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lundi 15 juillet 2019

Le transformiste de et mis en scène par Gilles Granouillet ... à l'Artéphile

Je ne m'intéresse pas "qu'aux" spectacles défendus par les attachés de presse que je connais. Je programme certains au hasard et puis j’écoute aussi les recommandations d’amis bloggeurs.

C’est ainsi que je suis allée voir Le Transformiste à l'Artéphile​.

Gilles Granouillet a écrit et mis en scène un texte qui puise ses ressorts dramatiques dans la science-fiction et la psychose avant de basculer dans une forme de réalité qui cueille le spectateur.

Les deux comédiens sont prodigieux, avant Xavier Béja dans la peau du patient que  François Font dans celle du praticien ... font rire avec intelligence. Ils mériteraient d'être sur les routes pour ravir le public régional.

Voilà l'histoire : Frédéric Camard est vendeur de voitures. Il se plaint de ballonnements auprès de son médecin de famille, celui qui a accompagné son père jusqu’à la mort, et en qui il a toute confiance. Son ventre continuera de gonfler, et un jour, une échographie lui révèlera qu’il est enceinte. Comment expliquer ce phénomène ?

Le spectateur doute que le médecin donne la réponse. Restera-t-il infiniment un menhir imperméable ... au questionnement de son interlocuteur ? Il reste, dit le metteur en scène aux cotés du malade en adhérant à sa vision du monde, avant de trouver sa nouvelle identité.

Le texte est très riche d'inférences portant sur cette question de l'identité et je me propose de revenir  ici sur celles qui me paraissent les plus signifiantes.

L'homme est très fier de travailler chez General Motors, et il raconte à son médecin que ses voitures s'appellent Cadillac (depuis 1902) en hommage au français qui établit la ville de Detroit. L'anecdote prend tout son sens si on sait qu'Antoine Laumet (1658 - 1730) a changé d'identité lorsqu'il arriva en Amérique à l'âge de 25 ans en prenant le nom de Lamothe-Cadillac. Cet aventurier et visionnaire fonda le fort Pontchartrain du Détroit en 1701 en prévoyant un grand avenir à cette ville qui, effectivement, est devenue la plus importante de l'Etat du Michigan, ... mais qui ne l'est pas restée.

Les Detroit Industry Murals (financés par les usines Ford), réalisés au début des années 1930 par le peintre mexicain Diego Rivera, en hommage à la classe ouvrière et aux deux révolutions de 1917, la révolution russe et le fordisme, sont devenus le symbole d’une cité en pleine tourmente, déclarée en faillite en 2013.

Les émeutes raciales de 1967 poussèrent des populations désargentées du Sud vers le Nord du pays, ce qui provoqua le départ de la classe moyenne blanche vers les banlieues. Le déclin de l'industrie automobile causa un taux de chômage record et des familles entières ont fui la région. On commémora néanmoins le tricentenaire de la ville et on érigea en 2001 une statue en l'honneur du français.

Aujourd'hui le taux de criminalité est le plus élevé d'Amérique. Un tiers de la superficie de la ville s'est retrouvé en friche, soit l'équivalent de la ville de Paris. Près de 100 000 maisons sont abandonnées et se vendent à quelques centaines de dollars l'unité, quand elles trouvent preneurs.

La chanson écrite par Etienne Roda-Gil, interprétée par Johnny Hallyday (album Cadillac) reste positive mais elle a été écrite en en 1989, avant la crise des subprimes qui acheva de précipiter la ville vers la faillite.

Nous sommes donc dans une fiction. D'ailleurs le personnage, habillé comme un texan, est assis sur un de ces fauteuils à roulettes qui pourrait être comme dans les vieux films, être celui d'un shérif. Je vends du rêve, docteur. Avec ces simples mots, il met en garde le spectateur sur ce qui va suivre.

Vous somnolez docteur ? Il parle à un mec qui semble dormir (ou rêver ?), qui ne lui répond pas. Il a des doutes sur la capacité du médecin à le comprendre et à l'aider. L'homme multiplie les allusions, cette fois à Didier Morville, qui lui aussi a changé d'identité puisque c'est le vrai nom de l'acteur et rappeur Joey Starr.

Faut-il que je me déshabille ? est une interrogation qui revient en boucle et qui m'évoque une scène du premier film de Francis Weber, Le Jouet, avec Pierre Richard, quand le milliardaire Pierre Rambal-Cochet (Michel Bouquet) demande à Blennac (Jacques François) de se déshabiller et qu'il conclut :
- J’ai une question importante à vous poser Blennac. Qui de nous deux est le monstre? Moi qui vous demande d’ôter votre pantalon ou vous qui accepter de montrer votre derrière ?
- Je ne sais pas, Mr le Président.
- Tout le problème est là je crois.

Autre clin d'œil avec la musique de Dance with me, créée en 1975 par le groupe Orleans, reprise depuis par de nombreux artistes :
Only you have that magic technique
When we sway I go weak

... Je deviens faible, chantait Dean Martin ... Le comédien commence à se trémousser, toujours assis sur sa chaise et je pense cette fois au film Dance with Me (Take the Lead) réalisé par Liz Friedlander avec Antonio Banderas et sorti en 2006.

Il raconte l'histoire (inspirée de faits réels) d'un spécialiste des danses de salon de Manhattan qui décide d'enseigner son art aux élèves difficiles d'un lycée des quartiers populaires. A force de sincérité, et usant de son incroyable talent, il parvient peu à peu à gagner l'estime de ces jeunes et leur fait faire leurs premiers pas, dans la danse et dans la vie. Ensemble ils vont offrir une magnifique leçon de vie et d'amitié... face aux préjugés et à tout ce qu'il leur faudra surmonter.

Le médecin grignote des graines sans piper mot, apparemment insensible à toutes les demandes de son patient, et demeure imperturbable.

L'homme est bien forcer de formuler lui-même des hypothèses de réponse :
- La peur de déplaire vous rend-elle encombrant ?
- Qu'aurait fait Cadillac à ma place ?
- Suis-je encore un homme malgré ce "pépin de santé" ?

Il craint d'avoir été sélectionné pour une expérience qui ne peut qu'être catastrophique : ai-je été choisi pour mon absence totale de féminité comme Laïka pour son incapacité à piloter un Spoutnik ?

Le paradoxe est visionnaire car les soviétiques ont intentionnellement retenu une petite chienne puisqu'un mâle (devant lever la patte pour uriner) aurait pris trop de place dans la capsule. Et le pauvre anima, lancée le 31 octobre 1957, n'est pas redescendue vivante. Elle est morte seulement 7 heures après le lancement, de stress et de surchauffe dans un habitacle qu'on avait oublié d'isoler du rayonnement solaire. Elle était d'avance condamnée puisque la réserve de nourriture était de 10 jours.

Le spectateur ne peut pas rester insensible au décor, évoquant le carrelage d'un laboratoire, et à la menace d'un incendie qui est soudain révélée, dans un suspens qui monte crescendo.

L'angoisse est palpable. C'est pourtant un dialogue d'une banalité inouïe qui va enfin s'installer entre les deux protagonistes en réponse cette fois à une question triviale : pouvez-vous m'expliquer comment faire un bon fraisier ?

Le praticien donnera la (vraie) recette de la génoise. Le mur tombera. La voix de Johnny s'élèvera d'un vieux magnétophone à bande. La poésie s'infiltre entre les nombreux rebondissements qui suivront et nous surprendront jusqu'au bout.

J'espère ne pas en avoir trop dit. Un dernier mot : allez-y !

Le transformiste de et mis en scène par Gilles Granouillet
Avec Xavier Béja et François Font et la participation de Clémentine Desgranges
Lumières et création vidéo de Jérôme Aubert
Images : Les Dimanches Matins
Contribution musicale : Sébastien Quencez
Scénographie et costumes : Analyvia Lagarde et Betty Rialland
Intervention Chorégraphique : Pauline Laidet
A l'Artéphile​ 7 rue Bourg Neuf – 84000 Avignon - 04 90 03 01 90
Du 5 au 27 juillet 2019 à 16 h  / relâche les dimanches 7, 14 et 21
Une autre pièce est reprise dans ce même théâtre, que j'ai vue l'an dernier et que je vous encourage à découvrir aussi.

Il s'agit de La magie lente, qui traite, certes différemment, à 19 h 20 de la question de l'identité : nous ne sommes pas ce que nous semblons être. Personne.

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