Je n'aurais peut-être pas tendu la main vers Les enfants endormis s'il ne m'avait pas été recommandé par tant de personnes et s'il n'avait pas figuré dans la sélection du Prix des Lecteurs d’Antony 2023.
Très franchement, cette couverture (peut-être de vraies photos de famille fournies par l'auteur et dans ce cas je serais désolée de le froisser) n'est pas du tout incitative et que dire de la typographie du titre, bleu pâle … c'est à peine si on la remarque.
Mais une fois ouvert, impossible de lâcher ce livre. D'abord parce qu'il est très bien écrit. Il se dévore comme une fiction qui aurait été imaginée par un grand scénariste alors qu'on sait parfaitement que c'est la vraie vérité de la cellule familiale d'Anthony Passeron, et de toute la société d'une époque dont les jeunes générations sont aujourd'hui stupidement nostalgiques en écoutant les tubes "des années 80".
Pour ceux qui ont traversé ces années, et même s'ils n'ont pas été directement impactés par la terrible maladie que fut le SIDA (j'emploie le passé parce que la trithérapie a permis d'énormes espoirs), il est passionnant de revivre les événements en basculant d'un chapitre à l'autre entre "grande" et "petite" histoire.
L'auteur analyse formidablement bien les processus de déni à l'oeuvre dans les familles et dans le milieu médical. Les freins n'étaient pas les mêmes mais le résultat était identique : en ne prenant pas immédiatement conscience de la gravité de la situation on perdait un temps précieux. Et on pourrait d'ailleurs supposer que cela peut expliquer pourquoi la pandémie de Covid a été si vite prise en considération.
Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d’un paria.
Ce livre est grave mais il n'est pas larmoyant. Et, bien entendu, il n’y est pas question que de maladie. Quand le titre est expliqué (p. 75) tout s'éclaire. Avec tendresse.
A propos de l'oncle Désiré, dont le prénom est en lui-même grandement porteur de sens, Anthony Passeron souligne que, "chacun à sa manière a confisqué la vérité (…). Ce livre est l'ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue" (p. 11).
Plus loin (p. 88) il ajoute : Je comprends qu'ils (Désiré et Brigitte) auraient pu avoir une vie où ils auraient été heureux, où j'aurais pu les connaitre. Une vie simple qui n'aurait sans doute pas mérité d'être racontée, mais une vie toute entière (…). C'est en regardant les super-8 dans le désordre qu'on peut ramener ces gens à la vie.
Je me souviens moi aussi de bobines de films en super-8 dont je regrette la disparition au fil des déménagements. Comme j’aimerais être en mesure de les montrer à mes enfants, tant il est vrai qu’On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à les mer ou à la montagne, et des réunions de famille (p. 10).
Je me rappelle aussi, rétrospectivement avec angoisse, que je suis chanceuse de n’avoir pas contracté la maladie. La perplexité de la chef de service de la maternité de Saint Vincent de Paul, refusant de me transfuser, alors que l’importance de l’hémorragie l’aurait justifiée si le risque de contamination n’était pas plus grave encore. Pourtant le scandale du sang contaminé n’éclatera au grand jour que deux mois plus tard.
Nous entrions dans la décennie des années 90. Je savais confusément que le risque s’était généralisé puisque je travaillais alors en société d’études. Régulièrement je testais de nouvelles campagnes d’information et de prévention sur la maladie. Plus tard je fus horrifiée par la pseudo défense de Georgina Dufoix, ministre de la santé, reconnaissant qu’avec ses collègues du gouvernement ils étaient certes responsables, mais pas coupables.
Les institutions ont perdu une dizaine d’années dans cette lutte et les polémiques avec les chercheurs américains n’ont pas aidé. Lire que la majeure préconisation consistait à employer l’eau de Javel (p. 124) et que les fins de vie furent censurées (p. 190) en refusant des funérailles dignes de ce nom en invoquant un risque de contamination font écho à de récentes attitudes subies par les familles de malades décédés du Covid en début d’épidémie.
Par contre il est intéressant de rappeler les problèmes d’éthique dans la mise en place des protocoles de test de médicaments. Combien de temps est-il acceptable de poursuivre des études en double aveugle en administrant un placebo à la moitié de l’échantillon alors que l’autre moitié bénéficie d’une thérapie dont on constate les avantages. Il me semble que ce n’est qu’en février 1994 que l'OMS a décidé d'élargir le champ des études sans placebo.
A contrario, le délai avec lequel l’académie du Prix Nobel a reconnu la valeur des travaux des français est légitime. C’est en effet en 2008 que le professeur Luc Montagnier obtint cette distinction (avec le professeur Françoise Barré-Sinoussi, dont le nom est moins célèbre mais à qui l’auteur rend un vif hommage).
Il faut aussi mettre au crédit d’Anthony Passeron l’absence d’aigreur dans son analyse du pourquoi et du comment. Il ne stigmatise pas le mal qui serait l’opposé du bien. Il présente avec empathie les souffrances des familles. Et le lecteur ne peut que partager son regard. Il soumet (p. 272) une tentative d'explication en supposant que les jeunes, qu’on peut qualifier de « post 68 » avaient raté la révolution et voulaient vivre autre chose que l’existence (étriquée) de leurs parents qui s'étaient "cassé le dos toute leur vie pour que leurs gosses ne manquent de rien".
On retrouve cette analyse dans beaucoup d’autres romans, comme par exemple dans Dessous les roses d’Olivier Adam. Combien de parents ont échoué dans leur objectif de permettre à leurs descendants d’avoir « une meilleure vie » que la leur, si tant est qu’on puisse mesurer les critères de bonheur …
Anthony Passeron est né à Nice en 1983. Il enseigne les lettres et l’histoire-géographie dans un lycée professionnel. Les Enfants endormis est son premier roman. Il y parvient avec sensibilité et intelligence à « mettre des mots sur une vie qu’il ne pensait plus pouvoir rendre à la lumière » (p. 273) et il ne fait aucun doute qu'il écrira d'autres romans.
Les enfants endormis d'Anthony Passeron, éditions Globe, en librairie depuis le 25 août 2022
Prix Wepler-Fondation La Poste 2022
Prix Première Plume 2022
Finaliste du Prix du premier roman 2022
Finaliste du Prix des Lecteurs d’Antony 2023
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