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vendredi 5 septembre 2025

La Realidad de Neige Sinno

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes. Elle a enseigné la littérature au Mexique pendant presque vingt ans.

Elle vivait alors, à partir de 2005, avec sa fille et son compagnon, dans le charmant village de Pátzcuaro, dans l’Etat mexicain du Michoacán, que j’ai visité en 2019 et dont je garde un excellent souvenir. Le lac du même nom est celui qui a servi de modèle au dessin animé Coco et il est vrai qu’on y célèbre chaque année la fête des morts avec faste.

Si Neige Sinno est revenue en France pour s’installer au Pays Basque, elle reste imprégnée de ses années passées au Mexique. La Realidad est le premier livre qu’elle a écrit, initialement en espagnol, mais c’est avec le second, Triste tigre, publié auparavant, qu’elle a acquis une très forte notoriété.

Ce titre de La Realidad est judicieusement choisi parce qu’il évoque pour nous immédiatement la question du vrai et de l’inventé, même s’il provient en fait du nom d’un village situé dans les montagnes du Chiapas, où vivent en communauté des peuples indigènes à l’origine du soulèvement zapatiste dans les années 1990.

C’est un endroit où l’autrice a tenté de se rendre en compagnie de son amie espagnole Maga en 2003. Le voyage n’a pas abouti, mais le mouvement politique en question n’a jamais quitté ses pensées. Je crois d’ailleurs que quiconque est allé au Mexique partagera cet état d’esprit, particulièrement s’il a traversé les territoires où des populations entières font perdurer leurs croyances et leur culture (je pense en particulier dans les Chiapas, à Chomula, à la région de Ocosingo, et même à la ville de San Cristobal où j’ai passé les fêtes de Noël en 2019). Je donne, à la fin de cet article, quelques clés pour mieux comprendre le contexte.

Neige Sinno a d’abord écrit plusieurs fictions sur le sujet et a même envisagé de le proposer à son éditeur sous forme d’essai, ce qui aurait pu l’entraîner à devenir donneuse de leçon alors qu’elle ne veut en aucune façon se prétendre spécialiste du zapatisme comme de l’histoire du féminisme en Amérique. Voilà pourquoi elle s’autorise une certaine subjectivité et ose une non-fiction à la première personne du singulier d’une expérience de vie autobiographique qui se déroule presque sur une vingtaine d’années (en démarrant en 2003). Et quand bien même elle est très lisible, le travail sur la structure du texte est ultra minutieux et s’inscrit dans une dimension expérimentale, qui supporte facilement plusieurs lectures, faute de quoi on ressentira le fameux Ustedes no entienden nada”, vous ne comprenez rien, auquel elle a été confrontée.

La Realidad commence comme un récit de voyage mais il est davantage un récit initiatique et hybride, devenant un roman de formation en relatant le questionnement sur la façon de faire pour se situer d’une manière juste et vivable dans ce monde chaotique où on construit sa place dans le collectif, une fois qu’on s’est débarrassé de sa culture livresque.

On pourrait croire qu’il ne s’agit que de l’expérience de l’autrice mais elle invite le lecteur à douter en l’incluant dans une sorte de conversation s’il est encore là. La question de la place, celle de Neige Sinno comme celle du lecteur est centrale avec la vie, et donc la réalité.

On suit de multiples évolutions. La double culture est très complexe. Et on comprend qu’elle n’avait par exemple pas prévu du tout de devenir féministe comme la vie et les amitiés l’y ont conduite. Elle découvre une espèce de solidarité dans les luttes pour sortir de ce qui opprime, et donc s’affranchir de l’isolement imposé par la stratégie de domination de l’oppresseur, qu’il s’agisse de l’historique domination coloniale ou de genre, ce qui, par le biais de l’empathie, conduit à avoir une position politique, même si c’est par le biais de l’écriture et le désir du collectif.

Si notre héritage philosophique complique notre relation à l’autre, les cultures indiennes à l’inverse permettent aux femmes d’être moins seules. Néanmoins le réel est toujours une limite et parler d’une expérience, c’est déjà la trahir. On ne peut jamais prétendre détenir la vérité, juste s’en approcher, surtout quand on n’a pas le même langage et qu’on pense que nos propres mots sont les plus justes. Malgré toutes ces réserves n’oublions jamais que la première demande des opprimés est d’avoir le droit d’exister, et que donc la parole doit devenir soldat pour ne pas mourir dans l’oubli.

Acceptons alors de dire que ce livre est un récit de voyages dans la réalité ou vers la réalité.  Combien de fantômes murmurent encore dans ce livre ?” se demande la narratrice à la fin. Celui du mystérieux leader zapatiste, le sous-commandant Marcos, ceux des Indiens en lutte du Chiapas, celui d’Antonin Artaud qui en 1936 fit un voyage énigmatique au Mexique, mais aussi les esprits d’une existence en quête d’un lieu autre, et le fantôme de la réalité, celui de nos blessures et de nos illusions, avec une tonalité de magique, indissociable de l’âme mexicaine.

C’est sans doute d’avoir participé à une de ces rencontres féministes au Chiapas, où l’on parla -strictement entre femmes- des violences machistes et des trois mille féminicides annuels au Mexique qu’elle a décidé de franchir le pas et d’écrire son propre témoignage, Triste tigre, ce qui quelque part justifie que je ne le lise qu’après le présent livre.

La Realidad de Neige Sinno, aux Editions P.O.L, en librairie depuis le 6 mars 2025
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On découvre l’existence de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 1er janvier 1994 (qui est le jour de l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain) quand elle prend le contrôle de plusieurs villes et villages du Chiapas, un Etat du sud du Mexique qui est une des régions les plus pauvres du pays et pourtant une des plus riches en terme de biodiversité. Malgré une répression violente le gouvernement ne parviendra pas à éradiquer le mouvement qui fera parler de lui sur la scène internationale. 

Son nom s'inspire du révolutionnaire Emiliano Zapata (1879-1919), et a pour porte-parole le commandant Marcos. Opposés au gouvernement qui dirige le Mexique depuis 1929, tout autant qu’au libre-échange nord-américain, les zapatistes rejoignent la population indigène (en particulier maya). Cette révolte emblématique militait en faveur d’une amélioration des conditions de vie et du droit à l’auto-détermination des peuples autochtones en proposant une forme de démocratie participative. L’usage de l’armée pour écraser le mouvement rend celui-ci sympathique au peuple.

Un cessez-le-feu est conclu le 12 janvier 1994, grâce à l'intervention de l'Église catholique. Mais la trêve ne dure pas. Face à la répression, les zapatistes déclenchent une nouvelle offensive en décembre 1994, occupant 38 communes, dont la ville de Palenque. De plus, ils adaptent leur stratégie afin d'obtenir la sympathie internationale (recours à l'internet, appel aux Organisations non-gouvernementales, opposition à la globalisation et au néo-libéralisme). Le 9 février 1995, le gouvernement d'Ernesto Zedillo met fin aux négociations et lance une offensive afin d'occuper la plupart des villes et d'assassiner Marcos. Elle échoue. Confronté aux pressions populaires et internationales, le gouvernement cesse son offensive et remplace le ministre de l'Intérieur et le gouverneur du Chiapas.

Je me souviens avoir vu des panneaux comportant les slogans zapatisme lors de mon premier séjour dans les Chiapas en 2017. On ne pouvait pas ignorer la situation en lisant :  Vous êtes en territoire rebelle zapatisme. Ici, le peuple donne les ordres et le gouvernement obéit”. Il nous semblait que la prudence était de mise et nous ne nous faisions pas remarquer. Pourtant on ne pouvait qu’adhérer à leurs principes interdisant le trafic d’armes, la plantation de plantes destinées à la drogue, la consommation de drogues et de boissons alcoolisées, comme la vente illégale de bois. Leur slogan Non à la destruction de la nature était tout à fait positif. La disparition de la diversité de ses paysages spectaculaires, montagneux ou couverts de jungle serait une catastrophe pour cette région qui est une des plus importantes en biodiversité au monde.

Malgré tout, et au fil des années, cet Etat subit de plein fouet une escalade de violence liée au trafic de drogue. Frontalier au Guatemala, le Chiapas est devenu une route-clé pour le transport de drogues depuis l’Amérique centrale vers les États-Unis. Il est désormais  une zone grise” abandonnée par les autorités et où des milliers de personnes sont contraintes à fuir le crime organisé.

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