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jeudi 15 mars 2018

Apprendre à lire de Sébastien Ministru

Apprendre à lire est un roman très probablement complètement autobiographique, puisque, dans la vie,  Sébastien Ministru travaille effectivement dans un groupe de presse comme il l’écrit (p. 17) et affiche dans de multiples video regardables sur Youtube des opinions défendant les droits des homosexuels.

Vous me direz que là n’est pas la question. Mais si, parce que le thème principal du livre n’est pas du tout l’apprentissage de la lecture par un analphabète mais plutôt l’exercice de la liberté  sexuelle au sein d’un couple d'homosexuels, j’allais écrire d’un vieux couple, riche de trente années de vie commune qui, avec le temps, a muté en une profonde affection maternelle dont la première des conséquences est une exclusion pure et simple du sexe puisqu’on ne couche pas avec son frère.

Or ce qui m’intéresse, en tant que lectrice, c’est justement l’analyse de la motivation de ce papa à exprimer son désir d'apprendre à lire, et à écrire. J'ai tout autant envie de cerner la difficulté du fils à prendre en charge cette demande, alors que tout de même il travaille dans la communication et que l’écriture est au cœur de son métier (à tel point d’ailleurs qu’il en a fait un sujet de roman) et sa rapidité à se défausser de cet apprentissage sur un jeune homme.

Résumons l'intrigue : Approchant de la soixantaine, Antoine, directeur de presse, se rapproche de son père, veuf immigré de Sardaigne voici bien longtemps, analphabète, acariâtre et rugueux. Le vieillard accepte le retour du fils à une condition : qu’il lui apprenne à lire. Désorienté, Antoine se sert du plus inattendu des intermédiaires : un jeune prostitué aussitôt bombardé professeur. S’institue entre ces hommes la plus étonnante des relations. Le père, le fils, le prostitué. Un triangle sentimental qu’on n’avait jamais montré.

L’essentiel du livre concerne en fait les relations amoureuses (ou pas) entretenue par Antoine avec des affirmations que je trouve dérangeantes parce qu’elles sont personnelles, et non de l’ordre du fictionnel.

Je m’accommode parfaitement de cette abstinence conjugale puisqu’elle est compensée par quelques escapades qui ne dérangent rien ni personne (…) Tomber amoureux est la pire des pertes de contrôle, une mise à genoux de la vie qui n’engendre que mièvrerie et troubles de la concentration. Je n’ai pas vraiment de temps pour ça. (p. 17)

D’une manière générale les propos que Sébastien Ministru met dans la bouche de son personnage principal (vous remarquerez que je lui accorde que ce n'est pas lui) sont si désabusés qu’il est difficile de les approuver même si je sais qu’il est de bon ton de s’extasier.

L'écriture très belle, bien maitrisée (j'allais écrire "méprisée"). L'auteur fait preuve d'érudition, mais il m'a dérangé pour ce qu'il charrie de mépris, de condescendance, de colères : Mon exigence et mon manque de souplesse sont loués par tous comme ma meilleure qualité et mon pire défaut, les deux donnant de moi cette image, pas vraiment paradoxale, d’un grand professionnel antipathique. (p. 18)

Pourtant, en tant que fils, on ne peut pas dire qu'il soit foncièrement mauvais. Il se préoccupe sincèrement de la manière dont son père se nourrit. Son intérêt s'arrête là. Si tu avais été un vrai fils tu m’aurais déjà appris (p. 20). (…) tu serais un meilleur fils mais je serais un meilleur père (…) j’ai trouvé sa demande de lui apprendre à lire et à écrire impudique.

Antoine n'imagine pas une seconde que lire (et écrire) puisse être un désir légitime : il a de son père enfant l’image d’un petit garçon mené à coups de pied au cul pour aller traire les brebis dans la montagne sarde.
- Mais à quoi ça va te servir de savoir lire ?
- A quoi ça va me servir ? Mais à lire. Peut-être que lire, ça fait mourir moins vite. (p. 33)

Les descriptions de la vie en Sardaigne sont ce que j'ai préféré, me donnant l'occasion de faire un voyage par procuration.

Le mépris du fils à l'égard du père est choquant. Il le désigne souvent par le terme de géniteur (p. 59).  Plus loin les femmes seront des femellesL’analphabétisme de mon père ne m’a jamais causé de problèmes (il n’a pas écrit "posé" et comme le livre n’est pas traduit je ne peux pas penser à une erreur, tout au plus un lapsus. Ça l'arrangeait bien que son père ne lise pas ses bulletins de notes, même si ceux-ci étaient excellents). Je n’avais jamais remarqué chez lui un quelconque sentiment de honte car je croyais mon père plus fort que la honte. (p. 23)

Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à mon propre père qui, dans une situation semblable (enfant d'une famille normande de 10 enfants, où l'on parlait le patois, n'est allé que très peu de temps à l'école) a juste eu le temps d'apprendre les rudiments de la langue française. A soixante-dix ans passés il s'est mis en tête de rédiger l'histoire de la famille, qu'il a publiée, chapitre après chapitre sur Internet, et qui a connu un certain succès. Il me sollicitait régulièrement pour l'aider à comprendre le fonctionnement du traitement de texte - comme on disait alors- et j'étais heureuse de le faire. Tout comme le relire pour corriger l'orthographe ... alors que cet autodidacte acharné faisait très peu d'erreurs, mais il n'aurait pas tolérer qu'il en subsiste.

Je me souviens aussi de ma mère, annonçant notre déménagement à sa voisine, et lui promettant de lui écrire. La pauvre femme, catastrophée, avait du avouer qu'elle ne savait ni lire ni écrire. Maman ne s'était pas démontée. Et bien nous allons nous y mettre tout de suite. Elle réussit en quelques semaines à apprendre l'essentiel à cette dame qui devait avoir dans les quatre-vingt ans. Tout cela doit paraitre étrange aujourd'hui mais dans les années soixante, nombreuses étaient les personnes qui n'avaient, comme on dit, pas fait d'études, et bien que la scolarité ait été obligatoire jusqu'à 14 ans. Ma grand-mère maternelle avait du travailler auprès de ses parents dès l'âge de 8 ans.

A son corps défendant Antoine a perdu sa mère très tôt mais il est cultivé -très- et je ne parviens pas à avoir d'empathie pour un homme dont le travail consiste à licencier du personnel (pour lequel il n'a aucun état d'âme, bien au contraire puisque cette tâche est si "épuisante" qu'il s'en va décompresser, c'est son mot, dans les bras d'un prostitué).

Il juge la demande impudique parce qu'il estime que son père avait le devoir de lui apprendre quelque chose, et non l'inverse. Le raisonnement est assez puéril parce que ce père n'a lui-même rien reçu dans son enfance à laquelle il a été arraché pour travailler. Antoine est injuste dans son reproche. Le lecteur a très bien compris que l'absence de transmission ne lui a pas nui, vus sa réussite professionnelle et son niveau social.

Et pour ce qui est de pudeur, rien ne le retient de l'interroger avec ironie : tu veux encore baiser ? (p.67) ou de lui dire (se vanter) qu'il va lui-même voir des prostitués. Il le tacle avec condescendance : puisque monsieur peut déchiffrer cinq lignes dans le journal. (p. 88)

Il n'a pas davantage de respect pour Ron, qui est ce professeur improvisé : le jeune garçon avait découvert la prostitution sur Internet où les choses n'étaient pas aussi glauques que le laissait supposer la grande mythologie du trottoir. (...) Le sexe tarifé semble être une carte de plus à jouer chez les jeunes qui s'y adonnent le temps de mettre un peu d'argent de coté.

Il est insensé de faire l'apologie de la prostitution comme s'il y avait équivalence avec n'importe quel petit boulot.

Comme il est admis qu'on ne peut pas "tout" aimer disons que je n'aime pas ce livre.

Sébastien Ministru, né le 19 février 1961 à Mons, est un journaliste littéraire et un chroniqueur radio belge. Il est actuellement rédacteur en chef adjoint du magazine Moustique. Il est par ailleurs auteur de pièces de théâtre, et a reçu le prix Ex-libris en 2002, récompense belge décernée au meilleur journaliste littéraire. Apprendre à lire est certes un premier roman mais Sébastien Ministru est déjà et depuis longtemps un auteur reconnu ... et primé.
Apprendre à lire de Sébastien Ministru, collection Le Courage dirigée chez Grasset par Charles Dantzig, en librairie depuis le 10 janvier 2018

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