L'affiche représente clairement le décor de Rhinocéros et c'est sans grande surprise qu'on le découvre en s'installant sur les gradins du Monfort.
Il n'empêche, il en impose et on ne perçoit pas à première vue comment les comédiens vont s'en emparer. On a une autre incertitude, quant à résonance que le célèbre texte de Ionesco (1909-1994) peut encore avoir aujourd'hui.
Il faut croire que les enseignants n'ont pas le moindre doute si j'en crois le nombre de lycéens qui étaient dans la salle le soir de ma venue (et qui sont ressortis animés de la fougue de débattre entre eux des enjeux traités par la pièce). C'est que le théâtre dit de l'absurde est d'une actualité folle, et ce ne sont pas les pseudos débats entre politologues sur les différentes chaines de télévision qui démontreront le contraire.
Dans une petite ville de province, tous les habitants se transforment inéluctablement en rhinocéros. Béranger, allergique à la contagion, assiste impuissant à la mutation mentale de son entourage. Plus de soixante ans après son écriture, au moment où l’Europe et plusieurs régions du monde sombraient dans les eaux troubles du nationalisme, la pièce nous saisit encore par sa terrible actualité.
On nous annonce un démarrage en fausse piste, comme une comédie burlesque. On entre et on s'installe sur les gradins alors que les interprètes sont en équilibre, prenant la pause, le bras en l'air ou la main pendante, la jambe pliée ou raide, chacun installé à sa manière sur quelques cubes blancs disposés sur le sol.
Il est vrai que lorsque les comédiens seront sortis de l'immobilité de leurs postures de "chat perché" on suivra, dans les premières minutes, leurs allers et venues alors qu'ils arpentent le plateau dans sa largeur en gestes saccadés à la manière de robots, décrochant des vêtements pendus sur des portants, à jardin et à cour, au rythme d’une musique techno rappelant celle qui accompagne les défilés de haute couture. On pourrait même les qualifier de marionnettes, si on songe que la metteuse en scène est une interprète-marionnettiste.
Et considérer alors le mur de milliers de cubes blancs en relief, tous de taille identique (mais de composition différente, permettant que certains se brisent et finissent en miettes et d'autres pas) comme une salle d'hôpital ou d'expérimentation aux murs carrelés, sorte d'immense théâtre d'objets dans lequel les comédiens puiseront les éléments de démonstration de leur récit. Cela donnera de très belles scènes comme celle du bar quand les cubes deviennent des verres de pastis, ou comme celle de la démonstration du syllogisme exemplaire : Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats. … Mon chien aussi a quatre pattes … Alors c’est un chat.
Le recours à ces éléments autorise l'humour tout autant qu'il permet de matérialiser l'angoisse à mesure que l'épidémie se propage et que les rhinocéros sont de plus en plus nombreux. Le mur sera alors un moyen pour ceux qui résistent de se protéger des pachydermes. La peur n'évite pas le danger, c'est connu. Que faut-il voir dans la volonté de résister ? Fatalisme ou sagesse ? La manière dont les idéologies se propagent reste une interrogation cruciale. Certains d'entre nous restent de marbre. D'autres, comme ce carrelage, vont se briser.
C'était le cas hier, il n'y a pas si longtemps, quand le dramaturge roumain écrivit la pièce pour alerter ses concitoyens sur un éventuel retour du nazisme. La première représentation, dans une traduction allemande, a eu lieu au Théâtre de Düsseldorf le 6 novembre 1959, seulement dix ans après la Seconde Guerre mondiale.
Mais si on se souvient de l'enfance de l'auteur, qui n'accepta jamais le manque d'éthique, d'amour et d'ouverture d'esprit de son père magistrat, opportuniste et tyrannique, qui se rangera tout au long de sa vie du côté du pouvoir, adhérant successivement aux dictatures carliste, fasciste puis communiste, on peut alors considérer Rhinocéros sous un autre angle, plus large, comme une mise en garde contre toute forme de domination.
La comédie burlesque vire au drame et nous plonge dans le chaos de l'âme humaine, comme nous en prévient Bérangère Vantusso. 65 ans après sa création, Rhinocéros est resté une œuvre majeure du théâtre de l’absurde, et résonne avec une incroyable modernité, et pur cause puisque l'homme n'a pas changé. Ajoutons que notre jeunesse doit faire face à la déconstruction du rêve européen entamée par une nouvelle montée des nationalismes.
Bérangère Vantusso dirige, depuis janvier 2024, le Théâtre Olympia - CDN de Tours – et y poursuit un travail de réflexion, entrepris il y a quelques années déjà, sur l’utilisation de la matière à des fins marionnettiques, de simples bouts de bois dans Alors Carcasse (2019) ou des cartes dans Bouger les lignes (2021).
La première de Rhinocéros a eu lieu, en janvier 2024 au Théâtre de la Manufacture de Nancy – Centre dramatique national (CDN) de Lorraine. La pièce est depuis en tournée en partenariat avec Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette.
Rhinocéros d’après l’œuvre d’Eugène Ionesco, mis en scène par Bérangère Vantusso
Mise en scène de Bérangère Vantusso assistée de Pauline Rousseau
Adaptation et dramaturgie de Nicolas Doutey
Avec Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro, Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc, Maïka Radigales
Collaboration artistique – Philippe Rodriguez-Jorda
Scénographie de Cerise Guyon
Lumières d’Anne Vaglio
Création musicale d’Antonin Leymarie
Costumes de Sara Bartesaghi Gallo & Elise Garraud
Du 5 au 14 décembre 2024
Les mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 20h30, samedi à 20h
Les mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 20h30, samedi à 20h
Au Théâtre Silvia Monfort - 106 Rue Brancion - 75015 Paris - 01 56 08 33 88
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