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jeudi 19 juillet 2018

Les années d'Annie Ernaux dans la mise en scène de Jeanne Champagne

Autant il m'arrive de voir et revoir un film, autant je déteste aller deux fois de suite au théâtre. Sans doute parce que le spectacle vivant ne peut pas se répéter à l'identique et produire une seconde fois une émotion comparable à la première.

Il y a des exceptions et Les années en est une, magistrale. Je l'avais découvert en novembre 2016 au Théâtre 71 de Malakoff et je suis revenue en courant (arriver en retard au festival d'Avignon, cela ne pardonne pas) pour le revoir ce matin au Petit Louvre.

Il était annoncé comme une Première ici, alors que la création ne date pas d'hier mais c'est au final une bonne idée de pointer ces spectacles aux festivaliers habitués.

Il a été applaudi longuement avec une ovation debout amplement méritée, tant pour l'idée originale d'Annie Ernaux que pour le formidable travail d'adaptation et de mise en scène de Jeanne Champagne qui entrecroise textes, chansons, chorégraphies et images, que l'interprétation si juste d'Agathe Molière et de Denis Léger Milhau.

On nous oubliera, prévenait Tchekov dans les Trois soeurs. Annie Ernaux le cite en épigraphe de son livre mais Jeanne Champagne, tout en reprenant la formule, démontre tout le contraire avec ce spectacle qui est un hommage très féministe à la condition humaine.

L'écriture d'Annie Ernaux est énumérative, descriptive d'une multitude de détails qui isolément seraient désuets mais qui, bout à bout, sont tout à fait représentatifs d'une époque. Elle raconte des souvenirs personnels dans lesquels on se retrouve tous, ... si on a vécu ces mêmes années.

Le spectacle est facile à suivre alors que parallèlement à ce qui se déroule (comme on déviderait une bobine) sur scène notre cerveau mouline des souvenirs personnels, vécus ou racontés par nos parents. Si bien qu'on se reconnait dans le quotidien qui est reconstitué avec un naturel confondant, sans mélancolie, avec un naturalisme joyeux.

On est surpris que cela s'arrête, en 1971, sur les images d'archives d'une manifestation du MLF autour des 343 femmes ayant signé un manifeste réclamant la libéralisation de l'avortement. On écoute avec attention les paroles (magnifiques) de cet Hymne qui sont sur le fond cruellement toujours d'actualité.

J'ai vu plusieurs larmes essuyées furtivement dans le public à ce moment là alors que sur la scène notre regard se perd sur les objets accumulés pendant toutes ces années. On ne souhaite alors qu'une chose, faire mentir ces paroles assassines : Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n'avons pas d'histoire ...

Jeanne Champagne a bien raison de nous encourager à questionner le passé et le présent pour envisager l'avenir quand pointe à l'horizon le retour d'une grande rigidité morale et d'une pensée réactionnaire.
Le spectacle organise des milliers d'évènements en les ordonnant en chapitres comme le feraient deux conférenciers. Une femme sort des objets d'un énorme carton. L'homme commente. La femme illustre  chacun des clichés. Ils chantent à tour de rôle, sur des images d'archives en noir et blanc qui s'impriment sur le mur de pierres de la chapelle, des rengaines d'un autre temps, Ah le petite vin blanc, ou Fleur de Paris qui installent tout de suite cet après-guerre de privation marqué par des petits soucis (la gale ou les poux) comparativement à la période précédente. Tout est relatif.

Plusieurs récits se superposent et les histoires lestes aussi. Il a une très belle voix pour nous réjouir avec l'Hirondelle des faubourgs. Elle répond avec tristesse d'un couplet d'Etoile des neiges.

C'était un temps où tous les "français" ne le parlaient pas encore. La langue était écorchée de patois et l'école avait pour mission d'uniformiser la nation. On a tous chanté Mon beau sapin, fait la dictée de Maurice Genevoix et retenu Mais où est donc ... Ornicar, que le public complète de vive voix.

Annie Ernaux a neuf ans. on la devine assise sur les galets de Sotteville-les-Rouen. Jean Mineur inonde les écrans de son petit mineur lançant son son pic au centre d'une cible pour convaincre de la pertinence du cinéma publicitaire comme moyen de toucher sa clientèle. L'actrice nous lance le même clin d'oeil complice.

On revit cette époque où tout devait faire de l'usage. Il manque juste une voix off pour pointer combien nous n'inventons rien aujourd'hui en prônant le développement durable. Les filles comme les  garçons devaient supporter des ourlets de 10-12 cm qui seraient progressivement descendus au rythme de la croissance.

Les cours de récréation étaient animés de jeux qui ont passé de mode, en groupe comme les cordes à sauter ou solitaires comme les jeux de ficelle. Agathe nous fait la démonstration d'une Tour Eiffel que vous pourrez enseigner à votre progéniture en suivant ce tutoriel

Les images d'archives complètent les objets. On reconnait aussi les stores de couleurs vives de la résidence du Parc de Meudon-la-Forêt (92) construite par Fernand Pouillon en 1961, pour recevoir, entre autres, les rapatriés d’Algérie. Cet énorme ensemble compte encore 2635 logements en copropriété ou sociaux. Il fallait alors reconstruire en nombre.
Le progrès était l'horizon des existences. Les premières salles d'eau -avec eau courante- faisaient une apparition révolutionnaire en banlieue. Dans les cuisines, brillantes de formica (il était bleu chez mes parents) sifflaient les cocotte-minutes alors qu'on écoutait RTL tout en faisant ses devoirs. Il est vrai que je me rappelle davantage des slogans publicitaires de l'époque que des récitations ...

La religion était le cadre officiel de la vie et réglait le monde ... même dans le bois de Chaville. Ce qui n'a jamais empêché que beaucoup de choses se fassent en cachette. Les stars sont moins nombreuses mais plus connues qu'aujourd'hui, Brigitte Bardot en premier qui lance la mode des petits carreaux à laquelle succombe (aussi) la comédienne qui serre la pochette rose des Platters sur sa poitrine ... Only you ...

La jeune femme parle de ses rêves et de ses aspirations avec une pointe d'ironie et de dérision, sans doute victime de l'image de soi imposée par sa place sociale. C'est que les signes de changement collectif ne sont pas perceptibles au niveau individuel, mais pourtant ils existent et nous les voyons nettement avec le recul cinquante ans plus tard.

Les paroles de Revolution et d'Imagine entrent en collision alors que la télévision achèvera le processus d'intégration sociale. Juste avant que Mai 68 ne pousse à faire une lecture politique et exaltée du monde.

Depuis les choses ont évolué, certes mais pas toujours dans le bon sens et ce n'est pas d'un froncement de nez que l'on pourra magiquement revenir en arrière. En tout cas le spectacle a répondu au souhait d'Annie Ernaux de sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais.

Jeanne Champagne a mis en scène des pièces de Peter Handke, Edward Bond, Heinrich von Kleist ou Bertolt Brecht, mais aussi des adaptations des écrits de Jules Vallès, Charles Juliet, Agota Kristof, George Sand et Marguerite Duras et depuis quelques années plusieurs textes d'Annie Ernaux. Outre l'intention de distraire elle a toujours un regard politique. 
Les années
d’Annie Ernaux (éd. Gallimard, 2008)
adaptation et mise en scène Jeanne Champagne
avec Denis Léger Milhau, Agathe Molière et la voix de Tania Torrens
scénographie Gérard Didier
création sonore Bernard Valléry
création images Benoît Simon
images d’archives INA, Association Carole Roussopoulos
Du 6 au 29 juillet 2018 à 10 h 50
(relâche les 11 et 18 juillet)
Théâtre du Petit Louvre, chapelle des Templiers
3 rue Felix Gras
84000 - Avignon 

1 commentaire:

Chantal a dit…

Bonjour, je ne connais pas cette création de Jeanne Champagne, ni Jeanne Champagne. Mais j'ai adoré "Les années" d'Annie Ernaux. Peut-être qu'un jour cela se rejouera en région parisienne. Enfin, j'espère !

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