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mardi 2 février 2021

Over the rainbow de Constance Joly

Je me souvenais de l'émotion suscitée par son premier roman, Le matin est un tigre, déjà deux ans, dont j'avais eu connaissance par le groupe des 68 premières fois.

Le second commence fort. Constance Joly introduit Over the Rainbow par deux citations qui méritent qu’on s’y arrête un instant.

Karen Blixen, dont on sait à quels renoncements elle a dû consentir : tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire.

Et puis cette réflexion de Ianthe Brautigan, la mort n’est pas contagieuse. Une phrase qui aurait pu être un trait d’humour lancé par Desproges. Elle évoque pour moi la frousse que le Sida a provoquée particulièrement dans les années 80, et à juste titre, parce que nous n’avions pas les clés pour en comprendre la transmission et que les traitements n'existaient pas encore. Et je me souviens de la démonstration de l’actrice Clémentine Célarié embrassant sur la bouche un jeune séropositif en affirmant que le SIDA ne s’attrapait pas par un baiser. Et c’était en 1994, alors imaginons 10 ans plus tôt !

Constance est la fille de Jacques, jeune professeur d’italien passionné, aimant l’opéra, la littérature et les antiquaires. Elle le faire revivre, bien des années après sa mort, au début des années 90, des suites de cette maladie dont on murmurait alors le nom à voix basse. Elle a pris sa décision après avoir visionné une nième fois une archive familiale en super-huit :
Je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. La menteuse. celle qui comble les vides, synchronise les gestes et paroles. celle qui rejoue le passé. Je connais la langue des absents. C'est toi qui me l'a apprise (p. 17).

On le suit partout, à Nice avec ses mimosas en fleur à la fin de l'hiver, puis à Paris, et dans ses voyages. On mesure son soulagement de pouvoir se mêler à l’effervescence parisienne, d’être enfin lui-même (le chapitre 23, intitulé Tu nages est une déclaration magnifique), de se laisser aller à son désir pour les hommes. Constance sera l’une des premières enfants à vivre en partie avec un couple d’hommes à une époque où l'homosexualité n'était franchement pas bien acceptée. C'est tout juste si elle était tolérée dans les milieux artistiques.

L'auteure agit avec courage (p. 38) : Nous sommes les produits d'une vie trouée de mystères, tissée de songes et de dénis. je suis passée, moi aussi, entre les mailles de tes mensonges.
Je vis, grâce à l'histoire que tu avais voulu raconter au monde, et qui t'avait littéralement laissé sans voix. je vis grâce à la fiction.
Et je suis ici, maintenant, pour tenter de te rendre les mots.

Le talent compte tout autant que la sincérité. Et le résultat est touchant à de multiples niveaux. Bien entendu d’abord parce que c’est une histoire personnelle, et qu'elle nous est racontée dans toute sa fragilité, avec une rigueur  remarquable, sans occulter les moments sombres, ni les regrets qui parfois expriment quelque chose qui tient du remords. On a tous des déceptions mais Constance a l’honnêteté de poser les siennes sur la table sans en évacuer la culpabilité. Ni les instants de folie, comme celui qu'elle traverse à l'annonce de la tentative de suicide de sa maman (p. 71). Justement, elle parle aussi de sa mère, rendant hommage à ce qu'elle a enduré au fil des années.

Constance a une plume finement ciselée. A-t-elle résisté à la tentation d’enjoliver la réalité ? Nous n’y aurions vu que du feu. Mais elle n’a pas tenté de tricher. Cette qualité d’écriture est une autre source de plaisir. Comme il m’a été difficile de tourner les pages ! J’ai eu très souvent envie de revenir en arrière, relire une, deux, trois fois. Par exemple le superbe chapitre 33 récapitulant Tout ce que je ne sais pas dire. Comme par exemple la façon de son père de chanter Somewhere over the Rainbow (p. 103). Et puis, mais cela pourrait être un clin d’œil pour les personnes du groupe des « 68 », son goût pour les premières phrases des romans, ce qui m’a fait illico aller relire la sienne. Je me suis demandée alors i on ne les sacralisait pas un peu trop.

Egalement le chapitre 32, intitulé Ne pas tourner la page alors qu'il dit tout le contraire : "Il faut tourner la page. Il ne faut pas oublier, mais il faut tourner la page". C'est une citation extraite du film Les rêves dansants, en hommage à la grande chorégraphe Pina Bausch. Tout en avouant qu'il est nécessaire de tourner la page Constance le reconnait : j'écris pour inverser le cours du temps. j'écris pour ne pas te perdre pour toujours. J'écris pour rester ton enfant (p. 101). Plus loin (p. 110) elle insiste : Puis-je accepter que mes mots ne servent à rien ?

Et puis, ce livre est aussi une tranche d’histoire et de sociologie. On y trouvera des métaphores plus ou moins connues, comme celle des deux souris (dans d’autres versions ce sont des grenouilles) se débattant dans un pot de lait (p. 76) ou la croyance que lorsqu’on rêve d’un mort cela signifie au Japon que cette personne pense à nous (p. 119). L'auteure relate la chronologie des premières alertes, le 5 juin 1981 (p. 83). Elle cite les noms des sommités médicales qui sont devenues très vite familières de soirées spéciales sur nos écrans de télévision, comme le sont aujourd'hui d'autres médecins, infectiologues. Elle décrit les premiers symptômes, auxquels elle n'avait pas pris garde à ce moment là. Il aura fallu attendre novembre 1991 (p. 150) pour voir les premières grandes manifestations d’Act up en faveur de l’usage des capotes. Puis l'immense espoir placé dans la trithérapie. Qui se souvient de cette chronologie en dehors de ma génération ? Comme il est nécessaire de le rappeler !

On connait désormais les modes de transmission par le sang et le sperme et on sait que personne ne peut se croire à l'abri. Le travail d'information fait par les associations et le ministère de la santé a porté ses fruits. Cette maladie qui se constatait davantage dans les milieux homosexuels n'est plus cataloguée comme une punition divine. Il serait néanmoins stupide de penser qu'elle n'a plus de gravité au motif qu'on peut en guérir et surtout que les grands mouvements sont moins actifs. Le Sidaction poursuit d'ailleurs son oeuvre.

Je voudrais insister un instant sur le titre qui, d’ailleurs est aussi celui d’un chapitre du roman. Over the Rainbow (et on remarquera la majuscule à ce mot) est une célèbre chanson de la fin des années 1930, écrite pour Judy Garland qui l'interpréta dans Le Magicien d'Oz. C'est une ode à l'espoir qu'un jour les soucis fondent comme des gouttes de citron (troubles melt like lemon-drops), justifiant que la mélodie soit devenue l'air fétiche des soldats américains en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, puis dans les années 1970, celui du mouvement de la révolution homosexuelle et de la Gay Pride dans les émeutes de Stonewall, de la nuit du 28 juin 1969 marquant à New-York, la naissance des marches LGTB. Elle a été jouée à l'enterrement de Marilyn Monroe en 1962 comme on nous le rappelle (p. 161). Et c'est sur cette mélodie que le livre s'achèvera.

Les chapitres sont brefs, jamais bavards, et recèlent presque tous une force poétique infinie. Après des pages superbes, la fin m’a semblé un peu abrupte. Mais pouvait-il en être autrement ?

Over the rainbow de Constance Joly, Flammarion, Hors collection - Littérature française, en librairie depuis le 6 janvier 2021

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