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mercredi 14 mars 2018

La femme rompue d’après Monologue extrait d’un recueil de nouvelles de Simone de Beauvoir

Elle est assise, toute de noir vêtue, dans un de ces vêtements qu'on dit d'intérieur. Le jersey est déformé. Elle soupire, le corps à contre jour, mal à l'aise sur cette méridienne orange vif qui n'a pas l'air assorti. Josiane Balasko s'allonge, nous tourne le dos, une main en l'air, nonchalante ou invitante.

Si le texte raconte une scène qui se déroule dans l'appartement de cette femme, l'espace d'une nuit, le corps exprime autre chose, de l'ordre de l'intime qu'on exhumerait sur le divan d'un analyste. Le corps ... parce qu'aucun son ne sort de sa gorge. Le silence dure, dure, dure. Un mystère épais qui impose le respect au public qui ne tousse pas.

Les cons! J'ai tiré les rideaux.

La voix claque. C'est parti pour une heure de plaintes. Murielle a emmagasiné tellement de colère que cela vire à la haine.

Son premier motif d'agacement est rationnel. Les voisins sont bruyants. Elle ne réussira pas à sombrer ce soir dans un sommeil qui lui est indispensable pour pouvoir aborder la journée du lendemain avec un minimum de conscience. On devinera plus tard quel en est l'enjeu.

Elle voudrait bien être raisonnable. Elle sait qu'il est nécessaire de se reposer mais comment faire dans un immeuble où l'on fait la fête un soir de Réveillon ? Prendre davantage de somnifères ? Son médecin doit craindre qu'elle en abuse ou en détourne l'usage. Il ne lui prescrit plus de comprimés mais des suppositoires. Le public rit parce que oui c'est drôle ... au second degré.

Je redoute les nuits blanches; je suis une forte nature. Ils m'auront pas. Je déteste les fêtes; Rien à foutre !

La femme maugréé toute seule, ressassant le passé. Le texte est extrait d’un recueil de trois nouvelles écrit en 1967 par Simone de Beauvoir, L’âge de discrétion, Monologue et La femme rompue qui donnant son titre à l'ensemble. Ce n'est pas celle-ci qu'interprète Josiane Balasko mais Monologue qui est la seconde. Ceci étant il faut concéder que ce terme là était moins évocateur que celui de La femme rompue qui est toujours celui que les metteurs en scène successifs ont décidé de retenir. En cela Hélène Fillières ne fait pas exception.

Le récit est court. Les phrases sont hachées, directes, sans syntaxe. Elles sont écrites comme elles peuvent avoir été pensées, sans fioriture. C’est le résultat des cogitations nocturnes d’une mère empêchée de chérir ses enfants. Sa fille est morte et elle est pour le moment privée de la garde de son fils. L'audience est pour demain et il y a fort à craindre qu'elle ne soit pas positive pour elle.

Murielle tempête. Elle en veut à la terre entière. A commencer par sa mère dont elle a reçu des baffes à travers la gueule au motif qu'elle préférait son frère. Elle en est jalouse, elle l'admet volontiers : je suis vraie, je joue pas le jeu. Ça les fait gueuler. J'étais propre, pure, intransigeante. Je ne triche pas.

Les mots orduriers se bousculeront toute la soirée : bordel, merde, tantouze, la queue en l'air, le foutre, vicelard, raquer, cet enflé, baise, bonne femme. Il faut resituer le texte dans le contexte qui, même juste après la révolution de 68 était purement provocateur. Mettre dans la bouche d'une femme un vocabulaire réservé aux hommes, c'était osé.

Le personnage parle vite, avec énergie. On dirait d'elle aujourd'hui qu'elle est cash. J'ai entendu dans le public des réactions outragées ne supportant pas sa manière de cracher du venin. Pourtant je l'ai trouvée touchante à plusieurs reprises, par exemple quand elle nous confie qu'elle aurait bien mérité qu'on l'aime.

On la sent allergique à tout. Elle se relève, s'assoit, ne tient pas en place. Je ne supporte plus grand chose, reconnait-elle.
Elle est drolissime quand elle explique son aversion pour les vacances en groupe. C'est toujours moche la pauvreté, mais en voyage ! Je suis pas snob mais partager les chiottes, ... la fraternité de la merde ... A quoi ça rime de se balader seule ?

A peine commence-t-on à sourire, et à nous détendre que le personnage en rajoute une louche ... et la vulgarité reprend de plus belle : je m'en torche ! La télé aussi quelle bande de cons (les spectateurs se laissent aller eux aussi, ça fuse dans les rangs, à gauche comme à droite). Elle s'en prend maintenant au plombier qui la mène en bateau depuis 15 jours (la voici presque sympathique, je partage ce souci avec elle, sauf que moi ça fait des semaines que ça dure et je conserve mon calme).

On la sent à bout d'arguments. Elle cherche à nous convaincre, c'est certain, à coups de phrases toutes faites ... l'injustice me rend folle, ... je ne suis pas une hystérique, ... je suis trop sentimentale, ... je veux qu'on me respecte, ... si on avait su m'aimer j'aurais été la tendresse même, ... on a assez profité de moi !

Elle dérape, aucun doute là-dessus : Je ne suis pas raciste mais je m’en branle des Bicots, des Juifs, des Nègres juste comme je m’en branle des Chinetoques, des Russes, des Amerlos, des Français. Je m’en branle de l’humanité (le public rit), qu’est-ce qu’elle a fait pour moi je me le demande. S’ils sont assez cons pour s’égorger, se bombarder, se napalmiser, s’exterminer, je n’userai pas mes yeux à pleurer. Un million d’enfants massacrés et après? Les enfants, ce n’est jamais que de la graine de salauds ça désencombre un peu la planète, ils reconnaissent qu’elle est surpeuplée, alors quoi? Si j’étais la terre, ça me dégoûterait toute cette vermine sur mon dos, je la secouerais. Je veux bien crever s’ils crèvent tous. Des gosses qui ne me sont rien je ne vais pas m’attendrir sur eux. Ma fille à moi est morte et on m’a volé mon fils.

Et puis elle change de registre, testant son pouvoir à attendrir en revenant sur les circonstances de la mort de sa fille : il sera toute ma vie deux heures de l'après-midi, ... si j'avais été l'embrasser cette nuit en rentrant, ... si une fille se tue, la mère est-elle coupable ?

Elle crie sa souffrance, voulant que son fils revienne vivre auprès d'elle : j'en ai mare, mare, mare, ... j'ai peur demain. Elle promet la lune : je ferai de Francis un gosse bien. Elle concède : oui j'étais un peu difficile mais ...

La solitude l'a rongée comme la rouille sur une tige de fer. Les éclairages changent au fil de la soirée, donnant l'illusion du temps qui passe. Elle est maintenant assise : non je ne deviendrai pas folle. Ils n'auront pas ma peau.

Sa voix est presque une rivière de larmes. Elle est troublante, mise à nue : ... Mon Dieu ! Faites que vous existiez ! Faites qu'il y ait un ciel et un enfer je me promènerai dans les allées du paradis avec mon petit garçon et ma fille chérie et eux tous ils se tordront dans les flammes de l'envie je les regarderai rôtir et gémir je rirai je rirai et les enfants riront avec moi. Vous me devez cette revanche mon Dieu. J’exige que vous me la donniez.

Elle s'est levée. C'est terminé.

Le rôle va comme un gant à Josiane Balasko qui, seule en scène pour la première fois, peut exprimer toute la palette dont on la sait capable. Elle transmet naturellement la violence et l'énergie de son personnage. Certains y verront un monstre ordinaire. On a le sentiment que l'actrice la comprend et la défend. Elle réussit le tour de forces de rentrer dans le jeu de Murielle qui veut nous persuader qu'elle est une femme bien, alors qu'elle est dans le déni de l'origine de tous ses malheurs.

Hélène Fillères a respecté le souhait de Simone de Beauvoir : J’ai choisi un cas extrême : une femme qui se sait responsable du suicide de sa fille et que tout son entourage condamne. J’ai essayé de construire l’ensemble des sophismes, des fuites par lesquels elle tente de se donner raison. […]. Pour récuser le jugement d’autrui, elle enveloppe dans sa haine le monde entier. Je voulais qu’à travers ce plaidoyer truqué le lecteur aperçût son vrai visage.
La Femme rompue, d’après Monologue extrait d’un recueil de nouvelles de Simone de Beauvoir.
Création le 7 décembre 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord
Mise en scène Hélène Fillières
Avec Josiane Balasko
Scénographie Jérémy Streliski
Lumières Eric Soyer
Jusqu'au 28 avril 2018
Du mardi au samedi à 19h00
relâche exceptionnelle le mardi 10 avril
Au Théâtre Hébertot
78 bis boulevard des Batignolles
75017 Paris
Réservations 01 43 87 23 23

La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Pascal Victor

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