alors que le narrateur n’exerce toujours pas de profession précise. Jean-Philippe Toussaint inverse ici le schéma classique selon lequel la femme suit l’homme. La fonction du narrateur n’en est pas pour autant amoindrie. Il peut rester flou, c’est même son intérêt. Parce que précisément c’est lui qui parle et qui a donc le pouvoir, soit comme témoin direct, soit comme celui qui sait, parce qu’on lui a raconté … Mais il ne dit pas tout. Des conversations lui échappent.
Cette position omniscience du narrateur autorise tous les fantasmes. Il infiltre les pensées de Marie avec une façon très personnelle de s’adresser au lecteur comme s’il se parlait à lui-même et à lui seul, ce qui m’a personnellement agacée. Par exemple :
(page 80) A l’heure de quitter Tokyo, Marie pensait à moi, dans cette même chambre où nous avions fait l’amour pour la dernière fois ( …) Marie aurait voulu ne plus penser à moi, ni maintenant, ni jamais, mais elle savait très bien que ce n’était pas possible, que je risquais de surgir à tout moment dans ses pensées comme malgré elle, etc … Et pourtant il termine le chapitre par : Elle ne voulait plus entendre parler de moi, compris, jamais – basta avec moi maintenant.
Et si Marie porte ce prénom c’est prosaïquement parce que c’est le prénom féminin le plus universel.
Écrire c’est fuir
Mais en toute conscience. C’est même la postface de l’édition de poche de Fuir. Jean-Philippe Toussaint n’hésite pas à lancer ses personnages dans une course folle : le cheval dans la Vérité, une moto dans Fuir. L’écrivain ne s’engage pas dans la vie réelle mais il y est connecté lorsqu’il écrit.
La seule façon acceptable pour Jean-Philippe Toussaint d’écrire un roman d’amour aujourd’hui est de passer par la rupture pour tenter de rendre palpable le sentiment qui reste encore vivant entre deux partenaires.
A propos du contenu autobiographique qui pourrait se glisser dans ses romans Jean-Philippe Toussaint élude avec humour : même le cheval a quelque chose de moi ! Plus sérieusement il précise que ce sont les sources qui sont autobiographiques, mais pas le récit, s’appropriant la citation de Roland Barthes : il faut donner l’intime, pas le privé.
Jean-Philippe Toussaint l’écrit lui-même (page 164) : A quelques faits avérés et vérifiables advenus cette nuit-là, il m’arrivait d’ajouter de pures fantaisies (…) me déplaçant mentalement (…) atteindre une vérité nouvelle qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité (…) la vérité idéale.
Écrire ne fut pas toujours facile. Au début Jean-Philippe Toussaint accouchait dans la douleur, en reprenant son texte à longueur de temps. Le premier, de 120 pages, a été retravaillé pensant 5 ans, pour n’être finalement jamais publié. Aucune version ne lui semblait correcte. Qu’il soit au présent, au passé, à la première ou à la troisième personne, rien n’allait. Jusqu’à ce qu’il choisisse de changer de méthode, attendant l’élan créatif pour prendre la plume, quitte à s’isoler sur une courte période.
Un intérêt tardif pour les grands textes et une forte appétence pour les auteurs contemporains
Là encore Jean-Philippe Toussaint joue avec la vérité en prétendant n’avoir commencé à lire après l’âge de 20 ans. Avec un père journaliste, une maman libraire et des études de sciences politiques il n’avait pas pu éviter la littérature, ne serait-ce que le Rouge et le noir, qu’il avait quand même jugé « intéressant » et Baudelaire, dot les poèmes lui firent l’effet d’un choc en classe de première.
Ce qui est juste c’est que tout cela ne le passionnait pas. Il préférait le cinéma. Jusqu’à ce jour où Jean-Philippe Toussaint se décide à appliquer le conseil que François Truffaut donnait dans les Films de ma vie, à savoir de commencer par écrire. Il se souvient très nettement de ce moment, dans un bus entre Bastille et République où son avenir d’écrivain a commencé à se profiler.
Lire les « monuments » de la littérature a singulièrement davantage d’intérêt quand on pratique soi-même l’exercice. Zola, Kafka, et surtout Dostoïevski dont Crimes et châtiments fut une révélation.
Interrogé sur ses goûts Jean-Philippe Toussaint déclare tout aimer. Mais on sent vite quelles sont ses préférences : Jean Echenoz, Javier Marias dont il déclare remarquables Un cœur si blanc, la trilogie de Ton visage demain et Demain dans la bataille pense à moi (qui a obtenu le Prix Femina du roman étranger en1996). Borgès aussi bien sûr dont l’Ile des anamorphoses est citée dans la Vérité (page 168).
Bibliographie de Jean-Philippe Toussaint : La salle de bain (1985), Monsieur (1986), L'appareil photo (1988), La réticence (1991), La télévision (1997), Autoportrait (à l'étranger) (2000), Faire l'amour (2002), Fuir (2005), La mélancolie de Zidane (2006), La vérité sur Marie (2009).
Pour aller plus loin, écouter l'enregistrement d'une heure de rencontre avec Jean-Philippe Toussaint à la librairie Mollat (Bordeaux, 9 octobre 2009) en cliquant sur le lien au milieu de la page dédiée à l'écrivain sur le site des Editions de minuit.
1 commentaire:
Bravo madame, je le fais suivre demain à Jean-Philippe et Norbert. Alors partante pour le livre Inter 2011 ? Et, au fait, les grands prix du livre de ELLE, tu en penses quoi ? Je t'embrasse. Fabienne.
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