Un mois s’est écoulé depuis la proposition de l’AFCAE de découvrir un film-surprise, en l’occurrence Le Royaume, premier film d’Yvon Colonna. Et c’est encore un premier long-métrage que j’ai pu voir ce soir au cinéma Le Rex de Châtenay-Malabry. Après la Corse, nous avons plongé dans une autre réalité, celle du fromage Comté AOP et de ses producteurs.
Le film démarre par une image insolite (un veau debout sur le siège avant d'une voiture) et le titre apparaît après un très long plan séquence suivant la nuque d'un homme transportant un fut de bière en se faufilant entre les stands d'une fête agricole.
Louise Courvoisier a donné comme titre à son oeuvre une exclamation que j’ai beaucoup entendue dans les milieux ruraux de l’Est de la France pour exprimer aussi bien la colère que l’admiration ou une grande surprise. Ceux qui ne veulent pas choquer emploient grands dieux et d’autres s’écrient sacrebleu ou crevindiou.
Quoiqu’il en soit Vingt dieux a été créé par opposition à un dieu unique (et tout puissant) ou encore vain dieu (indiquant que dieu n’existe pas en réalité). Mais ce juron blasphématoire peut aussi s’écrire "vin dieu". Il résonne alors vivement avec le travers des personnages de boire plus que de raison mais je ne sais pas si la réalisatrice avait noté cette collusion.
En tout cas le ton est donné dès les premières images. On fume et on boit jusqu’à l’enivrement et les conséquences vont vite être désastreuses, provoquant la perte de contrôle de ses pulsions, entraînant de violentes bagarres et, pire que tout, un accident mortel. Et ce ne sont pas les parents qui donneront le bon exemple !
Comme on le voit sur l’affiche du film, Totone (Clément Faveau), 18 ans, est plus intéressé par l'idée de s’exhiber sur une table et d'amuser la galerie les fesses à l'air en chantant la danse du Limousin, que par celle d'aider son père à la fruitière familiale. Pour le moment la fête est ensoleillée mais la façade va se fendre.
A l’instar des contes de fées dans lesquels les héros doivent surmonter des épreuves, les personnages n’ont personne sur qui prendre appui, si ce n’est les amis de leur génération, et nous verrons que leur soutien n’est pas acquis d'avance ni infaillible. Les familles sont éclatées, devenues majoritairement monoparentales, sans grands-parents, oncles et tantes ni mères de famille pour donner un cadre éducatif un peu stable. C’est la pire des catastrophes lorsque le père meurt prématurément, changeant brutalement la donne, obligeant Totone à prendre soin de sa petite sœur Claire (Luna Garret), et à gagner sa vie. Il lui faudra alors se recentrer sur le premier cercle, à savoir les amis.
Née à Genève en 1994, Louise Courvoisier est fille de musiciens professionnels (qui signent la bande du film) reconvertis dans l'agriculture. Elle a grandi à Cressia, petit village du sud du Jura (39). Adolescente, elle s'en est éloignée pour apprendre le cinéma et travaillera plus tard sur plusieurs tournages avant de se lancer dans la réalisation d'un court-métrage très remarqué, Mano a Mano, qui plonge dans l'intimité d'un couple d'acrobates circassiens après un accident qu'elle filme en témoignant de leurs efforts et de leur créativité. Il a obtenu le prix du jury Ciné Fondation du festival de Cannes 2019. Dans un moyen-métrage documentaire, Roule ma poule (2020), elle suivait, à travers les villages jurassiens, le quotidien de la petite troupe de cirque fondée avec ses parents, ses frères et sa soeur.
La voilà ensuite à Cannes avec son premier long, dans lequel on retrouve l'authenticité, la ruralité, la jeunesse, la liberté et la vitalité réjouissante qui sont en quelque sorte sa carte de visite. Sa caméra capte au même niveau la joie communicative de la fête de village, la banalité avec laquelle une fille accepte de suivre un garçon dans la nuit, le fiasco relatif des relations amoureuses … et la brume qui s’effiloche au petit jour dans le fond de la vallée.
Quand les ébats amoureux ont lieu dans la paille ce n'est pas pour faire pittoresque et la caméra n'est jamais impudique. Le sexe masculin est plus valeureux en paroles qu'en actes et la charge érotique est davantage suggérée que montrée. Les sentiments s'expriment avec une certaine rugosité, comparable à la rudesse des paysages géographiquement bouchés qui, loin de composer un simple décor, représentent l'expression visuelle des caractères humains.
Le spectateur se sent à la fois invité et impuissant face aux difficultés qui empêtrent ce monde rural. Certes il y a l'alcool qui est un facteur aggravant mais il y a bien d'autres contraintes, sociales, financières, éducatives, culturelles … et les engins agricoles sont parfois antiques.
Plusieurs membres de sa famille sont au générique. Et c’est parmi ses anciens camarades de la CinéFabrique de Lyon où elle a fait ses études, que la réalisatrice a trouvé une grande partie de son équipe. Le choix de confier les rôles à des comédiens non-professionnels, recrutés lors de castings sauvages dans les courses de motocross ou de stock-cars et les comices agricoles de la région, confère au film un formidable accent de vérité et de naturel. Leur authenticité est à la hauteur de l’AOP comté qu’ils défendent dans leur real life et qui occupe la place d'un personnage principal. Le résultat est hurlant de vérité faisant oublier qu’on est devant un écran.
La scène de vélage comme les moments passés avec la vieille artisane spécialiste de la fabrication du fromage semblent sortis d'un documentaire (un genre que la réalisatrice maitrise bien).
Clément Faveau est ouvrier dans un élevage de volailles. Il campe un garçon impulsif et maladroit. Maïwène Barthélemy était en BTS agricole, la rendant crédible en agricultrice sexy, indépendante et courageuse. Luna Barret a grandi à Cressia. C'est une petite sœur au caractère bien trempé, déterminée à aider son (grand) frère dans son projet fou, courageuse, ne craignant pas de fouiller avec lui les poubelles si c'est le moyen de manger et qui plus tard deviendra une sorte de fée Clochette pour ce frère avec qui elle entretient une chouette relation. Ils sont tous originaires de ce terroir, se déplacent avec une certaine manière de marcher, ont des tics de langage et un accent particulier un peu trainant. Les formulations elles aussi obéissent à une syntaxe originale : Tu t’appelles déjà comment ? J’peux pas : faut qu’j’alle. P’tet plus tard du coup. Tu m'dis si j’peux aider.
Evidemment la réalisatrice a depuis toute petite eu sous les yeux les personnages de son histoire, ces jeunes qu'elle connait bien, qui roulent sans casque sur les petites route (mais qui n'oublient pas de l'attacher sur la tête de la petite sœur), parce qu'il faut bien trouver le moyen de rallier le village pas si voisin que ça, qui se divertissent sur des circuits de stock-cars ou des motos (comme dans les westerns on chevaucherait des animaux), qui jouent les durs en réglant les conflits en dérouillées sauvages et en buvant plus de coups que leurs corps de grand enfant ne peuvent encaisser, qui se socialisent dans les comices agricoles et draguent dans les bals de fin de semaine, affichant une virilité factice, impulsifs à séduire, pour qui conquérir une fille au bal est l'enjeu de querelles entre mâles rivaux, et qui parfois doivent arrêter l'école prématurément pour aider les parents subissant des revers de situation parce que, dans les coups durs, il faut bien se soutenir. On comprend qu'elle ait eu envie de filmer "une jeunesse peu représentée au cinéma, qui part dans l'existence avec moins de chance que beaucoup d'autres". On retrouve cet intérêt pour ceux de leur âge dans le cinéma de Léo Fontaine, mais celui-ci inscrivait son premier film Jeunesse mon amour dans un autre contexte social.
Native de la région, Louise Courvoisier avait les décors en tête et a voulu tourner sur le mode du western sans emprunter les codes du genre (comme Bénédicte Dupré La Tour qui a écrit Terres promises aux Editions du Panseur en se fixant la contrainte de ne pas utiliser le lexique du western et qui est couronnée par plusieurs prix dont le Prix hors concours). Le tournage s'est déroulé dans cette région, siège de l’AOP comté, dans les environs de Cressia, deux fruitières de Petite Montagne et au Fort des Rousses, forteresse du XIX° où sont conservées près de 200 000 meules de fromage dans 37 caves d'affinage, à une soixantaine de kilomètres au sud d'un autre lieu de conservation, le mythique Fort Saint-Antoine dont la visite m'avait fait forte impression il y a une dizaine d'années.
Totone encaisse la mort du paternel et supporte courageusement le dur labeur de nettoyage des chaudrons et même les humiliations de ses collègues. Il paie cher l'audace qui l'a rendu célèbre sur la scène des fêtes de village. Un passage à tabac de trop le prive de son travail et ruine tout espoir d'insertion professionnelle. Il est plein de doutes et d'amertume mais il a encore un pied dans l'enfance, ayant conservé sa capacité à rêver. Vindiou ! Il lui reste le vieux chaudron dont les huissiers n'ont pas voulu. Il se met alors en tête de fabriquer le meilleur des comtés pour remporter un concours agricole doté de 30 000 €.
Le drame semble s'éloigner et la perspective d'un avenir meilleur éclaircit la narration qui change de ton et de rythme, s'orientant vers la comédie de moeurs avec une tonalité comique. La musique laisse présager une success-story avec Jean-Yves et Francis. La très jolie balade Kisses Sweeter Than Wine (dont la référence au vin ne nous échappera pas) qu’on a tous eu en tête à un moment de notre vie renforce le côté romantique du western. Chantée par Jimmie Rodgers dans les années 50, elle a été composée à partir d’une chanson traditionnelle irlandaise ("Drimmin’ Down") par Pete Seeger (pour les paroles) et Lead Belly (pour la musique), alors qu’ils appartenaient au groupe "The Weavers". Ils ont fait de cette chanson au rythme vif et enjoué (créditée officiellement aux pseudonymes "Joel Newman" pour les paroles et "Paul Campbell" pour la musique) un des grands succès de Jimmie Rodgers. Elle fut reprise par plusieurs artistes, dont Peter, Paul, and Mary avec de superbes arrangements mais un ton plus sage que la version de Jimmie Rodgers, plus malicieuse.
Et tant pis s'il faut voler le meilleur lait … nous faisant penser au film de Ken Loach La Part des anges qui a obtenu le Prix du Jury au Festival de Cannes 2012 et dans lequel on siphonnait du whisky.
Ignorant de la méthode de fabrication, du processus AOP et du reste, le projet des Totone capote malgré l'aide des deux copains Jean-Yves (Mathis Bernard) et Francis (Dimitri Baudry) qui finissent par lâcher l'affaire quand ça tourne au vinaigre. La jeune Marie-Lise (Maïwène Barthélemy) travaille d’arrache-pied dans la ferme héritée de son père sans prendre jamais de vacances. Elle prendra mal les révélations de celui qui aurait pu devenir son amoureux. En lui remontant les bretelles elle va lui suggérer de devenir adulte, marcher droit, accepter les efforts pour avancer et réussir plutôt que se bourrer la gueule chaque week-end.
Cela suffira-t-il pour réussir la double initiation, professionnelle et sentimentale ? Il faut voir le film pour le savoir et Louise prend le temps qu'il faut, alternant plans serrés et très larges, s'attardant sur les visages toujours cadrés au maximum en lumière naturelle, soignant l'image, évitant les dialogues bavards, privilégiant les longs plans séquence pour nous faire entrer progressivement dans le thème, préférant les panoramiques aux travellings. On oublierait les sacrifices à consentir quand on voit les doigts de la petiote exprimer le petit lait du caillé, malaxer la matière, en évaluer la densité.
A filmer la vie paysanne sans artifice, elle sublime toute la beauté de cette sorte de Far East et réussit à nous bouleverser avec une incroyable course de stock-cars combinant carambolage et tonneaux.
Vingt dieux dessine un portrait brut et sensuel mais aussi drôle et poétique d'une jeunesse rurale courageuse qui ne baisse pas les bras. Tenant du film social, du récit d’initiation, du western rural et de la peinture régionale ce premier film oscille entre comédie et drame à l'exemple de la vraie vie où on passe du rire aux larmes.
Vingt dieux, film de Louise Courvoisier
Avec Clément Faveau, Maïwène Barthèlemy, Luna Garret, Mathis Bernard, Dimitri Baudry, Armand Sancey Richard, Lucas Marillier …
Avec Clément Faveau, Maïwène Barthèlemy, Luna Garret, Mathis Bernard, Dimitri Baudry, Armand Sancey Richard, Lucas Marillier …
Scénario Louise Courvoisier, Théo Abadie
Photo Elio Balezeaux
Montage Sarah Grosset
Musique Charlie et Linda Courvoisier
Photo Elio Balezeaux
Montage Sarah Grosset
Musique Charlie et Linda Courvoisier
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